CHAPITRE IX

Mercredi 29 juin, matinée

 

Victor s’éveilla en sursaut. Dès qu’il eut ouvert les yeux, son rêve s’évanouit, il n’en conservait qu’un arrière-goût amer. Il alla tirer les rideaux. Le jour se levait, déjà très chaud. Il fit une toilette rapide, enfila une chemise et un pantalon propres, choisit une paire de chaussures souples. Sa redingote était beaucoup trop lourde pour la saison. Il fouilla le vêtement, jeta sur le lit carnets, portefeuille, monnaie. Il eut du mal à extirper le tableautin enveloppé de papier journal. Il endossa une redingote d’été, feuilleta les carnets, conserva celui de Joseph, empocha les divers objets éparpillés sur le lit, puis il passa dans le cabinet de travail où il posa son propre carnet ainsi que le tableautin au fond d’un des casiers du bureau à cylindre. Il entendit Kenji faire ses ablutions de l’autre côté de la cloison et s’esquiva discrètement.

L’eau était verte, plus sombre sous les ponts. Victor s’accorda une pause, le temps de regarder glisser une péniche sur laquelle courait un chien.

Les bouquinistes et les marchands de partitions musicales n’avaient pas encore déballé, mais le long de la berge s’activaient déjà les batteurs de tapis armés de leurs gourdins. Il traversa le carrefour Saint-Michel encombré de voitures à bras, de fardiers, d’omnibus. Connaissant mal les lieux, il préféra bifurquer vers la Maube.

En bas du quai Montebello s’étendait le domaine des coltineurs. L’échine courbée, ils franchissaient en équilibristes les passerelles reliant les bateaux à la rive, portant sur leurs coiffes de cuir à collet des corbeilles d’osier chargées de charbon ou de ciment. Une poussière noire flottait dans l’air. Victor frotta ses paupières gonflées par l’insomnie. Rue de la Bûcherie, où les maisons menaçaient ruine, il longea une succession d’hôtels borgnes et de gargotes offrant pour quatre sous de la bidoche avariée, prit sur la droite en direction de la place Maubert. Un ramasseur d’orphelins cueillait sa provision de mégots dans le caniveau.

— Pardon, où est la rue de la Parcheminerie ?

— Vous lui tournez le dos. Faut rejoindre Saint-Séverin. Z’ auriez pas deux ronds ? J’ai soif de vulnéraire. Merci mon prince ! s’écria le bonhomme en empochant la pièce, j’ boirai à la bonne vôtre chez le père Lunette !

Victor parcourut la rue Lagrange récemment percée à travers les taudis. En pénétrant dans le lacis des ruelles obscures derrière l’église Saint-Julien-le-Pauvre, il songea qu’il y a dans les grandes cités, à deux pas de quartiers respirant l’opulence, d’invisibles frontières qui ouvrent sur la déchéance et la misère. La rue Galande conservait l’aspect qu’elle avait dû présenter au Moyen Âge. Frituriers et regratter commençaient à installer leurs éventaires en plein vent. Des terrines de betteraves côtoyaient des rouelles de boudin froid. Victor se croyait revenu à Whitechapel. Ces assommoirs, ces portes basses trouant des façades décrépies, ces étals de fripes et de ferraille, composaient un décor parfait pour un Jack l’Éventreur parisien. Le soir, les trottoirs devaient grouiller de filles et d’individus louches. À cette heure matinale, seuls quelques clochards mal remis de leur nuit à la dure occupaient les pavés humides.

Victor se promit de revenir avec son Acmé, les contrastes de lumière donneraient sûrement des effets intéressants.

Comme ses voisines, la rue de la Parcheminerie était vouée à la pauvreté et à la crasse. Un rat disparut dans une lézarde. Au fond d’une cour, une femme en cheveux lavait du linge dans un baquet, indifférente aux pleurs d’un nouveau-né. Victor s’enquit de Jean Méring, elle désigna la haute silhouette d’un immeuble lépreux un peu plus bas. Il regagna la rue, enjamba un tas d’ordures, dépassa le galetas d’un menuisier, plongea dans un couloir menant à une seconde cour.

— Où c’est-y qu’ vous allez ? demanda une voix de rogomme.

