CHAPITRE X
Mercredi 29 juin, après-midi
Comme chaque jour, un homme quelconque, vêtu de façon quelconque, arpentait en claudiquant les couloirs de la préfecture de police. Quelques années auparavant, alors qu’il exerçait la profession d’agent de la sûreté, un voleur à l’esbroufe lui avait brisé le tibia. Plus question de filatures ni d’interpellations. Muté au Bureau des recherches dans l’intérêt des familles, Isidore Gouvier s’y était morfondu presque cinq années. Après avoir donné sa démission, il était devenu enquêteur privé avant de proposer ses services au Temps. Marius Bonnet l’avait convaincu de participer à l’aventure du Passe-partout.
Isidore Gouvier fréquentait peu les autres journalistes qu’il jugeait trop blasés, trop cyniques, trop imbus de leur personne. Rien ne le rendait remarquable et l’on pouvait s’étonner qu’il fût toujours mieux renseigné que quiconque. L’explication était simple : jamais pressé, imperturbable, perspicace, il se trouvait invariablement au bon endroit au bon moment.
Ce 29 juin, il marchait d’un bureau à l’autre, le nez enfoui dans un mouchoir à carreaux chargé d’étouffer ses éternuements. Le rhume des foins dont il souffrait tous les ans à la même époque avait encore frappé. Boitillant et reniflant, Isidore Gouvier attendait patiemment qu’un cocher de fiacre nommé Anselme Donadieu pousse l’avant-dernière porte au fond du couloir, au deuxième étage de la préfecture.
Le Passe-partout était fermé. Sur la porte, un mot griffonné au crayon : Isidore, retrouve-nous au Jean Nicot.
Déçu de ne pouvoir accéder aux journaux, Victor n’eut pas de mal à repérer le café, tout proche de la galerie Véro-Dodat. À la terrasse étaient assis devant des apéritifs Marius, Eudoxie, Antonin Clusel et Tasha, ainsi que deux ouvriers typographes installés un peu à l’écart.
— Victor ! s’écria Marius en l’apercevant. Viens trinquer avec nous !
— À quoi buvez-vous ? demanda-t-il en adressant un bref salut aux membres de l’équipe et un regard prolongé à Tasha.
— Au succès de nos articles « Une journée à l’expo avec Brazza », et à notre prochain invité, Charles Garnier, architecte de l’Histoire de l’habitation humaine, qui nous a confirmé tout à l’heure son accord. Nous placerons en épigraphe un de ses nombreux calembours qui colle parfaitement à notre journal :
Le canard bas avait donc l’avantage
Que le canard haut n’avait.
« Le Figaro en fera des gorges chaudes. Antonin commence les interviews demain, Tasha l’accompagne. Au fait, très réussie, ta chronique, tu m’en donneras une autre ?
Victor, qui venait de commander un vermouth cassis, fronça les sourcils.
— Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir. J’ai une vague idée concernant les romans qui traitent du crime et des assassins. Qu’en penses-tu ?
Marius lui jeta un coup d’œil surpris.
— J’ignorais que tu t’intéressais à ce genre de littérature.
— Ce genre de littérature remonte à la nuit des temps, souviens-toi des Atrides, répliqua Victor en dévisageant Tasha, qui baissa la tête.
— Ne trouvez-vous pas qu’il y a assez de violence dans la vie ? Songez aux guerres, ou tout simplement aux faits divers crapuleux, comme les refroidis de l’expo, remarqua Antonin Clusel.
— Ces morts, ça vous tourne les sangs, mais ça vous pimente aussi l’ordinaire en vous obligeant à vous poser certaines questions, dit Eudoxie avec un sourire en coin à l’intention de Marius.
— Les enfants, n’oubliez pas que pour l’instant nous n’avons pas la moindre certitude qu’il s’agisse d’assassinats, hormis cette lettre anonyme qui peut être l’œuvre d’un malade. Ces dernières années, plusieurs réclamations ont été adressées à la préfecture de police. Il y a un grand nombre de ruches sauvages dans Paris, surtout au voisinage des raffineries de sucre. Les ateliers, les logements, les jardins sont infestés d’abeilles, de sorte que le préfet vient d’interdire l’apiculture à l’intérieur de la capitale. Beaucoup de gens ont été piqués, et pas qu’une fois. On signale des cas d’épilepsie chez de jeunes enfants, certains adultes peuvent faire des convulsions, quelquefois la piqûre déclenche des troubles de la vue et…
— Mais tu te contredis, objecta Antonin Clusel, tu disais…
— Oh, je disais, je disais, il faut bien dire quelque chose pour faire monter les tira…
Marius s’arrêta, les yeux fixés sur le trottoir opposé.
