10
Mais où est Héraclès ?
Le cours de vengeance-ologie de lundi après-midi n’était pas aussi intéressant sans Héraclès, qui manquait à Athéna. Et bien qu’elle fût certaine de savoir ce qu’il aurait répondu, elle aurait aimé débattre avec lui de la question du jour : faut-il toujours se venger d’un affront ?
Menée par Méduse, la classe tout entière semblait pencher vers l’affirmative, c’est pourquoi Athéna avait été heureuse lorsque madame Némésis avait interrompu la discussion pour s’adresser à eux.
— J’aimerais que vous réfléchissiez tous à ceci, dit-elle en déployant ses ailes majestueuses derrière elle : il faut parfois plus de force pour pardonner un affront que pour s’efforcer de se venger.
Athéna était d’accord, mais elle leva la main pour demander quelle était la différence entre un affront et une insulte, puisque cette dernière exigeait réparation, selon son rouleau de textes. Mais avant que madame Némésis puisse lui accorder la parole, on frappa à la porte, et monsieur Cyclope, le professeur d’hérosologie passa la tête par la porte.
— Excusez-moi, dit-il, son œil immense au milieu de son front regardant madame Némésis. Puis-je vous parler un instant ?
— Certainement, dit madame Némésis.
Elle sortit dans le couloir, et dès que la porte se fut refermée, tous les élèves se mirent à chahuter. Un oiseau en papyrus plié plana au-dessus du bureau d’Athéna, lancé par quelqu’un derrière, et quelqu’un d’autre commença à chantonner la dernière chanson du groupe d’Apollon. Méduse quitta sa place. Venant se planter devant le bureau d’Athéna, elle se pencha vers elle et lui demanda :
— Où est ton petit ami, aujourd’hui ?
Ses cheveux verts se tortillaient et sifflaient, les serpents dardant leur langue fourchue au visage d’Athéna.
Athéna se recula dans sa chaise pour se mettre hors de leur portée.
— Je présume que tu veux parler d’Héraclès, dit-elle d’un air glacial. Je sais que ça ne sert à rien de te dire ça, mais ce n’est pas mon petit ami. Et la seule raison pour laquelle il n’est pas ici est qu’il avait quelque chose de très important à faire aujourd’hui.
— Parti pour une autre de ses petites aventures, hein ? dit Méduse. Je parie que tu voudrais être avec lui.
— Il m’a demandé de l’accompagner, mais je…
Athéna mit soudain sa main devant sa bouche. Déesse de la sagesse ? Guère ! Comme c’était idiot de sa part de s’être laissée attirer dans cette conversation ! Méduse allait s’assurer de transmettre cette bribe d’information à Pheme, et les rumeurs sur Héraclès et elle allaient se répandre dans l’école comme le feu aux poudres, si ce n’était déjà chose faite.
— Oooh, dit Méduse en faisant semblant de se pâmer. Je crois que quelqu’un est amouuuureux. Héraclès et Athéna assis dans un olivier. En train de se donner un B-A-I-S-E-R !
Deux de ses serpents plongèrent vers l’avant et prirent la forme d’un cœur autour du visage d’Athéna.
Athéna mourait d’envie de les étrangler. Elle serra et desserra les poings, et pendant cet instant elle comprit parfaitement les réactions impulsives d’Héraclès. Mais comment pourrait-elle se respecter elle-même et prétendre à une quelconque sagesse si elle ne pouvait même pas donner l’exemple, à lui et aux autres, même si c’était extrêmement difficile ? Prenant quelques grandes inspirations, elle compta jusqu’à 10 en silence pour se ressaisir.
— Mignon, dit-elle simplement à Méduse en lui faisant un sourire charmant.
Méduse s’en retourna à son bureau en trépignant. Elle était de toute évi-dence contrariée de ne pas avoir réussi à faire fâcher Athéna. Et Athéna sourit intérieurement :
« Gagné ! »
Mais lorsqu’Héraclès ne se montra pas à la cafétéria à l’heure du dîner, l’inquiétude la gagna. Et si le chant d’une sirène l’avait entraîné vers une mort aquatique ? Et si le taureau crétois l’avait encorné à mort ? Bien sûr, il était très fort, mais il était aussi mortel. Elle se réprimanda elle-même en silence de ne pas l’avoir accompagné.