Plantée sur le seuil de la loge, la concierge l’examinait. Le tablier qui la ceignait de la poitrine aux talons evoquait une armure. L’équipement était complété par un balai destiné à chasser les intrus autant que les moutons.

— Chez M. Jean Méring.

— Dans ce cas c’est au cimetière qu’y faut vous rendre.

— Il est mort ?

— Et enterré. Vous lui vouliez quoi, à ce brave homme ?

— Je suis journaliste, j’avais des questions à lui

— C’est un peu tard. Pouvez toujours vous adresser au père Capus, ils partageaient le garni, quand l’autre est mort celui-là est resté, bien ma veine, dommage que ça soit pas le contraire.

— Pourquoi ?

— Parce que malgré son métier, M. Méring était soigneux et poli, tandis que le Capus nous empeste avec ses produits, sans parler de ses trafics pas catholiques. J’ai toujours peur qu’il m’embarque Mac-Mahon, il l’appâte avec des boulettes, un jour il lui fera la peau. C’est vrai ça, je l’ai pas vu ce matin mon Mac-Mahon. Mac-Mahon ! Mac-Mahon ! brailla-t-elle.

— Et… où loge-t-il, ce M. Capus ?

— Au fond, rez-de-chaussée droite. Mac-Mahon !

« L’ancien président Mac-Mahon aurait-il une garçonnière dans cette masure ? Soyons sérieux ! » pensa Victor en frappant.

— C’est ouvert !

L’odeur, un mélange d’alcool et de phénol, le prit à la gorge. Dans la chambre mal éclairée par une étroite fenêtre, deux lits, un établi couvert d’objets étranges. un long cylindre de fer-blanc posé par terre près de bottes d’égoutier, des seaux, des filets à papillons, sur réchaud, des planches supportant des bocaux, des hardes pendues à des clous, se disputaient l’espace Assis sur une chaise devant une petite table de bois, un homme était affairé à reconstituer un minuscule squelette. Sans lever les yeux vers Victor, il désigna un tabouret.

— Vous êtes de la Faculté ? Qu’est-ce qu’il vous faut ?

Occupé à inventorier le contenu de la pièce, Victor demeurait muet. Il découvrait sur l’établi des fossiles, des plaques de liège sur lesquelles étaient crucifiés des insectes, une grosse boîte à herborisation, des bouquins aux pages cornées, romans, ouvrages scientifigues.

— Collectionneur, alors ? reprit l’homme. Il ne me reste plus grand-chose en ce moment, quelques beaux spécimens de papillons, une mante religieuse. Vous pouvez passer commande.

Victor se pencha, scruta le contenu des bocaux où il distinguait des formes vertes et jaunes flottant dans un liquide trouble. Il déchiffra les étiquettes : Grenouilles de Seine-et-Marne, Lézard de Chantilly, Couleuvre de Marly.

— En fait je suis venu pour tout autre chose.

L’homme posa la pince à épiler grâce à laquelle il manipulait les os et le dévisagea. Il pouvait avoir entre cinquante et soixante ans, il était maigre et buriné, sa moustache tombant sur sa barbe poivre et sel lui donnait un air triste.

— Ah oui ? Quoi ?

— Je dois écrire pour mon journal une série d’articles sur les industries insolites de la capitale, et si vous êtes d’accord pour me parler de votre travail, je vous paierai.

— Tope là ! Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Comment devient-on ravitailleur de laboratoires ?

—  J’ai été élève en phar… Il fut interrompu par un miaulement caverneux. Un énorme matou tigré venait de s’extraire de sous un lit se frottait à la porte.

— Mac-Mahon ! Tu te cachais encore là, mécréant ! Il a dû profiter de ce que je sortais ma poubelle, grommela-t-il. Capus poussa l’animal, revint s’asseoir.

— Où j’en étais ? Ah oui. La pharmacie. Je n’ai pu résigner à passer ma vie derrière le comptoir d’une officine. Alors je suis devenu pourvoyeur de petites bêtes pour le Muséum d’histoire naturelle et les professeurs de physiologie. Ça nourrit son homme, on est libre. Je fournis aussi les particuliers. Je suis toujours par monts et par vaux, enfin j’étais, parce que je ne peux plus aller et venir comme autrefois avec cette saleté de rhumatisme dans les guibolles.