Hors d’haleine, Gouvier traversa pour se précipiter vers le Jean Nicot.
— J’en ai plein ma hotte ! Préparez vos plumes : il y a un autre macchabée !
Des exclamations accueillirent cette nouvelle. Satisfait, Gouvier reprit :
— On l’a découvert en début d’après-midi, dans un fiacre, raide mort. J’ai cuisiné le cocher à sa sortie de la préfecture, j’étais seul sur le coup, nous avons l’exclusivité, jusqu’à preuve du contraire, alors faut affoler !
— Eudoxie, crayon, bloc, tu transcris. Qui ? Demanda Marius.
Gouvier se moucha, consulta ses notes éparpillées.
Agacé, Antonin l’observait en pianotant sur le bord de la table.
— Ostrovski Constantin, russe, grosse fortune, très ,rosse fortune…
Victor avala de travers son vermouth cassis. Assassiné. Toute son attention se concentrait sur cette incroyable révélation. Mort, Ostrovski faisait un bien piètre coupable. Son hypothèse tombait. Retour à la case départ. Il coula un regard du côté de Tasha. Les jointures de ses mains posées sur son carton à dessin étaient devenues blanches. Gouvier continuait posément à décrypter ses bouts de papier.
— Connu des marchands d’art. À première vue, crise cardiaque. Ça a un petit air de famille avec les morts précédents, sauf que cette fois il y a un suspect. Le cocher, qui faisait le pied de grue place Maubert, a chargé un client pour le parc Monceau. Arrivé là, un second zig – Ostrovski – l’a rejoint, direction les magasins du Louvre. Le premier client est descendu et le cocher a continué jusqu’au Champ-de-Mars, entrée de l’expo côté quai de Passy. La course avait été réglée d’avance. le cocher s’appelle Anselme Donadieu, un nom prédestiné. Soixante-cinq ans. Habite Ivry.
Victor ne quittait pas Tasha des yeux. Elle nouait et dénouait nerveusement les cordons de fermeture du carton à dessin.
— Ostrovski, vous écrivez ça comment ? s’enquit Eudoxie penchée sur son bloc.
— Comme ça se prononce, avec un i.
— Que dit la police ?
— S’en tient à la version « abeille ». Mon contact est à la coule, il m’a passé le tuyau. Pour l’instant rien ne filtre, aucune déclaration à la presse, seulement ça s’agite dans les couloirs, tout le monde est sur les dents. Mais d’après mon contact, ils n’ont pas de piste sérieuse, ils cherchent à gagner du temps.
Gouvier termina son laïus par un éternuement retentissant.
— Je n’en démords pas, ce sont des meurtres. affirma Antonin. Lecacheur le sait, n’oubliez pas que c’est un adepte de la méthode Goron.
Victor, qui s’apprêtait à boire, suspendit son geste.
— Goron ?
— Le chef de la sûreté. Quand Paris s’éveille sur l’annonce d’une mort suspecte, il lui faut immédiatement un coupable. Dans cinq jours, le 4 juillet, sur le môle de Grenelle, on va inaugurer une réduction de la statue de la Liberté offerte à la ville de Paris par la colonie américaine en signe d’amitié. Ce serait dommage de gâcher ce moment historique avec des affaires sordides, n’oubliez pas que John Cavendish était citoyen des États-Unis, donc : silence total aux avant-postes. Les policiers enquêtent en sourdine et font avaler des canards à la presse. Une fois de plus ce brave Lecacheur incrimine les abeilles –, des abeilles. je vous demande un peu ! –, mais, je le répète, ce sont des meurtres.
— Sans blessures apparentes ? s’étonna Victor.
— Oh, on peut facilement empoisonner quelqu’un à l’aide d’une seringue ou d’une aiguille si on s’y prend bien ! grommela Gouvier. Rappelle-toi, Antonin, l’histoire que tu nous as racontée l’année dernière.
— Quelle histoire ?
— Tu sais bien, celle de l’Espagnole.
— Qu’est-ce que l’Espagne vient faire là-dedans ? Ton rhume des foins te monte au cerveau.
Gouvier se moucha de nouveau, avala une gorgée de bière.