Quelques-uns des jeunes dieux savaient déjà qu’Héraclès avait séché les cours pour se rendre en Crète. Apparemment, il leur avait parlé du taureau avant de partir, et maintenant tout le monde était au courant, y compris les meilleures amies d’Athéna. Et malheureusement, il n’avait pas tenu compte du conseil d’Athéna d’emmener un jeune dieu de ses amis avec lui.
— Apollon et moi, nous lui avons offert de l’accompagner, dit Hadès, en terminant la crème à l’ambroisie que Perséphone n’arrivait plus à avaler. Poséidon et Arès aussi, mais il a refusé tout le monde. J’espère que le directeur Zeus est d’accord qu’il manque des cours pour faire ces travaux. Autrement, Héraclès pourrait être expulsé de l’AMO.
— Regardez qui parle, dit Perséphone en lui souriant.
Hadès rougit. Il manquait souvent les cours, la plupart du temps parce qu’on avait besoin de lui aux Enfers. Mais par chance, Zeus n’avait encore rien dit.
Après le dîner, Athéna alla étudier dans sa chambre. Et elle travailla aussi un peu à son métier à tisser, bien qu’elle n’ait pas encore décidé du motif qu’elle créerait pour le concours de jeudi. Vers 20 h, Pandore passa la tête par la porte.
— Ça te dérange si je dors chez Pheme ? demanda-t-elle. On va rester à travailler tard sur un projet pour le cours de beautéologie, si tu es d’accord ?
Même lorsqu’il n’y avait pas lieu de faire une question, Pandore semblait ne pas pouvoir s’en empêcher.
— Pas de problème, dit Athéna en serrant un fil sur son métier. Amusez-vous bien. Mais ne va pas croire tout ce que Pheme peut raconter, ajouta-t-elle, surtout si ça me concerne !
— Penses-tu vraiment que je crois tout ce qu’elle dit ? demanda Pandore en riant.
Une fois qu’elle fut partie, Athéna continua de travailler à son métier, expérimentant avec différents motifs en passant des fils colorés de droite à gauche et de gauche à droite entre les fils montés sur son métier. Elle était heureuse d’avoir quelque chose à faire pour s’occuper les mains et l’esprit, mais toutes les cinq minutes, elle jetait un regard vers la porte, espérant voir apparaître un mot d’Héraclès. Lorsqu’elle entendit enfin frapper, elle sauta sur ses pieds de soulagement. Elle faillit trébucher sur son métier dans sa hâte d’aller ouvrir la porte.
— Oh, c’est vous, dit-elle d’un air déçu lorsqu’elle vit qui se tenait de l’autre côté. Entrez.
Aphrodite et Artémis échangèrent un regard.
— Eh bien, merci, dit Aphrodite. Heureuse de te voir moi aussi.
— Nous savons qu’il est tard, dit Artémis, mais nous avons vu de la lumière sous la porte. Et puisque d’habitude tu es couchée à cette heure-ci, nous nous sommes demandées si tout…
— Héraclès n’est pas encore revenu, les interrompit Athéna. Et s’il était blessé ou… ou pire encore ?
Elle se laissa tomber sur son lit et enfouit sa tête dans ses mains.
Pendant qu’Artémis fermait la porte, Aphrodite alla vite s’asseoir à côté d’Athéna.
— Calme-toi, dit-elle en passant un bras autour de ses épaules. Je suis certaine qu’Héraclès peut prendre soin de lui-même.
— Mais Zeus m’avait demandé de garder un œil sur lui ! s’écria Athéna. S’il se passe quelque chose de grave, ce sera ma faute !
— Garder un œil sur lui ? répéta Artémis en se laissant tomber sur le lit de l’autre côté d’Athéna.
— Oh non ! dit Athéna en mettant une main devant sa bouche. Je ne devais en parler à personne. Mais c’est vrai ! Mon père veut que je lui rapporte tout ce que fait Héraclès, mais je ne l’ai pas encore fait. Comment vais-je pouvoir lui dire qu’Héraclès est allé en Crète sans moi ? D’un autre côté, comment suis-je censée assister aux cours, faire tout mon travail scolaire et surveiller Héraclès tout à la fois ?