— Qu’est-ce que vous chassez ?

— Des larves, des insectes, des vipères, des crapauds…

— Et ça ? demanda Victor en pointant le doigt vers le squelette.

— Chauve-souris. Y en a dans l’enceinte des fortifs. Des chargés de cours à l’université m’écrivent de province, j’ai une réputation, je suis connu.

— Je suis certain que vous en savez autant, sinon plus, que certains professeurs. Une chose m’intrigue. j’aimerais avoir votre avis. Vous avez dû en entendre parler, il s’agit de ces morts brutales à l’exposition. On prétend que les victimes ont été piquées par des abeilles. Vous croyez cela possible, vous ?

— Foutaises ! Pour Méring, c’était du même tabac, ils m’ont pas cru.

— Qui est Méring ?

— Un camarade à moi. On logeait ensemble ici. Parfois je l’accompagnais dans ses tournées, il était chiffonnier. Quand il faisait une trouvaille, on partageait moitié-moitié.

— Quel genre de trouvaille ?

— Des fossiles. Y a beaucoup d’amateurs. Une fois il a dégoté deux silex taillés, ça vaut des sous.

— Il a déménagé ?

— Non, il est mort. J’étais près de lui quand c’est arrivé. On m’a convoqué à la police, j’ai dit au commissaire que c’était pas un décès naturel, il m’a dévisagé en rigolant et il m’a répondu que je devait avoir une araignée au plafond, mais que ça n’avait riel de surprenant vu que j’exerce un boulot en rapport avec les petites bêtes. Et puis il a ajouté : « Les autre témoins ont juré que votre ami le chiffonnier a été piqué par une abeille. »

Capus se pencha, attrapa une bouteille de rouge et deux verres qu’il remplit.

— Santé. Méring aussi, il a cru que c’était une abeille, le pauvre. Mais moi, je sais ce que je sais, je m’y connais, bon Dieu c’était pas une abeille.

Victor but à peine une gorgée.

— Vous êtes certain ?

— Dame, c’est mon métier nom de v’là ! J’ vais vous dire, monsieur, je préfère la compagnie des petites bêtes à celles de certains imbéciles. Oui, même le matou de la pipelette, et tant pis si elle pense que je vais le fourguer à un laboratoire pour la vivisection ! Moi, les animaux, je les respecte et ceux que je sacrifie, c’est en nombre limité, pour ma pitance. Un abruti, ce commissaire. Il a rien voulu entendre, affaire classée. Pas la peine d’en parler dans votre canard.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’ le sais peut-être, j’ le sais peut-être pas. Pour une autopsie, c’est trop tard, le pauvre Méring bouffe les pissenlits par la racine depuis un bout de temps. Ah !, s’il avait été du bon côté de la barrière, gratte-papier, commerçant, militaire, je vous fiche mon billet que cette vieille bedole de commissaire se serait décarcassée pour ouvrir une enquête.

Capus termina sa phrase en un retroussis dédaigneux des lèvres. Victor posa un billet bleu sur la table.

— Parlez-moi de Méring.

— Un bon bougre, peu causant, solitaire. Moi, il me supportait. Dix ans de bagne en Nouvelle-Calédonie, ça vous marque un bonhomme. Avant la Commune, il était ébéniste, il s’est installé dans la pièce à côté il y a trois ans. Je crois qu’il avait été marié mais là-dessus il préférait se taire. On se tenait compagnie, et maintenant… Chienne de vie !

— Qu’est-il arrivé ?

— Ce jour-là, je l’avais suivi, il me fallait des grillons, ils ont une prédilection pour les rails de chemin de fer, on en trouve toujours sur les voies de garage. en bout de ligne, à cause de la chaleur. Méring a rempli sa hotte et il est parti en avant, il voulait voir l’arrivée de Buffalo Bill. Quand je l’ai rejoint, il était allongé sur le dos, les gens piétinaient autour de lui, ils l’empêchaient de respirer.

Capus se versa un autre verre.