— Ça s’est passé à Séville il y a une cinquantaine d’années. La femme s’appelait Catalina, elle était éprise d’un bel hidalgo qui repoussait ses avances. Elle avait le sang chaud, elle lui a planté dans le bras son épingle à chapeau enduite d’une substance vénéneuse, un extrait d’ellébore blanc, je crois.
— Il est mort ?
— Elle avait frappé à travers la manche du vêtement, les couches de tissu ont absorbé une partie du poison, le type s’en est tiré de justesse après plusieurs jours de coma.
Marius ricana.
— La Belle au bois dormant, version moderne.
— Si tu veux. Mais nos morts de l’expo ont moins de chance, ils ne fêteront pas la nouvelle année.
— On tire une spéciale ! s’écria Marius. Ça va faire du bruit à la sortie des théâtres ! Allez, zou, tout le monde en place !
Les deux typos se levèrent et s’éloignèrent. Marius prit le bloc des mains d’Eudoxie et commença à rédiger son article. Flegmatique, Gouvier déplia un autre bout de papier.
— En ce qui concerne le témoignage du cocher, c’est noté là-dessus. Il n’a pas vu le visage de son premier client : soleil dans l’œil. Il l’a pris pour un Angliche : grand chapeau, macfarlane, gants. Ça l’a étonné à cause de la chaleur.
— C’est tout ?
— L’Angliche n’a pas prononcé une parole, l’itinéraire était inscrit sur une feuille. Point final.
— C’est curieux, ça vient juste de me revenir, dit pensivement Victor. Le mois dernier, une de nos clientes a rapporté qu’un homme avait été piqué par une abeille, un chiffonnier je crois, et qu’il en était mort. Mais un autre biffin, sur place au moment du drame, a juré ses grands dieux que son copain avait été empoisonné, et pas par du venin d’insecte.
— Qui ? Où ? demanda Antonin.
— Cela m’échappe. Sur le moment je n’y ai prêté aucune attention, on entend tellement de propos dans une librairie.
De nouveau Victor épiait les réactions de Tasha. Mais elle demeurait recroquevillée, coudes sur la table, menton dans les mains.
— Je sais, marmonna Gouvier. C’était le jour de l’arrivée de Buffalo Bill.
Plongé dans sa rédaction, Marius releva lentement la tête.
— Écoutez, les enfants, j’essaie de me concentrer sur mon texte, de quoi parlez-vous ?
— Rien, rien, ça n’a aucun rapport, enchaîna Gouvier. Comme il se devait j’ai mené ma petite enquête, le type était malade, très malade, le cœur. Ça ne pardonne pas. Il avait passé dix ans en Nouvelle-Calédonie, ancien communard. J’ai causé avec le médecin qui l’a examiné.
— Voilà, j’ai fini ! s’exclama Marius. « UN CRIME EN SAPIN », pas mal, non ?
— Bien trouvé, patron, approuva Antonin en parcourant l’article, mais vous nous l’avez dit, pas de preuves, alors je suggère d’adopter un ton plus neutre. il faut se méfier des coups de fouet en retour.
— Bah, je me suis contenté de relater les faits. Au boulot !
Ils repoussèrent leurs chaises, défroissèrent leurs vêtements. Seule Tasha demeura assise.
— Qu’est-ce qui ne va pas, ma poulette ? lança Marius.
— Ça doit être le soleil, je… j’ai un léger vertige, je vous rejoins dans cinq minutes.
— Pas question : tu rentres chez toi et tu te reposes, nous avons trop besoin de ta présence à l’expo. Je peux me passer d’un dessin ce soir, tu n’auras qu’à m’en pondre un pour l’édition suivante. Ah, ces bibis à fleurs, ajouta Marius en montrant le chapeau de Tasha, c’est décoratif mais question protection c’est zéro !
Pendant que Tasha les quittait d’un pas hésitant, Victor prit congé de l’équipe.
— Va pour les romans à l’encre rouge, mais dépêche-toi de me rédiger quelque chose ! cria Marius en partant.
Où était-elle ? Là-bas, devant la boulangerie. Un instant il fut tenté de la suivre, mais il avait besoin d’être seul pour ruminer les informations nouvelles. Marcher lui ferait du bien.
