4
Une mystérieuse silhouette
Athéna tapait du pied avec impatience. Cela faisait près d’une demi-heure qu’elle attendait au pied de l’escalier de marbre. Mais où Héraclès pouvait-il bien être ? Le hall d’entrée était vide. Ses amies se trouvaient sans doute au marché surnaturel à l’heure qu’il était. Et elles se demandaient probablement ce qu’elle faisait. Si Héraclès avait changé d’idée, la moindre des choses aurait été de le lui laisser savoir. Se sentant contrariée et abandonnée, Athéna poussa les portes de bronze de l’Académie et dévala en courant les marches de granite menant à la cour pour se rendre seule au marché.
Elle était rendue à mi-chemin de la cour lorsqu’elle entendit parler à haute voix et aperçut deux silhouettes qui se disputaient à l’orée de l’oliveraie qui avait été plantée de l’autre côté de la cour. Il lui sembla reconnaître l’une des voix. Était-ce Héraclès ? Mettant une main au-dessus de ses yeux pour atténuer les reflets du soleil, elle plissa les yeux pour essayer de voir de qui il s’agissait. Il y avait deux garçons. Elle ne reconnut pas celui qui se trouvait à gauche, mais celui de droite portait une peau de lion. Héraclès, sans équivoque !
Perplexe, Athéna essaya de décider ce qu’elle devait faire. Elle était certaine qu’Aphrodite lui aurait conseillé de l’ignorer et de passer son chemin pour le punir de lui avoir posé un lapin. Mais elle voulait une explication ! Devait-elle les interrompre et exiger qu’il lui en donne une sur-le-champ ? Pendant qu’elle restait sur place à tergiverser, Héraclès se sépara de l’autre silhouette, qui disparut dans l’oliveraie.
— Athéna ! l’appela-t-il et, tenant son gourdin sur une épaule, il se mit à courir dans sa direction. Désolé d’être en retard, dit-il. Es-tu fâchée ?
— Un peu, admit-elle. Mais je vais m’en remettre, poursuivit-elle en faisant un sourire en coin. Tu veux toujours venir ?
— Ouaip !
Ils se mirent à marcher vers le terrain de sport à l’autre bout du campus. Athéna devait marcher rapidement pour suivre les longues foulées d’Héraclès.
— Qui était ce garçon à qui tu parlais ? demanda-t-elle après une minute.
— Mon cousin Eurysthée, dit Héraclès en fronçant les sourcils.
— On aurait dit que tu n’étais pas très heureux de le voir, dit Athéna, un peu essoufflée.
— On ne peut rien te cacher, marmonna Héraclès d’un air bourru.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Athéna en levant un sourcil.
— Ce n’est rien, dit Héraclès en secouant la tête. Rien dont je ne peux m’occuper moi-même, en tous les cas.
Elle avait promis de ne pas dire à Héraclès que Zeus lui avait demandé de l’aider, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’elle ne puisse pas lui proposer son aide. Cependant, les garçons se révélaient plutôt susceptibles à l’idée que quiconque puisse penser qu’ils étaient faibles d’une manière ou d’un autre. Et plus particulièrement un garçon qui semblait compter autant que lui sur sa force brute. C’est pourquoi Athéna usa de beaucoup de tact pour lui dire :
— Si jamais tu avais des problèmes ou tu avais besoin d’aide, tu me le dirais ?
— J’imagine que oui, dit-il en la regardant avec surprise et en haussant les épaules.
Quelques instants plus tard, il tendit un index en direction d’un énorme bâtiment circulaire à la gauche du terrain gazonné qu’ils étaient en train de traverser.
— C’est le gymnase ?
— Han han, dit Athéna. Il y a parfois des danses là-bas, et c’est le groupe d’Apollon qui fait la musique. Et c’est à ciel ouvert à l’intérieur.
— Wow ! dit Héraclès. Le gymnase de mon ancienne école était deux fois plus petit. C’est vraiment gentil de la part du directeur Zeus de m’avoir invité ici. Je crois que c’est ton père, hein ? poursuivit-il après un moment d’hésitation.
— Oui.