— Ben, vous ne buvez pas ? demanda-t-il en contemplant le liquide. C’est drôle, les pensées absurdes qui vous traversent l’esprit dans ces moments-là. Mon copain était en train d’étouffer au milieu d’une bande de sauvages, et moi je notais des détails insignifiants : les graviers du ballast, la crinière mitée d’un cheval à bascule, les bottines de la personne qui pensait se rendre utile en prodiguant des conseils, j’entendais sa voix et je ne voyais que ses souliers, des bottines jaunes en chevreau. Et puis le monde s’est remis en marche, Jean a murmuré : « Abeille. » Naturellement mon premier geste a été de tenter de retirer le dard : rien. Alors j’ai cherché le cadavre de l’abeille, ou celui d’une bestiole quelconque : rien. Le pauvre ne pouvait plus bouger. Il respirait très lentement, la bouche ouverte, il bavait. son pantalon était mouillé, je lui parlais et à ses yeux je savais qu’il comprenait ce que je lui disais, mais il ne pouvait pas répondre. J’ai examiné son cou. Il avait bien été piqué, mais je peux vous affirmer que c’était sûrement pas par une abeille, ça non ! Sa peau était rouge, sur une surface aussi large qu’une pièce de cent sous. Très vite, les lèvres de la piqûre ont enflé, ça faisait une sorte d’empâtement de deux centimètres de diamètre, d’une coloration livide. Je l’ai palpé du bout des doigts, Jean n’a pas réagi, il ne sentait rien. Une piqûre d’abeille, c’est autre chose, on remarque juste un petit bourrelet blanc de deux ou trois millimètres avec au centre un point grisâtre : l’aiguillon. Le gonflement augmente, la peau se tend, on ressent des élancements aigus, ça gratte, ça fait mal.

— Aucune trace d’aiguillon, vous êtes certain ?

— Oui. Plutôt un trou, comme si on lui avait enfoncé une grosse aiguilla creuse dans la chair. Ses yeux sont devenus vitreux, il s’asphyxiait. Son cœur s’est arrêté. Quand les sergents de ville sont arrivés, il était mort. Je leur ai dit , que c’était tout de même bizarre, s’en aller d’une simple piqûre d’abeille, ils m’ont répliqué que c’était pas la première fois qu’un poivrot passe l’arme à gauche en deux temps, trois mouvements.

Il siffla son verre, le reposa rudement.

— Et voilà ! Depuis, je fais des cauchemars. Vous voulez que je vous dise ? C’est pas un accident. Il tapa du poing sur la table.

— Bon Dieu ! Quelle est l’ordure qui a fait ça ? Pourquoi ?

Il avait des ennemis ?

J’en sais rien. Prenez votre argent, j’en veux pas. Pour quel journal travaillez-vous ?

— Le Passe-partout.

— J’espère vous lire bientôt. Monsieur ?

— Victor Legris, répondit-il sans avoir la présence d’esprit de donner un pseudonyme.

— Je le note, dit Capus en attrapant un crayon et un cahier d’écolier. Comme ça, je pourrai toujours réclamer au journal si vous déformez mes propos.

 

Son matou sur les genoux, la concierge montait la garde. Victor vit que le corridor aboutissait à une autre cour qui se jetait rue de la Harpe, face à un restaurant qui se nommait Le Père Chocolat.

Surpris par la clarté, il rejoignit le boulevard Saint-Michel, secoué par ce qu’il venait d’apprendre. Jean

Méring était mort dans des conditions analogues à celles de Patinot et Cavendish. Capus semblait convaincu qu’on avait empoisonné son ami à l’aide d’une aiguille. Quel poison produisait un effet si rapide ?

Le boulevard s’animait peu à peu, calmant son angoisse. Il lui semblait sortir d’un mauvais rêve, il avait encore dans la bouche le goût aigre du vin servi par Capus. À l’angle du boulevard Saint-Germain, il sauta dans un fiacre pour rentrer plus vite à la librairie.

Seul avec sa pomme et son livre, Joseph se leva pour l’accueillir.

— Monsieur Legris, votre article est paru dans le journal, je l’ai lu, il est aux petits oignons ! Ah, on peut dire que vous leur damez le pion, à tous ces pontifes de la plume ! Vous savez quoi ? Vous devriez consacrer votre prochaine chronique aux romans à énigme.

— M. Mori est là ?