Il descendit sans se presser jusqu’à la rue de Rivoli, longea les magasins du Louvre qui affichaient les soldes et occasions de l’été. Beaucoup de monde sur le trottoir. Derrière une vitrine consacrée aux articles de voyage, un mannequin masculin coiffé d’un casque colonial fixait les badauds d’un œil sans expression. Victor laissa la place à un groupe d’hommes-sandwichs, harnachés de placards publicitaires qui recouvraient leur poitrine et leur dos. Il lut machinalement
LA GRANDE REVUE PARIS
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10 et 25 de chaque mois
DIRECTEURS : ARSÈNE Houssaye
& ARMAND SILVESTRE
Poli…
Saint-Pétersbourg. Un visage gras et avantageux se superposa à celui du mannequin. Constantin Ostrovski le dévisageait d’un air narquois. Curieux, tout de même… Ostrovski avait rendez-vous avec son assassin. Un familier ? Un complice ? Ce complice l’avait-il éliminé parce qu’il en savait beaucoup trop et devenait compromettant ? À envisager. Les petits pots, sur la crédence, que contenaient-ils ? Du curare ? « je sens que je tiens quelque chose… Des preuves. As-tu des preuves ? La police raffole de ce genre d’article. La police ! Cet inspecteur, quel est son nom ?… Lecacheur ? Lecacheur est sur une piste, il ne tardera plus à établir un lien entre les signataires du Livre d’or, il remontera jusqu’à Kenji, Tasha… et moi !. J’ ai laissé ma carte de visite chez Ostrovski. »
Ses tempes battaient le rappel, son front était brûlant. Il traversa la chaussée, rejoignit le jardin des Tuileries et se laissa tomber sur une chaise. S’accorder un répit, se reprendre physiquement et moralement. À quoi rimait tout cela ? Qui soupçonnerait un libraire en cheville avec un collectionneur ?
Il se massa la nuque. Son front était brûlant. Son imagination travaillait à toute allure. Kenji était compromis, Tasha également. Une femme pouvait aisément perpétrer cette sorte de meurtre, l’Espagnole dépitée de Gouvier l’avait prouvé. Une simple aiguille à chapeau ! Facile de frapper sa victime aumilieu d’une foule, il suffit de provoquer une bousculade. Tout à coup ma tante a crié « aïe ! ».
Ces paroles, c’était la nièce d’Eugénie Patinot qui les avait prononcées… La petite sainte nitouche avait ajouté : Quelqu’un est tombé sur elle, c’était rigolo.
Quelqu’un. Homme ou femme ?
Retourner avenue des Peupliers.
Kenji marqua un temps de pause devant la librairie. À travers la porte vitrée il aperçut Joseph aux prises avec trois clients. Il entra discrètement et lui adressa un petit signe.
— Où est M. Legris ?
— Aucune idée, je ne suis pas voyante extralucide, il va, il vient, il a la danse de Saint-Guy, répondit Joseph d’un ton maussade.
— Est-il rentré déjeuner ?
— Il déteste le cassoulet en été, et je le comprends. Il s’est bouclé dans la réserve, puis il est monté, savoir s’il est redescendu… Je me suis absenté cinq minutes pour aller chercher des pommes chez maman. Dites, Monsieur Mori, vous devriez le raisonner, parce que je ne peux pas à la fois être à la ville et aux champs.
— Et ce matin, à l’ouverture, vous l’avez vu ?
— Non, quand il veut prendre la poudre d’escampette, il file à l’anglaise par l’escalier de l’immeuble, je connais le truc. Eh, vous n’allez pas me laisser, vous aussi !
— Je reviens, occupez-vous des clients, dit Kenji gravissant les marches.
Il longea le corridor qui séparait les deux appartements, jusqu’à la porte d’entrée ouvrant sur le premier palier de l’immeuble. Naturellement, encore une fois, Victor s’était contenté de la claquer sans fermer à clé. Il enclencha les deux verrous dans leurs gâches puis il entra chez Victor. La chambre à coucher offrait un désordre inhabituel. Les rideaux étaient à moitié tirés, le lit défait, les vêtements semés à travers la pièce. Il remarqua un rectangle coloré appuyé contre la pendule sous globe, un nu à l’huile d’une jeune femme rousse qu’il reconnut aussitôt avec déplaisir. Il s’apprêtait à sortir quand son regard effleura le bureau. Le cylindre était ouvert. À côté d’un panier débordant de courrier en vrac : réception et expédition, il avisa, posée sur un dictionnaire, une enveloppe bleue portant l’inscription : Photos prises le 24 juin à l’expo coloniale. Il tendit la main, souleva le rabat, sa manche heurta un objet sombre qui valdingua sur le tapis. Il se baissa, ramassa un carnet de commandes. Sur la première page il lut : R.D.V. J.C. le 24-6 Grand Hôtel chambre 312 suivi d’une ligne de points d’interrogation. Il tira le fauteuil et s’assit.