L’annonce faite pendant l’heure du déjeuner avait certainement dissipé tout doute à ce sujet ! Athéna se demanda si Héraclès savait également que sa mère était une mouche. Si c’était le cas, il faisait preuve de suffisamment de diplomatie pour ne pas en parler.
Lorsqu’ils arrivèrent aux portes du marché, les trois chiens d’Artémis, qui n’étaient pas admis à l’intérieur, se mirent à japper de joie et les encerclèrent en agitant la queue. Amby, le beagle, frétillait de tous côtés alors qu’Athéna se penchait pour le flatter, tandis que Nectar et Suez se mirent à grogner, semblant inquiets à la vue de la cape en peau de lion d’Héraclès. Il tendit une main pour permettre aux chiens de la renifler, et quelques instants plus tard ils lui léchaient les doigts en glapissant joyeusement comme s’ils avaient toujours été des amis.
— À plus tard, les garçons, dit Athéna en faisant une dernière caresse à Amby.
Puis Héraclès et elle entrèrent dans le marché. Ils passèrent devant des étagères de friandises et des présentoirs remplis du dernier numéro du magazine Adozine. Remarquant que le visage souriant d’Orion faisait la page couverture, Athéna retourna le magazine en espérant qu’Artémis ne l’ait pas vu en arrivant au marché.
— C’est une longue histoire, dit-elle à Héraclès qui lui jetait un regard interrogateur.
Puis ils se rendirent à une grande table ronde au fond du magasin où les amies d’Athéna étaient tranquillement assises à siroter leur lait fouetté. Pandore, sa compagne de chambre, et Pheme, la déesse des rumeurs, étaient là elles aussi. Aphrodite lui fit signe de s’approcher.
— Il était temps que tu arrives !
— Héraclès ! cria Apollon. Que fais-tu ici ?
— On m’a invité, répondit Héraclès en souriant. Et toi ?
— Touché ! dit Apollon en riant.
Il montra à Héraclès une chaise vide entre lui et Poséidon. À l’extrémité de la table, Perséphone tira Hadès par la main.
— Nous allons chercher d’autres laits fouettés.
— Je vais vous aider, dit Artémis en se levant.
— Intéressant, murmura Aphrodite tandis qu’Athéna prenait place entre Pheme et elle. On dirait bien que tu as réussi à faire connaissance avec Héraclès.
— Ne te mets pas des idées dans la tête, dit Athéna en parlant tout bas pour que Pheme ne l’entende pas. Je lui ai proposé de venir ici en toute amitié.
— C’est ce que tout le monde dit toujours, dit Aphrodite en souriant.
— J’ai manqué quelque chose ? demanda Pheme en se penchant vers elles.
Ses yeux brillaient, et elle se léchait les lèvres, peintes en orange. Les mots qu’elle prononçait faisaient de petits nuages de fumée en forme de lettres qui s’évanouissaient dès qu’elle avait fini de parler.
— Rien d’important, dit Athéna vivement.
— Oh, dit Pheme d’un air déçu en raclant la paroi de son verre vide avec sa cuillère.
— C’est très joli, le chiton que tu portes, dit Athéna pour lui remonter le moral, mais aussi parce que c’était vrai.
Le vert foncé allait très bien à Pheme, qui avait le teint pâle et des cheveux orange hérissés. Et Athéna constata que la qualité du tissu était exceptionnelle.
— Merci, dit Pheme en se réjouissant d’entendre ce compliment. Je l’ai pris chez Arachné.
— Le magasin Articles de couture Arachné ? demanda Athéna. Au marché des immortels ? Je croyais qu’ils ne vendaient que de la laine à tricoter, du fil et des tissus.
— Je n’ai pas acheté ce chiton au marché, dit Pheme en secouant la tête. Je l’ai acheté directement d’Arachné elle-même.
— Arachné est une vraie personne ? dit Athéna. Je croyais que c’était simplement le nom de la boutique.
— La boutique est nommée ainsi en son honneur, dit Pheme en la regardant avec de grands yeux. Sérieuse-ment, tu n’avais jamais entendu parler d’elle ?
— Ne s’agit-il pas de cette mortelle qui est censée être une incroyable tisserande ? demanda Aphrodite. J’ai entendu dire qu’elle était très connue, sur Terre. Mais j’ai oublié d’où elle était.