— Je ne comprends pas, dit Aphrodite en fronçant les sourcils. Le directeur Zeus ne veut certainement pas que tu négliges ton travail scolaire pour aller courir après Héraclès. Peut-être devrais-tu lui parler des travaux. Il n’est probablement pas au courant.
— Oh, il le sait, dit Athéna. J’en suis certaine. Il y a fait largement allusion dans le mot qu’il m’a envoyé hier. En fait, puisqu’il parlait par le biais de l’oracle qu’Héraclès avait consulté, c’est lui qui lui a assigné les 12 travaux. Mais je ne comprends pas pourquoi il est si important pour mon père qu’Héraclès effectue toutes ces tâches.
— Pourquoi ne lui poses-tu pas la question ? demanda Aphrodite.
Athéna lui jeta un regard éloquent, signifiant « tu plaisantes ».
— S’il avait voulu que je le sache, il me l’aurait dit. Tu sais qu’il n’aime pas que l’on remette ses ordres en question.
— J’imagine, dit Artémis en hochant la tête, que si j’étais roi de tout et de tous, je n’aimerais pas ça non plus.
— C’est peut-être une question idiote, dit Aphrodite, mais es-tu bien certaine qu’Héraclès n’est pas déjà revenu ?
— Il a dit qu’il m’avertirait dès son retour, dit Athéna en hochant la tête.
— Mais il peut avoir oublié ? dit Artémis. Ou peut-être encore était-il épuisé du voyage et du combat mené pour attraper ce taureau et de tout le reste. Si ça se trouve, il est dans son lit, profondément endormi.
— Tu crois ? demanda Athéna en sentant renaître l’espoir.
— Il n’y a qu’une manière de le savoir, dit Aphrodite. Allez, venez.
Quelques instants plus tard, les trois déesses se faufilèrent dans le couloir, puis montèrent l’escalier menant au dortoir des garçons, au cinquième étage. Elles entendirent tout de suite de la musique. Athéna, qui jouait de la flûte, reconnut le son d’une cithare, sorte de lyre à sept cordes, et d’un aulos à anche double.
— Apollon et Dionysos doivent être en train de répéter, chuchota Artémis. C’est leur chambre, dit-elle en montrant une porte à leur gauche.
Les deux jeunes dieux faisaient partie d’un groupe appelé la Voûte céleste, qui jouait lorsqu’il y avait des fêtes à l’école.
Les filles avancèrent sur la pointe des pieds dans le couloir. À l’extérieur de la chambre d’Arès et d’Atlas, il y avait une armure. Lorsque les filles s’approchèrent, celle-ci se déplaça en cliquetant au milieu du couloir et tendit une lance pour les empêcher de passer.
— Halte là ! dit l’armure d’une grosse voix. Aucun homme ne doit passer !
— Hum, dit Aphrodite en fronçant les sourcils. Arès a dû lui jeter un sort.
Ces deux-là ne se parlaient toujours plus.
— Nous ne sommes pas des hommes, nous sommes des femmes, dit-elle à l’armure. Des déesses, en fait, alors laisse-nous passer !
L’armure se mit à vaciller, ne semblant pas trop certaine de savoir ce qu’il fallait faire. Puis, comme si elle se rappelait des leçons de bienséance apprise il y a bien longtemps, elle baissa son bouclier et s’inclina à partir de la taille en grinçant.
— Je vous prie de m’excuser, gentes dames, dit l’armure. Veuillez donc procéder.
Puis elle reprit sa position originale à côté de la porte d’Arès et d’Atlas.
Les filles passèrent prestement devant l’armure et longèrent le couloir. Lorsqu’elles arrivèrent devant la porte de la salle de bain des garçons, celle-ci s’ouvrit à la volée. Poséidon en sortit, n’ayant pour tout vêtement qu’une serviette enroulée autour de la taille. Il hurla en les voyant, tenant d’une main devant lui son trident (qui ne lui faisait qu’un piètre bouclier) et serrant sa serviette de l’autre. De l’eau dégoulinait encore de sa peau turquoise pâle et faisait une petite flaque à ses pieds.