Il était seize heures passées quand Victor sonna à la grille des Nanteuil. Une grosse femme au visage blême vint lui ouvrir, il reconnut Louise Vergne.
— Encore vous ! Si c’est pas malheureux, sortir de terre une chrétienne et la découper en morceaux, quand je pense que vous êtes payés pour cette sale besogne, vous devriez avoir honte, pire que des cannibales !
— Je ne comprends rien à ce que vous dites.
— Vous êtes sûr que vous en faites partie ?
— De quoi ?
— De la police ! Parce que si vous en étiez vraiment, vous seriez au courant pour l’autopsie Elle s’était reculée pour mieux le jauger.
— Ah, ça ! Bien sûr, l’autopsie, grogna-t-il. Je croyais que vous faisiez allusion à un nouvel assassinat !
— Pourquoi ? Y en a eu d’autres ?
— Ma foi… je ne peux rien dire officiellement, mais officieusement…
— Pendant l’office ! Oh, y a plus de respect pour rien ! Tuer dans une église !
— Euh… ne le répétez surtout pas. J’aimerais m’entretenir un instant avec Mlle Rose,
— Comptez là-dessus et buvez de l’eau. Cette grande perche a rendu son tablier en déclarant qu’elle ne resterait pas une minute de plus dans une maison où on déterrait les morts du cimetière pour examiner leurs entrailles ! Alors les Nanteuil ont supplié les Le Masson de me prêter pour quelques jours, le temps de trouver une autre gouvernante, et j’ai dit oui. Mme de Nanteuil est cloîtrée dans sa chambre, elle ne reçoit personne.
— En ce cas… serait-il possible que je voie sa fille ?
— Qui ? Pas Marie-Amélie, tout de même
— C’est un témoin capital.
— Ben vous, vous reculez devant rien. Interroger une gamine…
— Je n’en ai que pour cinq minutes, et vous pouvez écouter.
Louise Vergne s’empressa d’aller appeler Marie-Amélie, qui arriva bientôt, munie d’une tartine, les joues barbouillées de confiture.
— Je vous ai déjà tout raconté l’autre jour.
— Oui, à un détail près. Vous m’avez dit qu’au moment où votre tante avait été piquée par une abeille, quelqu’un était tombé sur elle, cela vous a fait rire.
— M’étonne pas de cette petite, marmonna Louise Vergne,
— C’est très important, prenez le temps de réfléchir. Était-ce un monsieur ou une dame ?
Marie-Amélie fronça les sourcils. Un moucheron vint se poser sur sa tartine, qu’elle secoua.
— J’en sais rien, moi… Je crois bien que c’était un monsieur… Oui, c’est ça, c’était un monsieur ! Je peux m’en aller ?
Elle regagna la maison en courant. Louise Vergne hocha la tête.
— J’ l’ai toujours su, que sous ses dehors bégueules, l’Eugénie aguichait les hommes !
L’avenue des Peupliers prit tout à coup un air de fête : si la petite disait vrai, si c’était un homme qui avait bousculé Patinot, Tasha était innocente… Victor ressentit un bref soulagement, avant de comprendre qu’en ce cas Kenji endossait de nouveau le rôle du suspect numéro un.
À peine entré dans la librairie, il se sentit pris au piège. Assises comme dans une salle d’attente, trois personnes levèrent les yeux vers lui. Sur son escabeau Joseph, qui ficelait un paquet de livres, grimaça un sourire gêné. À son bureau Kenji, le porte-plume figé, redressa les épaules, tandis qu’une femme blonde tassée sur une énorme malle bondissait sur ses pieds.
— Odette, murmura-t-il avec consternation.
— Mon canard, tu avais pourtant promis de… Kenji ne lui laissa pas le temps d’achever.
— Alors, et cette salle de ventes, vous avez réussi à emporter l’affaire ?
— Oui, ça n’a pas été sans mal, c’est la raison de mon retard, répondit Victor, saisissant la balle au bond.
— Mon canard, salle des ventes ou pas, tu devais me conduire à la gare, ça fait une heure que je suis là. je vais rater le train pour Houlgate. Tu as oublié !
Furieuse, Odette faisait les cent pas devant la malle qu’elle frappait régulièrement du bout de son ombrelle, faute de pouvoir s’en prendre à Victor.