— Elle vit à Hypaepa, dit Pheme. C’est un petit village au pied du mont Aepos.
Athéna se sentait plutôt embarrassée de ne pas connaître la fille, car elle avait elle-même inventé le tissage.
— Je me demande bien pourquoi je n’ai jamais entendu parler d’elle, dit-elle tout haut.
— Peut-être parce que tu passes trop de temps le nez dans tes rouleaux de textes, dit Aphrodite en riant.
— Tu devrais être plus attentive à ce qui se passe autour de toi, dit Pheme. Tu serais surprise de voir le nombre de choses intéressantes que tu pourrais apprendre.
Athéna sourit. C’était bien le genre de conseil que l’on pouvait s’attendre à recevoir de la part de la jeune déesse des rumeurs. Mais Pheme avait raison. Athéna devrait faire davantage attention à ce qui se passait sur Terre. Et elle ne pouvait s’empêcher de se sentir flattée que des mortelles s’intéressent au tissage, un art qu’elle avait inventé. Peut-être devrait-elle aller admirer leurs succès. Elle prit mentalement note d’aller bientôt rendre visite à Arachné.
Perséphone, Hadès et Artémis étaient maintenant de retour avec une demi-douzaine de laits fouettés à l’ambroisie.
— Merci, dit Athéna à Perséphone qui lui en tendait un.
Elle en remit également un à Héraclès.
— Miam ! dit-il quelques secondes plus tard. Tu peux me laisser ceux-là aussi, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil aux boissons qu’Hadès et Artémis avaient encore dans les mains.
Tout le monde se mit à rire.
— C’est une vraie peau de lion ? demanda Pandore en fixant Héraclès depuis l’autre côté de la table.
— Bien sûr, dit Héraclès. Est-ce que tes cheveux sont vraiment bleus ? demanda-t-il du tac au tac.
Pandore rougit, en se touchant les cheveux, qui étaient striés de bleu et de doré.
— Ce sont les couleurs de l’école, dit-elle. Ne le savais-tu pas ?
Athéna retint un sourire. Les cheveux de Pandore étaient comme ils étaient depuis qu’elle la connaissait. Et sa frange était collée sur son front en forme de point d’interrogation. Mais parfois, la grande curiosité de Pandore frisait l’impolitesse. Et Héraclès venait de lui faire goûter à sa propre médecine.
— Raconte aux filles l’histoire que tu nous as contée au déjeuner, dit Apollon en frappant Héraclès du coude.
— Ouais, dit Poséidon, raconte comment tu as eu ta cape de lion.
— Elles ne veulent pas entendre ça, dit Héraclès en haussant les épaules.
— Moi, je veux l’entendre, dit Artémis, pourvu que tu t’en tiennes aux faits.
Orion, son béguin qui avait mal tourné, exagérait souvent lorsqu’il racontait des histoires vantant ses mérites.
Héraclès regarda les autres déesses à la ronde. Elles hochèrent toutes la tête en signe d’assentiment.
— Allez, raconte-nous, dit Athéna.
C’était une histoire qu’elle avait vraiment envie d’entendre.
— D’accord, mais j’espère que vous n’êtes pas trop sensibles, dit Héraclès l’air un peu soucieux. En réalité, j’ai dû tuer ce lion parce que c’était un gros problème pour les gens de Némée. Après l’avoir tué, je l’ai dépouillé de sa peau, que je porte maintenant. Et ça, ce sont les faits, dit-il en souriant à Artémis.
— Tu as omis tout ce qui était le plus intéressant, dit Poséidon en frappant son trident sur le sol. Raconte-leur à quel point la peau du lion était impénétrable.
— « Impéné » quoi ? demanda Perséphone.
— Les flèches d’Héraclès n’arrivaient pas à percer la peau du lion, expliqua Hadès. Elle était si épaisse et si dure que les flèches se contentaient d’y rebondir.
— Alors, il a pourchassé le lion jusque dans sa tanière, continua Apollon en mimant l’action qu’il décrivait. Il a lutté pour le terrasser au sol et lui a cassé le cou à mains nues.
— Par tous les dieux ! s’exclama Aphrodite. Comme c’est horrifiant ! Je ne peux pas m’empêcher d’avoir pitié du lion.