— Que faites-vous ici ? demanda-t-il en émettant un petit couinement gêné.
— Nous cherchons Héraclès, dit Athéna. Dans quelle chambre est-il ?
— La prochaine porte par là, dit Poséidon d’un geste du menton en tenant toujours son trident et sa serviette.
Artémis dévisageait Poséidon depuis qu’il était sorti de la salle de bain.
— Tu prends ta douche avec ton trident ? finit-elle par lui demander.
— Euh… Eh bien… Ouais.
En rougissant, il partit en courant dans le couloir et disparut dans la chambre qu’il partageait avec Hadès, du moins lorsque celui-ci ne passait pas la nuit aux Enfers, bien entendu.
Il y avait une grande feuille de papyrus fixée à la porte d’Héraclès, sur laquelle on pouvait lire le message suivant, en gros caractères : « Parti en Crète. De retour plus tard. » Il avait mentionné qu’il n’avait pas encore de compagnon de chambre, alors Athéna ne s’inquiéta pas de réveiller autre que lui lorsqu’elle frappa légèrement à la porte. Pas de réponse. Elle mit une oreille sur la porte, mais aucun son ne provenait de l’intérieur.
— Il n’est pas là, dit-elle, ses épaules s’affaissant. Repartons.
— J’ai remarqué que tu avais sorti ton métier, dit Aphrodite à Athéna sur le chemin du retour vers le dortoir des filles. Tu te prépares pour le concours ?
Athéna hocha la tête, mais elle ne voulait pas encore admettre qu’elle n’avait toujours pas d’idée de sujet.
— Ça nous fera plaisir d’aller à Hypaepa avec toi, jeudi, dit Artémis en jetant un coup d’œil à Aphrodite, qui hocha la tête.
— Nous en avons parlé, dit-elle, et Perséphone a dit qu’elle viendrait aussi.
— Ça signifie que je vais devoir manquer le cours de beautéologie, dit Artémis avec un sourire. Mais c’est un sacrifice que je suis prête à faire.
— Je vous en suis reconnaissante, dit Athéna. Mais je crois que je préfère y aller seule.
— Tu en es sûre ? demanda Aphrodite.
— Oui, dit Athéna comme elles arrivaient à sa chambre. Mais merci de me l’avoir proposé. C’est vraiment gentil à vous.
— Comme tu veux, dit Artémis en haussant les épaules. Mais si tu changes d’idée, dis-le-nous.
— C’est promis, dit Athéna.
— Et essaie de ne pas trop t’en faire pour Héraclès, dit Aphrodite. Il va sûrement être là demain matin.
— Oui, dit Artémis en hochant la tête en assentiment. Le voyage en Crète a probablement demandé plus de temps que ce qu’il avait pensé.
— Vous avez probablement raison, dit Athéna comme elles se souhaitaient une bonne nuit.
Mais malgré tout, après le départ d’Aphrodite et d’Artémis, elle songea à aller réveiller Zeus pour lui parler d’Héraclès. Elle abandonna l’idée uniquement parce que son père était toujours de très mauvaise humeur lorsqu’il n’avait pas suffisamment dormi. Mais lorsqu’elle ne vit pas Héraclès au cours de vengeance-ologie le lendemain avant-midi, Athéna prit son courage à deux mains et se dirigea vers le bureau de Zeus.
Toutes les têtes de madame Hydre étaient occupées lorsqu’elle arriva, mais l’adjointe administrative fit un signe à Athéna en direction de la porte ouverte du bureau de Zeus. Lorsqu’Athéna jeta un œil à l’intérieur, elle vit une grande maquette de temple posée au beau milieu du bureau de son père. Mais pas de Zeus en vue.
— Hé ho ? lança-t-elle.
Sa grosse crinière rousse sortit de derrière la maquette.
— Athé ! Il était temps que tu viennes voir ton cher vieux papa, dit-il. Je t’ai envoyé une missive il y a deux jours. Ne l’as-tu pas reçue ?
