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À l’essai

Les neuf têtes de madame Hydre se relevèrent vers Athéna lorsqu’elle arriva dans le bureau d’accueil.

— Bonjour, ma chère, dit la tête orange alors que les autres recommencèrent à lire des documents, additionner des chiffres ou quoi que ce soit d’autre qu’elles aient pu faire avant son arrivée. Le directeur Zeus t’attend, alors entre tout de suite.

— Merci, dit Athéna.

Elle fit quelque pas en direction du bureau de Zeus, puis se retourna.

— Madame Hydre ?

La tête verte et la tête violette de l’adjointe administrative pivotèrent vers elle.

— Je me demandais simplement si…

— Oui ? l’interrompit l’impatiente tête violette de madame Hydre.

— Vous pourriez me dire de quelle humeur il est ? termina Athéna.

— Pas facile à dire. Il est resté enfermé dans son bureau tout l’avant-midi.

Au même moment, Zeus ouvrit sa porte à la volée, la faisant sortir de deux de ses gonds, chose qui arrivait plutôt souvent, en réalité. Si souvent, en fait, qu’aucune des têtes de madame Hydre ne s’en soucia. L’adjointe se contenta d’appuyer sur un bouton identifié « charnières » pour appeler un homme de service afin de réparer la porte.

Athéna leva les yeux pour regarder la tête massive de Zeus, avec ses cheveux roux en bataille et sa barbe frisée, alors que la silhouette du directeur remplissait l’encadrement de la porte.

— Salut, papa, dit-elle. Tu voulais me voir ?

— Tu parles que je voulais te voir ! beugla-t-il. Alors, que fais-tu là à discuter avec madame Hydre ?

Il se recula de quelques centimètres pour la laisser entrer. Il faisait plus de deux mètres de hauteur et avait les muscles saillants ; il la surplombait comme un géant alors qu’elle se faufilait dans la pièce.

Zeus ferma la porte derrière eux, et celle-ci pendouillait d’un air grotesque en grinçant sur sa seule charnière valide. Comme d’habitude, on aurait dit qu’une tornade avait dévasté le bureau du directeur. Des documents, des rouleaux, des cartes, des pièces éparpillées d’un jeu d’olympusopoly et des bouteilles vides de jus de Zeus étaient éparpillés un peu partout. Des plantes à moitié mortes étaient perchées sur des classeurs cabossés, et il y avait un peu partout dans la pièce plusieurs chaises aux coussins constellés de brûlures disposées de sorte qu’elles créaient un énorme labyrinthe.

— Assise ! ordonna Zeus en traversant la pièce pour se rendre jusqu’à l’imposant trône doré situé derrière son bureau.

Comme il se penchait pour s’y asseoir, Athéna tira une chaise verte au dossier en forme de coquillage de l’autre côté de son bureau. Mais elle dut y enlever les rouleaux et les emballages vides de biscuits Oracle avant de pouvoir s’y asseoir.

Puis elle montra du doigt plusieurs grandes feuilles de papyrus recouvertes de croquis sur le bureau de Zeus.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en se penchant en avant pour mieux regarder ce qui semblait être des esquisses pour un nouveau bâtiment quelconque.

— Les plans d’un nouveau temple, dit Zeus avec fierté. Les gens d’Olympie vont le consacrer à ma petite personne ! Naturellement, il sera construit selon mes spécifications ; c’est pourquoi je consigne toutes les nouvelles idées en matière d’architecture, continua-t-il avec un enthousiasme grandissant.

Il montra une pile de revues Temples d’aujourd’hui sur le coin de son bureau. Sur la page couverture, on pouvait lire :

• Corinthiennes, ioniques ou doriques ?

Ce que votre choix de colonnes révèle sur vous

• Tendance du jour : décorez votre temple en illustrant les exploits des mortels

• Épatez vos adorateurs en installant du marbre sur toutes les surfaces !

— Je te garantis que ce temple surpassera tous les autres temples de la Grèce !

— Impressionnant, dit Athéna. Et félicitations !

Elle fut surprise de constater à quel point elle était excitée. Ce n’était pas comme s’il s’agissait du premier temple érigé en l’honneur de son père. Il était le plus important et le plus craint de tous les dieux, les gens sur terre faisaient donc tout ce qu’ils pouvaient pour gagner ses faveurs.