— Je n’ai pas oublié, je maîtrise parfaitement la situation. Nous avons amplement le temps, dit celui-ci de son ton le plus posé en consultant sa montre. Joseph va aller nous chercher un fiacre.
Trop heureux d’échapper à l’orage, Jojo abandonna son paquet mal ficelé et se précipita dehors.
— Y a-t-il au moins un endroit où je puisse me repoudrer ? demanda Odette en reniflant. Ton Chinois ne m’a même pas proposé un rafraîchissement, ajouta-t-elle à voix plus basse.
— Oui, au premier, à gauche, la pièce du fond. Kenji attendit qu’elle eût monté en maugréant l’étroit escalier pour déclarer :
— J’ai rarement vu personne plus désagréable, elle a fait fuir deux clients. Assurez-vous qu’elle grimpe dans le bon train, il serait dommage de priver la côte normande d’une si charmante visiteuse…
— Vous ne l’aimez pas beaucoup, constata Victor en retenant un sourire.
— Il semble que ce soit réciproque. Je m’absente moi aussi, un imprévu.
— Où allez-vous ?
— À Londres, pour deux jours. Je pars ce soir. L’émotion rendit Victor muet quelques secondes.
— Mais qu’est-ce que vous allez faire à Londres ?
— Affaires privées. Vous avez les vôtres, ajouta-t-il avec un mouvement du menton vers l’étage, j’ai les miennes.
— Rien de grave, j’espère ?
— Non, tout va bien, pourquoi ?
— Une idée… Vous semblez soucieux depuis quelque temps.
— Puisque vous y faites allusion, je vais vous dire ce qui me tracasse : c’est vous.
— Moi ?
— Vous êtes constamment absent, Joseph et moi ne pouvons suffire à tout. J’ai l’impression que cette librairie a cessé de vous intéresser.
Pas du tout, il se trouve au contraire que j’ai eu estimer pas mal de bibliothèques, comme vous, ailleurs…
Ils s’écartèrent l’un de l’autre. Victor pensa qu’ils se querellaient à la manière d’un vieux couple. Joseph rentra en criant
— La voiture de Madame est avancée !
La robe d’Odette froufrouta dans l’escalier. Le cocher chargea la malle sur son épaule. Victor voulut serrer la main de Kenji mais il était déjà retourné à son bureau et s’adressait à Joseph
— Faites la livraison tout de suite, je fermerai.
Pendue au bras de Victor, Odette ne cessa de le bécoter jusqu’à ce qu’ils aient pris place dans le fiacre, où elle se pelotonna contre lui.
— Vrai de vrai, mon canard ? Tu n’avais pas oublié ?
— Bien sûr que non, je me prépare à ton absence depuis des jours.
— Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir
Il effleura sa tempe d’un baiser distrait en se demandant pourquoi Kenji partait si précipitamment pour Londres.
Plaquée sous le porche d’un immeuble, Tasha regarda le fiacre s’éloigner vers la Seine. Elle demeura songeuse un long moment après qu’il eut disparu, puis remonta la rue vers la librairie Elzévir. Kenji s’apprêtait à fixer les contrevents de bois. Ils s’immobilisèrent tous deux, se dévisageant à travers la vitrine.
Affichant triste mine tout en fredonnant Le Chant du départ, Victor vit un visage éploré penché à la portière, lut sur ses lèvres un dernier « Quand viendras-tu, mon canard ? » englouti par le hurlement de la locomotive. Puis tout disparut dans un nuage de fumée. La Normandie ne serait pas frustrée : Odette était en route pour Houlgate.
Sur le quai encombré de bagages, il arrêta un crieur de journaux pour lui acheter l’édition spéciale du Passe-partout. En première page se déployait un gros titre : UN CRIME EN SAPIN.
Il lut l’article en marchant. Quand il sortit de la gare Saint-Lazare, les réverbères s’allumaient. Il décida de se rendre à pied chez Tasha.
Une foule bruyante et pressée emplissait le hall de la gare. Des porteurs revêtus de l’uniforme de la Compagnie du Nord faisaient la navette entre les départs grandes lignes et la file de fiacres stationnés place de Douai. Adossé au mur près du guichet des renseignements, Kenji déplia l’édition spéciale du Passe-partout.