Puis il replongea la tête derrière la maquette, qui lui faisait face. Il tripotait quelque chose de son côté, de sorte qu’elle ne voyait pas ce qu’il faisait.
— Oui, dit Athéna, en déglutissant, mais j’ai eu beaucoup de travail, et…
— Ça ne fait rien, l’interrompit Zeus. Tu es là, maintenant. Assise. Assise.
Prenant la même chaise verte au dossier en forme de coquillage que la dernière fois, Athéna leva les yeux au ciel. Chaque fois qu’il lui demandait de s’asseoir, c’était comme s’il donnait un ordre à un chien.
— C’est une maquette du temple dont j’ai vu les plans vendredi dernier ? demanda-t-elle, puisqu’il ne disait rien.
Et que faisait-il derrière, de toute manière ?
Zeus hocha la tête avec enthousiasme et retourna la maquette pour qu’elle puisse en voir la façade. À en juger par la taille des fenêtres et des portes en relation avec l’ensemble de l’édifice, ce temple serait immense. Il était entouré de tous les côtés de colonnes élevées, recouvertes de marbre et d’or, et il y avait devant un piédestal sur lequel se trouvait une statue gigantesque de Zeus lui-même tenant un éclair à la main.
— Renversant, n’est-ce pas ? dit-il, le visage brillant d’excitation. J’ai dit à l’architecte que je voulais quelque chose qui en imposerait tellement aux mortels qu’ils se précipiteront par terre dès qu’ils le verront.
— Ça devrait faire l’affaire, dit Athéna en admirant la maquette.
— Ne crois-tu pas qu’il faudrait ajouter plus de babioles ?
— Des babioles ?
— Tu sais, dit-il en agitant les mains partout autour. Peut-être un paquet de volutes par ci, des boucles par-là, des bannières, des créatures, des tours. Un peu plus de fioritures de ce genre, çà et là.
— Non, je crois qu’il est très bien comme il est, dit Athéna avec tact.
L’architecture de l’édifice était sobre et de bon goût, tout à fait l’opposé des idées de Zeus. Elle remarqua une dizaine de petites figurines disposées autour de la statue le représentant, et elle prit conscience qu’il devait jouer à sa propre version de la maison de poupée avec les personnages, les déplaçant autour de la statue en s’imaginant qu’il s’agissait de Grecs venus l’adorer. Pardieu ! Il agissait parfois comme un enfant, format géant !
— Tu as probablement raison, dit Zeus en hochant la tête. De plus, la construction est presque terminée. Il ne reste plus qu’à s’occuper des œuvres d’art et des sculptures.
Regardant par l’une des fenêtres de la maquette, Athéna remarqua les surfaces vierges sur les murs et les piédestaux vides.
— Alors, dit Zeus qui l’examina attentivement après avoir poussé brusquement la maquette de côté et s’être appuyé sur ses coudes, les mains jointes. Comment se porte notre protégé ?
— Euh, eh bien, dit Athéna en se tortillant sur sa chaise. Je… je ne sais pas exactement. Il est allé en Crète, hier. Et il devrait être revenu à l’heure qu’il est, mais…
— QUOI ? tonna Zeus en plissant les sourcils de colère et en frappant le bureau de ses paumes, ce qui fit tressauter tout ce qui se trouvait dans la pièce, Athéna y compris. Tu as laissé Héraclès aller en Crète tout seul ? Sans m’avertir ? Et après que je t’aie demandé exprès de le surveiller ?
— Je sais, je sais, répondit Athéna en se ratatinant sur sa chaise. C’est juste que je ne voulais pas te déranger. Je croyais qu’il allait revenir plus tôt que ça. Je suis désolée.
Se mettant à grogner soudainement, Zeus se frappa le côté de la tête, et son regard vague, mais pas inconnu indiqua que Métis était en train de lui parler.
— Oui, tu as raison, il aurait sans doute été plus sage de choisir quel-qu’un d’autre qu’Eurysthée pour établir la liste des travaux, admit-il à la fois contrarié et réservé. Et, oui, j’imagine que j’aurais dû revoir la liste moi-même avant qu’il la remette à Héraclès, mais je ne pensais pas…
Métis avait dû l’interrompre encore une fois, parce qu’il soupira, et il se mit de nouveau à écouter.