Les larges bandes d’or qui entouraient les poignets de Zeus scintillaient alors qu’il transférait dessins et revues sur le plancher afin de pouvoir mettre ses pieds chaussés de sandales sur le bureau.

— Mais trêve de bavardage. Ce n’est pas pour ça que je t’ai appelée ici aujourd’hui.

— C’est au sujet de mes études ? dit Athéna prudemment en s’appuyant sur le dossier de sa chaise. J’ai eu des A partout, alors je ne vois pas comment…

— Pas du tout, dit Zeus en faisant un geste de la main. Tes professeurs me disent que tu t’en tires brillamment.

— Oh, bien, dit Athéna en sentant ses épaules se détendre.

Soudainement, Zeus eut un regard bizarre. Il se frappa le côté de la tête de sa paume massive. De minuscules éclairs jaillirent d’entre ses doigts, faisant roussir le mur situé à la droite de son bureau et mettant le feu à sa barbe. Zeus se souffla sur la poitrine pour éteindre les flammes.

— Merci bien, Métis, bougonna-t-il, parlant à la mère d’Athéna, une mouche qui vivait à l’intérieur de son crâne. J’aimerais que tu voies ce que tu viens juste de me faire faire ! D’accord, d’accord, dit-il après une pause. Ne te mets pas dans tous tes états. Je sais que ce n’est pas la fête pour toi, d’être prisonnière à l’intérieur de ma tête. Oui, je suis certain qu’elle comprend, mais je vais lui dire.

— Me dire quoi ? demanda Athéna.

Avoir pour mère une mouche était tout à fait singulier. D’autant plus qu’elle ne pouvait même pas la voir. Elle se demandait parfois quel effet ça ferait d’avoir une vraie mère, une mère qui, en plus de lui ressembler, pourrait cui-siner et coudre, la réconforter et lui faire des câlins. Ou à tout le moins lui parler !

— Ta mère fait dire qu’elle est désolée de ne pas pouvoir jouer un rôle plus actif dans ta vie, dit Zeus en lui jetant un coup d’œil. Et elle espère que tu sais qu’elle t’aime quand même.

Athéna déglutit. Métis avait-elle lu dans ses pensées ?

— Oui, je sais, dit-elle d’un air coupable.

— Bien, dit Zeus. Maintenant, sois gentille et fiche le camp.

Déconcertée, Athéna se leva de sa chaise.

— Pas toi ! dit Zeus vivement. Je parlais à ta mère encore une fois.

— Oh ! dit Athéna en se rasseyant.

Les grands pieds de Zeus retombèrent sur le plancher, faisant sauter tout ce qui se trouvait dans la pièce. Il croisa ses grosses mains sur le plateau de son bureau et se pencha en avant.

— Tu dois te demander pourquoi je t’ai fait venir ici, dit-il.

— Eh bien, oui, en fait, admit-elle.

Les yeux de son père se dirigèrent vers les dessins qu’il avait mis de côté, puis revinrent se poser sur elle.

— J’ai invité un nouveau garçon à l’AMO, commença-t-il.

— Tu parles d’Héraclès ? l’interrompit Athéna.

Qu’est-ce que ce nouveau garçon pouvait bien avoir à faire avec elle ?

— C’est bien lui, dit-il en hochant la tête, puis il fit une pause. Le fait est qu’il est ici à l’essai.

— À l’essai ? répéta Athéna.

Qu’est-ce que c’était censé signifier ? Et pourquoi lui parlait-il de ça ?

— Je lui donne une semaine pour faire ses preuves, dit Zeus. Pour voir s’il est réellement à sa place ici.

— Je vois, dit Athéna.

En réalité, elle ne voyait rien du tout. Pourquoi exiger ça d’Héraclès, alors que le précédent mortel admis à l’AMO, Orion, avait été admis sans période d’essai ? D’un autre côté, Orion avait causé bien des problèmes à l’AMO ; c’était peut-être la raison pour laquelle Zeus avait décidé de changer les règles du jeu.

— Héraclès est tout en muscles, mais il n’a pas de cervelle, lui confia carrément Zeus. Et il est plutôt impétueux. Il agit parfois comme un char sans conducteur qui va bientôt perdre une roue.