— Le patron allait déjeuner rue Drouot avec des confrères, Germaine vous a laissé du cassoulet.

— Par cette chaleur ? On verra plus tard. S’il y a des clients, occupez-vous-en. Je descends à la réserve.

— Oh. dites. monsieur Legris, vous avez oublié de me rendre mon carnet, s’il vous plaît…

— Votre carnet ? Oui, oui, le voilà. dit Victor en le posant sur le comptoir.

Il se sauva sans même tapoter le crâne de Molière.

— Les traditions se perdent… Et eux, ils m’abandonnent. Si ça continue, c’est moi qui vais devenir le chef ici, grogna Joseph en se replongeant dans La Chambre du crime d’Eugène Chavette.

Victor n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait. Il devait pourtant bien y avoir dans les rayonnages un ouvrage traitant ce sujet ! Il lui arrivait parfois, lors d’adjudications en salle des ventes, d’acheter des lots dont personne ne voulait avec l’espoir d’y découvrir une rareté. La plupart du temps il faisait chou blanc, et cette marchandise invendable allait sommeiller dans les recoins obscurs de la réserve. Joseph lui avait suggéré d’ouvrir une annexe à l’enseigne Livres au kilomètre.

Il se faufila en courbant l’échine sous l’escalier où s’empilaient pêle-mêle des centaines de brochés et de reliés. L’odeur – cuir, poussière, cire – lui montait à la tête. Il avait presque atteint les couches profondes du millefeuille, quand il palpa la tranche d’un pavé : Dictionnaire des drogues et des poisons. Enfin il le tenait, ce satané bouquin !

Il ferma le bec de gaz, gravit les quelques marches menant à la boutique, poussa la porte juste assez pour inspecter les lieux. Pas de clients. Il passa en trombe devant Joseph perché sur son échelle et se rua au premier.

 

Arrivé bon dernier à la station de la place Maubert, Anselme Donadieu somnolait sur le siège de son fiacre. Son tube de toile cirée noire avait glissé sur son oreille. Embusqué derrière un réverbère, un gamin décocha au couvre-chef un caillou qui le fit basculer ,sur les genoux du cocher. Il s’éveilla en sursaut.

— Galapiat, marmonna-t-il en se couvrant de nouveau le crâne.

Il regarda les négociants en mégots emplir leur musette de bouts de cigares et de cigarettes à demi consumés, jeta un coup d’œil plein d’espoir à un couple hésitant qui préféra grimper dans le fiacre le précédant. Il pesta dans sa barbe. Il était vieux, fatigué, tourmenté par une sciatique tenace. Sa bête, une jument efflanquée âgée de dix ans, ne valait guère mieux, et les quidams portaient leur choix sur les cochers plus alertes et les chevaux à la robe plus lustrée. Anselme Donadieu voyait avec inquiétude approcher l’heure où plus personne ne voudrait de lui. Alors il serait bon pour l’asile, et Polka pour l’équarrisseur.

Cela faisait deux heures qu’il était en rade quand un individu coiffé d’un chapeau à large bord, les épaules enveloppées d’un macfarlane, s’approcha de son véhicule un papier à la main. Aveuglé par le soleil, Anselme Donadieu ne put distinguer ses traits. Il crut avoir affaire à un étranger ne parlant pas français, probablement un Britannique, et se pencha vers le billet. L’ayant lu, il fit un signe d’assentiment. Avant de monter sur le marchepied, l’homme au macfarlane lui glissa le montant de la course augmenté d’un généreux pourboire. Leurs mains se frôlèrent, Anselme Donadieu remarqua que l’étranger portait des gants à la texture légèrement râpeuse. Il fit claquer son fouet et lança un « Hue Polka ! » qui fit frémir les oreilles de la rosse.

 

Dès qu’il eut commencé à lire le Dictionnaire des drogues et des poisons, Victor sut au fond de lui qu’il empruntait un chemin dangereux. Il ne pouvait s’expliquer pourquoi il s’acharnait à fourrer son nez dans ces affaires. Voulait-il se persuader qu’il avait tort d’être si méfiant à l’égard de ses proches ? Tentait-il de disculper Kenji ? N’était-ce pas plutôt le désir de briller aux yeux des autres ? Enfant, il avait tant de fois rêvé de briser l’indifférence rigide de monsieur son père !