— Je sais que c’est un échéancier terriblement serré, mais le temple sera…
Sa voix s’évanouit, et son regard devint furtif lorsqu’il jeta un coup d’œil à Athéna.
— Nous continuerons d’en parler plus tard, Métis, gronda-t-il.
— Le temple sera quoi ? demanda Athéna une fois qu’il eut donné congé à Métis.
— Hein ? dit Zeus, le regard vide.
— Le temple sera quoi ? répéta-t-elle. Tu n’as pas fini ta phrase. Et tu parlais du temple où Héraclès est allé consulter l’oracle ? Ou de celui qu’on construit en ton honneur ? Ou d’un autre temple ?
Au même moment, madame Hydre les interrompit en passant deux têtes par la porte. Était-ce son imagination, ou Zeus avait-il l’air soulagé ?
— Une lettre vient d’arriver par le service de livraison expresse Hermès, l’informa son adjointe.
Un morceau de papyrus roulé attaché avec un large ruban rouge frétillait en essayant de se soustraire à sa poigne. Dès qu’elle le lâcha, le papyrus se servit de ses ailes minuscules pour aller se poser sur le bureau de Zeus. Celui-ci retira le ruban rouge et déroula le papyrus.
— Ça vient d’Héraclès, dit-il après l’avoir parcouru rapidement. Puis il commença à lire à haute voix :
Cher monsieur le directeur Zeus,
Désolé d’avoir manqué l’école hier. Comme Athéna vous l’a sans doute appris à l’heure qu’il est (et là, Zeus releva sa tête hirsute pour lancer un regard appuyé à Athéna), je suis allé en Crète pour aller tâter du taureau. Aujourd’hui, je m’en vais à Thrace pour capturer des juments, et ensuite je partirai pour l’Afrique du Nord afin de voler le troupeau de bœufs du Géryon. Yahou !
« Pardieu ! pensa Athéna. Un vrai géryon ? » Ses amies et elle en avaient combattu peu de temps avant dans la Forêt des bêtes, mais il s’agissait d’un faux. Les vrais géryons étaient des créatures terrifiantes à une tête, deux bras, trois troncs, quatre ailes et six pattes, avec des serres acérées, des lèvres vertes gluantes et une haleine tout à fait fétide, pire encore que celle du mouton noir de la famille de madame Hydre !
Zeus poursuivit sa lecture.
Quoi qu’il en soit, je prévois revenir à l’AMO jeudi avant-midi. Et je promets d’étudier jour et nuit pour rattraper le travail que je manque en n’assistant pas aux cours depuis lundi, si seulement vous acceptez de me garder à l’Académie.
Avec toute mon adoration,
Héraclès
Zeus avait l’air de se sentir un peu coupable lorsqu’il termina la lecture. Il devait enfin se rendre compte qu’il avait exigé l’impossible d’Héraclès, s’attendant à ce qu’il effectue ses 12 travaux en une semaine tout en restant à l’école et en faisant son travail scolaire. Bien qu’elle fût soulagée de savoir qu’Héraclès était hors de danger, Athéna ne pouvait s’empêcher de se sentir un peu vexée qu’il ait envoyé un message à Zeus pour lui dire ce qui se passait, mais qu’il ne se soit pas donné la peine de communiquer avec elle. Ne savait-il pas qu’elle était inquiète ? Et comme c’était par pure coïncidence qu’elle se trouvait là lorsque la lettre était arrivée, elle serait encore dans le noir total, sans cela !
Chassant ce désagréable sentiment, elle fit un calcul rapide. Si tout allait bien, il ne resterait plus à Héraclès que trois travaux à effectuer lorsqu’il reviendrait le jeudi matin. Elle aurait aimé savoir de quoi il s’agissait. Si seulement elle n’avait pas cette compétition contre Arachné. Elle ne voulait pas manquer son arrivée !
— Ne pourrais-tu pas accorder à Héraclès une ou deux journées de plus pour terminer ses 12 travaux ? suggéra-t-elle à Zeus, quoique, ayant entendu une partie de la conversation avec sa mère, elle crut connaître la réponse.