— Vraiment ? dit Athéna. Et tu en es certain ?

Peut-être ses amies n’étaient-elles pas les seules à juger trop rapidement le nouveau.

— J’ai reçu un rapport de son ancienne école, dit Zeus en hochant âprement. Il semble qu’il y ait eu une escarmouche entre le professeur de musique et lui. Et ça s’est terminé sur une note amère. Pour résumer, Héraclès a fini par casser une lyre sur la tête du professeur.

— Par tous les dieux ! s’exclama Athéna.

Elle se demanda pourquoi son père lui racontait tout ça. Voulait-il la prévenir de faire attention à Héraclès ? Si le garçon avait causé des problèmes à son autre école, pourquoi Zeus l’avait-il invité à venir à l’AMO ? Si, comme tous les autres élèves de l’école, elle n’avait pas été aussi intimidée par son père, elle le lui aurait demandé.

— Voici pourquoi je te dis tout ça, dit Zeus, comme si, lui aussi, il pouvait lire dans ses pensées. Je veux que tu gardes un œil sur Héraclès pour moi. Deviens son amie ; propose-lui ton aide et tes conseils.

— Quoi ? Pourquoi moi ? dit Athéna en écarquillant les yeux.

Ce n’était pas du tout ce à quoi elle s’attendait.

— Qui de mieux que ma fille préférée de tout l’univers ? dit Zeus en souriant de toutes ses dents blanches éblouissantes. Et de plus, tu es la déesse de la sagesse, n’est-ce pas ?

Pardieu ! C’était la deuxième fois en une heure que quelqu’un le lui rappelait.

— Eh bien, ouais… dit-elle sans grand enthousiasme.

Une partie d’elle s’inquiétait de ne pas être à la hauteur du titre qu’on lui accordait, mais une autre partie se sentait flattée que Zeus l’ait choisie… qu’il crût qu’elle pouvait aider Héraclès. Elle se dit qu’il ne devait pas craindre qu’Héraclès lui casse une lyre sur la tête.

— Allons, Athé, la cajola Zeus. Si je te le demande avec un joli « s’il vous plaît » arrosé de nectar ?

Athéna sourit. Comment refuser lorsque c’était demandé si gentiment ? Et elle désirait vraiment lui faire plaisir.

— D’accord, dit-elle. Je vais m’en occuper.

— Excellent ! tonna Zeus.

Sautant de son trône, il se pencha par-dessus le bureau, la souleva de sa chaise et l’enlaça pour lui faire un câlin, qui lui sembla plutôt une prise de l’ours.

— Oumpf, exhala Athéna en se débattant pour respirer.

Des secousses électriques fusaient du bout des doigts de son père. Enfin, il la relâcha et se laissa retomber sur son trône. Pendant qu’Athéna reprenait son souffle, il prit les dessins du temple et se mit à les examiner une fois de plus.

— Euh… est-ce que nous en avons fini ici ? demanda-t-elle après une minute.

— Oh, salut, Athé, dit Zeus en relevant la tête, l’air surpris qu’elle soit encore là. Tu voulais quelque chose ?

— Euh, non, je crois que je vais y aller.

Elle se leva et s’apprêta à s’éclipser. En enjambant une pile de dossiers, elle écrasa accidentellement une boîte vide de Zapomme. Crack ! Le son dut attirer l’attention de Zeus, car lorsqu’elle fut presque sur le pas de la porte, sa tête apparut au-dessus d’un des classeurs qui se trouvaient derrière elle.

— Une dernière chose, dit-il au moment où elle poussait la porte brisée.

— Oui, monsieur ? dit-elle en le regardant par-dessus son épaule.

— Ne lui dis pas que je t’ai demandé de l’aider.

— Mais… dit-elle en levant les sourcils.

— Oh, et encore une autre chose, l’interrompit-il.

— Oui ? dit-elle de nouveau.

Les yeux bleus perçants de son père plongèrent dans ses yeux gris à elle, en lui jetant son fameux regard de roi-des-dieux-maître-des-cieux.

— Ne me déçois pas, ordonna-t-il.

— D’accord, dit-elle.

Qu’aurait-elle pu dire d’autre ? Puis elle se carapata avant qu’il n’ait le temps de la retenir encore une fois.