L’air était étouffant. Il entrebâilla la fenêtre.

Tassé à son bureau, le col ouvert, les cheveux en bataille, il parcourut plusieurs articles médicaux assez succincts mais suffisants pour qu’il pût se faire une idée. Capus lui avait affirmé que Jean Méring était mort rapidement, sans symptômes spectaculaires. Quel poison produisait cet effet foudroyant’ ? Il poursuivit sa lecture. Au bout d’une demi-heure, il avait déjà éliminé plusieurs substances toxiques – la cantharide, la digitaline, l’arsenic – qui agissaient trop lentement. En parcourant un article consacré au strychnos, il eut une révélation.

« Le strychnos est une plante grimpante enroulée autour des arbres de l’Amérique méridionale. Les Indiens habitants les terres entre l’Orénoque et l’Amazone l’utilisent pour enduire la pointe de leurs flèches. On la trouve aussi dans les contrées intertropicales de l’Asie, en Cochinchine et dans l’île de Java. Les natifs empoisonnent leurs armes de jet avec l’upas-antiar extrait de l’écorce du strychnos-fienté. »

Upas-antiar. Les lettres valsaient. Il avait déjà vu quelque chose à ce sujet, il l’avait même recopié. Tirant son carnet du casier, il le feuilleta, tomba sur les notes prises au Tour du inonde.

VOYAGE DANS L’ÎLE DE JAVA,

par John Ruskin Cavendish, 1858-1859.

« J’ai assisté à la mort d’une des malheureuses victimes de l’upas-antiar. Il manifesta d’abord une série de symptômes caractéristiques de ce poison : anxiété, agitation, frissons, vomissements. Puis sa colonne vertébrale s’arqua fortement en arrière, ses mâchoires se contractèrent, les muscles des membres et du thorax se raidirent. Sa face se congestionna. Les yeux du pauvre homme étaient près de jaillir de leurs orbites. Trois crises d’étouffement se succédèrent avant que…»

Il s’était arrêté au milieu d’une phrase, pressé de

quitter la librairie Hachette.

Il s’essuya le visage avec son mouchoir, rangea le calepin. « Ça ne colle pas avec le récit de Capus. Exit l’upas-antiar. » Il reprit la lecture du dictionnaire.

« Du strychnos est également extrait le ticuna, ou curare, que l’on trouve au Para et au Venezuela. Cette préparation nous arrive en Europe soit dans de petits pots de terre d’ argile, soit dans des calebasses. Elle présente l’aspect d’un extrait solide, résineux, d’un brun noirâtre ressemblant au réglisse, soluble dans l’eau distillée et l’alcool. De même que l’aconitine, la fève de Calabar et la cicutine, le curare paralyse les fonctions des nerfs moteurs. Mais tandis que ces trois premières substances provoquent des réactions physiologiques violentes – spasmes, vomissements, contractures musculaires –, le curare agit sans douleur et la mort survient au plus tard dans la demi-heure qui suit l’injection.

« Dans "Le Maitre du curare", Alexandre de Humboldt rapporte les propos des Indiens : "Le curare que nous préparons est supérieur à tout ce que vous savez faire, c’est le suc d’une herbe qui tue tout bas" (Voyage dans l’Amérique centrale). »

— Le curare, murmura-t-il.

Il était convaincu d’avoir trouvé la cause de la mort de Méring, Patinot, Cavendish. Aucune preuve, bien sûr. Juste une intuition. Il relut la page à voix haute et brusquement, alors qu’il énonçait : « soit dans de petits pots de terre d’argile », il se revit dans le palais hindou. La bataille de Sébastopol. Les plantes. La crédence couverte de… de pots, des petits pots de terre soigneusement fermés.

— Ostrovski, Constantin Ostrovski… Je lui ai dit aimer les plantes qui ne sont pas dangereuses, il m’a rétorqué : « Tout dépend de… tout dépend de l’utilisation qu’on en fait, seul l’homme est dangereux…» Serait-il mêlé à tout ça ? Il était lui aussi sur la tour…

La plus grande confusion régnait dans son esprit. Il avait besoin de s’allonger un moment pour réfléchir, décider d’une conduite à suivre. Il referma le dictionnaire.