— N’en aie pas pitié, dit Poséidon en secouant la tête. Ce lion était une grave menace. Il prenait un malin plaisir à terroriser les gens de Némée, tuant leurs animaux de ferme et…
Il fit une pause, comme s’il n’était pas certain s’il fallait continuer ou non.
— … et pire, termina Héraclès.
Athéna ne savait pas trop ce que « pire » voulait dire, mais elle pensa que c’était gentil de la part d’Héraclès d’avoir voulu leur épargner les détails sordides. Pourtant, il y avait une chose qui la laissait perplexe.
— Si la peau du lion était impénétrable, comment as-tu fait pour l’écorcher ? demanda-t-elle.
— Je me suis longtemps demandé comment faire, admit Héraclès en passant une main le long de sa peau de lion. Il aurait pu reprendre vie si je ne l’avais pas fait, alors j’ai dû trouver un moyen. Peux-tu deviner ?
Athéna réfléchit pendant un moment. Puis en un éclair de génie, la réponse apparut dans son esprit.
— Les griffes ! s’exclama-t-elle en claquant des doigts. Tu as incisé la peau du lion avec ses propres griffes.
— Wow ! dit Héraclès en la regardant avec admiration. Tu as vraiment trouvé vite. J’aurais épargné beaucoup de temps si tu avais été là avec moi.
Les autres jeunes dieux se mirent à rire, mais Athéna était certaine qu’Héraclès ne plaisantait pas.
— Et pourquoi les habitants de Némée ne pouvaient-ils pas tuer le lion eux-mêmes ? demanda Pandore. Pourquoi a-t-il fallu que tu le tues pour eux ?
— Eh bien… Euh… dit Héraclès d’un ton un peu mystérieux. Je l’ai fait, c’est tout.
Puis il détourna brusquement la conversation en posant des questions à Apollon et à Artémis sur le nouveau tournoi pour lequel ils s’entraînaient.
« Héraclès cache-t-il quelque chose ? se demanda Athéna. Sa réponse à la question de Pandore a été plutôt vague. Et puis, il y avait son cousin qui était arrivé de manière inattendue. Héraclès n’avait pas semblé vouloir parler de ça non plus. Hum. Peut-être, seulement peut-être, Zeus a-t-il raison de se faire du souci à son endroit. »
Lorsqu’il fut temps d’aller dîner, tous se mirent en route pour revenir à l’Académie. Les jeunes dieux faisaient les pitres, se moquant de certains de leurs professeurs et lançant de faux coups de poing dans les airs en précédant les jeunes déesses. Athéna observait Héraclès pendant que les filles discutaient entre elles. Lorsqu’ils arrivèrent dans la cour, Héraclès se sépara des autres garçons.
Athéna le regarda se diriger vers le sentier qui menait à la Terre. Elle suivit ses amies dans le hall principal de l’AMO, mais lorsqu’elles commencèrent à monter l’escalier pour se rendre aux dortoirs, elle leur dit :
— Je vous rejoins plus tard. D’accord ?
Artémis, Aphrodite et Perséphone s’arrêtèrent quelques marches au-dessus d’elle.
— Ne nous dis pas que tu t’en vas encore étudier à la bibliothèque, dit Artémis. C’est vendredi soir, par tous les dieux !
— D’accord, je ne vous le dirai pas, dit Athéna en riant. Puisque de toute manière ce n’est pas le cas. J’ai juste un truc à faire.
Se précipitant à l’extérieur pour qu’elles ne puissent pas la questionner davantage, elle se dirigea vers le sentier qu’Héraclès avait pris. Une fois qu’elle l’atteignit, les frênes, les oliviers et les palmiers dattiers, ainsi que les vignes et les touffes de jacinthes la dérobèrent à la vue.
Rapidement, elle se concentra sur l’image de son oiseau préféré. À mesure qu’elle fixait cette image dans son esprit, son corps devenait de plus en plus petit et léger, et des plumes apparurent. Ses bras se transformèrent en ailes, et ses yeux devinrent plus ronds et plus grands jusqu’à ce qu’elle soit entièrement devenue une grande chouette brune. Dans un grand hululement insouciant, elle battit des ailes et s’éleva dans les airs.