UN CRIME EN SAPIN
LES ABEILLES TUEUSES
FONT UNE NOUVELLE VICTIME
« Un collectionneur bien connu des marchands d’art, M. Constantin Ostrovski, succombe dans un fiacre à quelques centaines de mètres de la tour Eiffel. »
L’article rappelait que deux autres personnes étaient mortes en huit jours dans des circonstances analogues. La police se refusait à toute déclaration. Suivait le témoignage d’un cocher qui avait découvert le corps.
Kenji n’en lut pas davantage, il attrapa son sac, y glissa le journal. Un commis à casquette galonnée sur laquelle se détachait Interprète en lettres d’or lui proposa ses services. Il refusa, se ravisa et lui murmura quelques mots en le gratifiant d’un pourboire. L’homme s’éloigna, et reparut peu de temps après porteur d’un papier. Kenji l’empocha, consulta l’horloge : 22 h 15. Il se fraya un chemin vers le bureau des télégraphes et rédigea un message.
Empêchement imprévu. Viendrai semaine prochaine. Love, Kenji. Miss Iris Abbott tare of Mrs. Dawson, 18 Charing Cross Road, London.
Il tendit son formulaire à l’employé en précisant « urgent », paya, quitta la gare et remonta le boulevard Denain jusqu’à l’Hôtel du Chemin de fer du Nord.
À la réception il présenta le papier remis par l’interprète.
— On m’a réservé une chambre, dit-il.
La concierge, une petite femme au visage de belette, alpagua Victor au seuil de sa loge.
— Hé, vous allez où à c’t’ heure ? Je suis responsable de tout ce qui entre et sort, moi !
Il grimpa quatre à quatre. Sur le palier du sixième il se pencha au-dessus de la rampe. La nuit envahissait les étages, noyait le corridor vide.
Elle était là, de l’autre côté du mur, quatrième porte à droite. Il écouta, silence. Il avait pourtant cru percevoir une brève course de pieds nus sur le parquet. Il attendit, l’espoir au cœur. Elle allait tirer le verrou, il l’obligerait à le regarder en face, à lui dire si oui ou non… mais peut-être était-elle occupée à jouer avec un autre ? Une vague de jalousie le submergea et le laissa pantelant devant le paillasson. « Je ferais mieux de m’en aller avant de perdre mon sang-froid. Elle n’est pas encore rentrée, oui, c’est ça. » Cette pensée l’apaisa. Il heurta rudement le bord de la fontaine et poussa un grognement. Une porte qui s’ouvre. Un halo de clarté.
— Monsieur Legris ? Vous ? Je vous croyais…
La femme était bien réelle, tout près, si près… La fontaine faiblement éclairée par la fenêtre à tabatière sembla s’estomper, les murs s’effacèrent. Elle portait une robe de nuit à col montant qui épousait sa silhouette. Il hésita, bégaya :
— Tasha… J’étais inquiet… Vous êtes partie si vite du café tout à l’heure, vous… Vous n’êtes pas malade ?
— Seulement fatiguée. Je travaille quatorze heures par jour.
— Vous allez prendre froid.
— Il fait une chaleur infernale !
— Le carrelage…
Les yeux baissés au sol, il fixait ses chevilles. Il s’avança brusquement, voulut la saisir par l’épaule. Elle bondit en arrière.
— Non ! souffla-t-elle.
Il se figea. Se doutait-elle de l’effort qu’il faisait pour résister au désir de la toucher ? Elle glissa devant la lampe à pétrole posée sur la table. L’espace d’une seconde, il vit nettement les courbes de son corps à travers le tissu léger.
— C’est vous qui êtes malade ! s’écria-t-elle en reculant à ]’intérieur.
Il se rapprocha d’elle jusqu’à sentir l’odeur de sa peau.
— Vous le connaissiez ! Vous me l’avez dit, murmura-t-il.
— Qui ?
— L’homme qu’on a trouvé mort dans un fiacre. Ostrovski.
Elle eut une expression inquiète.
— Je l’ai croisé plusieurs fois, et alors ? Vous aussi vous le connaissez, vous aviez rendez-vous avec lui chez Volpini hier soir !
— Simplement croisé ? Vous êtes sûre ?
— Comment osez-vous ?
Il posa un doigt sous son menton, la forçant à relever la tête.
— Quand l’avez-vous croisé pour la dernière fois ?
Elle se dégagea d’un mouvement sec.
— Il y a deux jours je suis allée lui livrer un travail qu’il m’avait commandé. Des croquis de Peaux-Rouges. Pourquoi ces questions, vous renseignez la police ?
Sa mort est suspecte, tôt ou tard la police voudra connaître la nature de vos relations avec lui. Vous étiez à la gare des Batignolles le jour de l’arrivée de Buffalo Bill ?