— Une fois que les mots d’un dieu ont été transmis par un oracle, dit Zeus en secouant sa grosse tête d’un côté et de l’autre, on ne peut plus les modifier.
— Oh, dit Athéna. C’est ce que je craignais.
Zeus frappait le bout de ses doigts les uns contre les autres. Ce qui provoqua des étincelles qui vinrent tomber sur une pile de papiers sur son bureau.
— Tu ne peux pas savoir à quel point il est important pour moi qu’Héraclès réussisse, Athé, dit-il.
Hochant la tête, Athéna se pencha et se mit à souffler sur les papiers pour les empêcher de prendre en feu. C’était un vrai miracle que son bureau n’ait pas encore été incendié.
— Il faut que tu continues à l’aider, dit Zeus. Lorsqu’il sera rentré, je veux que tu lui colles après comme une puce à un lion jusqu’à ce qu’il termine jusqu’au dernier de ses travaux.
Athéna n’aima pas trop être comparée à une puce. Mais personne n’ergotait sur le choix de comparatifs du roi des dieux, fût-il son père.
— D’accord, dit-elle. Mais…
— Il n’y a pas de « mais » qui tienne, l’interrompit Zeus d’un air sévère.
Contrairement au vendredi précédent, il ne semblait pas d’humeur à la supplier pour obtenir son consentement. C’était un ordre, cette fois. Elle avait été sur le point de mentionner son engagement au concours de tissage de jeudi, mais elle crut préférable de s’en abstenir en fin de compte. Si Zeus était si dési-reux de la voir aider Héraclès, il devait avoir de très bonnes raisons. Peut-être devrait-elle trouver un moyen de se soustraire à la compétition.
Les yeux de Zeus redevinrent vagues, et il se frappa le côté de la tête d’une main.
— C’est bon, Métis. Ne t’énerve pas, je vais le lui dire ! Ta mère veut que tu saches que nous t’aimons beaucoup, dit-il en levant les yeux au ciel à l’intention d’Athéna. Et que personne d’autre ne prendra ta place dans nos cœurs, peu importe sa force ou son habileté au combat. Tu possèdes d’autres habiletés qui sont… euh… tout aussi importantes et utiles.
— D’autres habiletés ? répéta Athéna.
Zeus fit une pause pour continuer d’écouter Métis.
— Des habiletés artistiques, par exemple, dit-il enfin. Tu es douée pour inventer des choses et pour l’artisanat, tu sais, comme le tissage, poursuivit-il en agitant une grosse main dans les airs.
— Compris, dit Athéna rapidement.
Heureusement, la cloche-lyre sonna au même moment.
— Je crois que je devrais y aller, hein ? dit-elle en sautant sur ses pieds. Je ne voudrais pas être en retard en classe !
— C’est ça, vas-y, répondit Zeus plutôt distraitement.
Vu la manière dont il secouait la tête, il semblait bien que Métis était encore en train de l’entretenir de quelque chose.
— Et n’oublie pas ce que je t’ai dit, lui lança-t-il comme elle passait la porte en coup de vent.
« À quel propos ? De combien maman et lui m’aiment tendrement ? se demanda Athéna. Ou à propos de coller à Héraclès comme une puce à un lion ? »
Il était évident que Zeus se sentait fier de la force et des habiletés de combattant d’Héraclès, pensait-elle en parcourant le couloir pour se rendre à son cours suivant. Cela ne la déran-geait pas vraiment. Eh bien, si, en fait. Juste un peu. Toutefois, elle aurait préféré que Zeus ne parle pas de son tissage. C’était chouette de savoir que sa mère et son père l’aimaient, peu importent ses habiletés, mais elle voulait qu’ils soient également fiers d’elle. Aussi fiers que Zeus l’était d’Héraclès. Elle ne pouvait simplement pas se désister du concours maintenant. Autrement, cela reviendrait à déclarer forfait, et ses parents ne seraient alors pas du tout fiers d’elle. Elle ne pouvait pas laisser une simple mortelle la surclasser à un art pour lequel elle était si réputée. Ça ne serait pas sage du tout !
Mais comment ferait-elle pour se trouver à deux endroits différents en même temps ?