Lui d’ordinaire si méticuleux, il avait semé ses vêtements au hasard des meubles et reposait sur son lit, vêtu seulement de ses caleçons longs, une serviette humide plaquée à son front pour enrayer un début de migraine. Dépassé par la situation, il s’abandonnait à une apathie progressive et se serait sans doute rendormi s’il n’avait contemplé l’aquarelle de Constable qui lui faisait face. Que ne pouvait-il s’enfuir dans ce paisible paysage, loin de la cité de pierre et de fer où il était la proie d’un maléfice ! Il ressentait la nostalgie de cette campagne vert émeraude dont les chaumières promettaient des nuits sans cauchemars. Il flottait vers l’aquarelle, il y pénétrait… Il pressa la serviette sur son crâne. Se calmer. Reprendre les événements depuis le début jusqu’à son entrevue avec Capus. Capus… Il avait dit quelque chose d’important qu’il s’était efforcé de noter mentalement mais cela lui échappait. Il se rappela l’enseignement de Kenji à propos de la mémoire : « Notre esprit est une succession de chambres où nous entreposons nos souvenirs. Certains sont rangés bien en évidence sur des étagères, d’autres jetés en vrac au fond de greniers poussiéreux. Quand tu n’arrives pas à te saisir de l’un d’eux, sers-toi de ton œil intérieur comme d’une lampe, visite les pièces une à une, observe attentivement le rayon lumineux que tu projettes en toi. Alors tu finiras par atteindre la chambre où se trouve le souvenir désiré. »

Il ferma les paupières et se concentra. Ostrovski, les petits pots sur la crédence – du curare ? Le Russe avait signé le Livre d’or – ainsi que Patinot, Cavendish, Kenji et Tasha. Sur ces cinq personnes, deux étaient décédées. Kenji et Tasha se connaissaient peut-être, Kenji avait acheté un parfum dont le nom semblait être le même que celui de Tasha, Benjoin. Kenji avait apparemment pris rendez-vous avec Cavendish, et vendu des estampes à Ostrovski. Ostrovski avait reçu chez lui Tasha. Tasha… Quel lien entre ces faits, ces gens, et les morts dont rien, sinon une simple intuition, ne permettait d’affirmer qu’elles n’étaient pas naturelles ? Les fils s’embrouillaient, la migraine gagnait du terrain. Il gémit.

— Tasha…

Il trouva la force de se lever pour attraper la petite toile de Laumier qu’il déballa et contempla. Pourquoi était-il attiré par cette femme ? Qu’avait-elle de plus que les autres ? Un joli minois ? Des seins ronds comme des pêches ? Ou bien était-ce sa personnalité ? Il la revit charger en deux coups de crayon le portrait de Bill Cody, transformer son pur-sang en un ridicule canasson. L’excitation provoquée par ce dernier mot l’obligea à s’asseoir, il venait de pousser la bonne porte ! Mon copain était en train d’étouffer au milieu d’une bande de sauvages, et moi je notais des détails insignifiants : les graviers du ballast, la crinière mitée d’un cheval à bascule… Les paroles de Capus résonnaient dans sa tête, éclairant une image à demi oubliée : un dessin aperçu l’avant-veille dans le carnet de Tasha. Un train, des Peaux-Rouges, un homme à terre, des paniers, une chaise à trois pieds, un cheval à bascule. Elle avait assisté à la mort du chiffonnier ! Ce ne pouvait être une coïncidence. Les Indiens… Buffalo Bill ! Méring voulait voir l’arrivée (le Buffalo Bill. avait dit Capus. Tasha aussi. Était-elle venue d’elle-même ou était-elle envoyée par le Le Passe- partout ? Dans ce dernier cas, son dessin avait sans doute été publié. Il devait se rendre au journal et consulter les numéros des 13 et 14 mai.

Il s’habilla en hâte. Au moment de sortir, il avisa le tableautin de Laumier en travers du lit. Il l’appuya contre une horloge sur la commode, le considéra de nouveau avec un sourire crispé. Tasha était présente sur les lieux des trois morts. Était-ce cela qui la rendait si troublante ?