Décontenancée, elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Quel rapport ? Pensez-vous qu’il y ait un lien entre cette affaire et celles de l’expo ? Est-ce pour cela que vous en avez parlé au café ?
— Étiez-vous aux Batignolles ?
— Oui, Marius m’y avait envoyée pour le journal.
— À moins que ce ne soit Ostrovski.
— Vous passez les bornes !
Feignant de ne pas entendre, il ferma la porte. Jouait-elle la comédie ? Trop de véhémence dans ses réponses, pas assez de conviction.
— Ce chiffonnier, vous avez assisté à sa mort ?
— Non. Je l’ai vu tomber, j’ai cru qu’il avait un malaise, j’ai eu le temps de faire un croquis avant l’arrivée des sergents de ville. Il y a eu une bousculade, je suis partie. Je ne me complais pas dans les spectacles morbides !
Pâle de colère, elle le défiait. Soudain, elle comprit.
— Ma parole, vous me suspectez ! Êtes-vous en train de m’accuser d’avoir assassiné tous ces gens ? Gouvier vous l’a pourtant dit, le chiffonnier était malade, le cœur. Qui vous a mis ces idées en tête ? Clusel ?
— Je n’ai pas eu besoin de lui, grommela-t-il en se détournant pour ne pas se laisser attendrir. J’ai réfléchi. Vous étiez sur la tour le jour où Eugénie Patinot est morte.
— Est-ce que cela fait de moi une coupable ? Beaucoup de gens étaient présents, l’équipe du journal. votre ami japonais, vous-même… Me croyez-vous capable de faire du mal à quelqu’un ? N’avez-vous donc aucune estime pour moi ?
— Au contraire ! J’ai beaucoup… d’estime pour vous, j’essaie simplement de vous protéger.
— De qui ? De quoi ?
— Vous connaissiez Ostrovski. Et puis… je vous ai vue sur l’esplanade des Invalides quelques instants avant la mort de Cavendish.
— Vous m’espionniez !
— C’était un hasard, je vous assure…
Comment lui avouer que ce jour-là il espérait la retrouver à l’exposition coloniale ?
— Allez-vous-en, je suis fatiguée.
— Ce coûteux parfum que j’ai vu chez vous, avant-hier, est-ce Ostrovski qui vous l’a offert ?
— Et si cela était, en quoi cela vous concerne-t-il ? Je suis libre, je fréquente qui je veux ! s’écria-t-elle en essayant d’atteindre la porte.
Appuyé à la poignée, il lui barrait le passage. Elle poussa un soupir.
— Ce flacon n’est qu’un échantillon. Le mois dernier, j’ai dessiné des étiquettes pour un parfumeur. À présent, partez, je ne veux plus jamais vous revoir.
Elle essuya rapidement ses yeux brillants brillants de larmes. Il emprisonna son poignet, le porta à sa bouche.
— Tasha, je vous en prie… pardonnez-moi, dit-il entre deux baisers. Je voulais être sûr… tout cela est tellement compliqué…
Elle tenta faiblement de se dégager.
— Compliqué, c’est vous qui l’êtes, articula-t-elle une voix étranglée.
Il l’attira à lui, enfouit son visage dans ses cheveux en inspirant profondément son odeur. Lorsque ses lèvres touchèrent les siennes, elle se cabra mais ne se déroba pas. Il l’embrassa sur le front, le nez, le cou et la sentit s’abandonner. Le sang tambourinait à ses tympans, il resserra son étreinte, ses doigts filèrent le long de son dos qui se creusait. Les joues soudain empourprées, elle s’écarta de lui, se dressa sur la pointe des pieds et fit glisser la redingote de ses épaules en le fixant intensément.
Elle guida ses mains vers ses hanches. Il l’enlaça avec passion, avant de la porter sur le lit. Allongé près d’elle, il dénoua le nœud de sa robe de nuit, échancra le col à jabot, chiffonna la dentelle. Elle se souleva pour le contempler à la lueur vacillante de la lampe, entreprit de défaire la rangée de boutons qui fermaient sa chemise. Son souffle s’accéléra.
— Viens, chuchota-t-elle.
Il lui baisa la gorge, caressa ses seins, descendit vers la chaleur de son ventre. Leurs corps dénudés s’harmonisaient avec sensualité. Elle accorda ses mouvements aux siens, il lutta contre le désir d’aller trop vite.