12
Les derniers travaux
Athéna était si captivée par son tissage ce soir-là que même après que Pandore fut rentrée pour se mettre au lit, elle continua à travailler. Et, bien entendu, elle passa tout droit le lendemain matin (la deuxième fois en une semaine !) et dut sauter le petit déjeuner. Après avoir englouti quelques barres d’énergie Déjeuner des dieux prises dans sa réserve qui baissait rapidement, elle fila à toute vitesse jusqu’au rez-de-chaussée. Elle venait juste de prendre quelques rouleaux de texte dans son casier, lorsque Perséphone arriva en courant, la détresse se lisant sur son visage naturellement pâle.
— Hadès vient de me faire parvenir un mot ! dit-elle en tenant encore serrée à la main la feuille de papyrus. Il y a des problèmes aux Enfers !
— Est-ce que ça concerne Héraclès ? demanda Athéna en retenant son souffle, bien qu’elle fût presque certaine de connaître la réponse.
Et comme de fait, Perséphone hocha la tête.
— Au petit déjeuner ce matin, il a demandé à Hadès de lui prêter Cerbère.
— Mais Hadès a refusé ? devina Athéna.
— Héraclès, dit Perséphone en hochant la tête de nouveau, a semblé bien réagir à ce refus, mais Hadès l’a suivi lorsqu’il est sorti de la cafétéria, juste pour en être certain.
— Laisse-moi deviner, dit Athéna. Héraclès est descendu aux Enfers et a essayé de faire sortir Cerbère en douce.
— Han han. Et lorsqu’Hadès l’a rattrapé, Héraclès essayait de fixer des cornes aux têtes de Cerbère.
— Des cornes ? dit Athéna, perplexe.
— C’était un déguisement, j’imagine, dit Perséphone en haussant les épaules. Il essayait de le faire ressembler à une chèvre à trois têtes !
— Comme si personne n’allait s’en apercevoir ! râla Athéna. Alors, maintenant, ce sont Hadès et Héraclès qui s’affrontent, je parie.
— Oui, dit Perséphone en hochant la tête. Et je crains que quelqu’un soit blessé.
« Étant donné la taille et la force d’Héraclès, ce serait fort probablement Hadès, pensa Athéna. Pas étonnant que Perséphone est inquiète. Eh bien, s’il n’y a qu’une bonne raison de manquer les cours, c’est celle-là. »
— Allons voir ce qui se passe, dit-elle en remettant les rouleaux dans son casier et en fermant la porte à la volée.
Les deux filles se métamorphosèrent rapidement en oiseaux, une chouette pour Athéna, et une colombe pour Perséphone, avant de s’envoler directement vers la rivière Styx, où elles redevinrent elles-mêmes aussi vite.
— Nous devons y aller en bateau, lui dit Perséphone. C’est le seul moyen.
Étant déjà allée aux Enfers de nombreuses fois pour rendre visite à Hadès, Perséphone connaissait Charon, le vieux passeur grisonnant.
— Qui est ton amie ? lui demanda-t-il lorsqu’il se pencha pour prendre les deux déesses à bord de sa barge.
Lorsque Perséphone eut fait les présentations, Charon enfonça son long bâton dans la rivière et propulsa l’embarcation.
— Alors, j’imagine que tu as entendu parler des feux d’artifice, sur l’autre rive, dit-il d’un air ennuyé. Tous ces grognements et ces cris ont vraiment dérangé mes premiers passagers, et ce n’était pas Cerbère qui faisait tout ce bruit !
Perséphone et Athéna se regardèrent d’un air inquiet.
— Ne peut-il pas aller plus vite ? chuchota Athéna.
— Non, dit Perséphone en secouant la tête. Et ne le lui demande pas.
Mais malheureusement, Charon l’avait entendue.
— Les vivants sont toujours si pressés. C’est pourquoi je préfère les morts. Ils ont l’éternité devant eux.
Leur barque toucha enfin la rive opposée, et Athéna et Perséphone sautèrent sur la berge aussitôt.
— Merci ! lancèrent-elles à Charon alors qu’il repoussait déjà son bateau pour retourner de l’autre côté.
Un épais brouillard gris et humide les empêchait de voir devant elles alors qu’elles se hâtaient dans un sentier marécageux. Mais Athéna pouvait entendre les garçons qui criaient plus loin devant. Elle faillit perdre une sandale dans la vase, et l’odeur des herbes pourrissant dans l’eau stagnante lui donnait des haut-le-cœur. Comme elle s’y était attendue, les Enfers étaient un endroit glauque.
Puis le brouillard se leva, et elles arrivèrent devant des champs et des champs de longues tiges surmontées de jolies fleurs blanches.
— Des asphodèles, l’informa Perséphone, mine de rien. C’est ce dont se nourrissent les morts… leurs fantômes, plus précisément.
« Intéressant », pensa Athéna en humant le parfum suave des fleurs.
Elle aurait aimé avoir le temps de bien regarder ce qui l’entourait, et peut-être même de rencontrer quelques fantômes, puisque c’était la première fois qu’elle venait dans cet endroit. Mais Perséphone et elle étaient là en mission ! À l’autre extrémité du deuxième champ d’asphodèle, elles virent les garçons.
Héraclès faisait tournoyer son gourdin comme s’il avait l’intention de s’en servir. Mais sur quoi ou sur qui ? Hadès n’était nulle part en vue. Et Cerbère se tenait à quelque distance de là, ses trois têtes posées sur ses pattes et sa queue de serpent lovée autour de lui. Il semblait avoir sagement décidé de ne pas se mêler de l’altercation entre les garçons.
— Tu ne peux pas taper sur quelque chose que tu ne vois pas, hein, Héraclès ? narguait la voix d’Hadès, surprenant les deux jeunes déesses.
— Il doit porter son casque d’invisibilité, chuchota Perséphone à Athéna. Il m’en a parlé une fois, mais il a dit qu’il ne devait servir qu’en temps de guerre.
— Ça ressemble plutôt à ça, chuchota Athéna à son tour pendant qu’Héraclès fendait l’air de sa massue.
— Allez, bats-toi de manière équitable ! Montre-toi ! cria-t-il.
— Arrête ça immédiatement ! hurla Athéna.
Stupéfait, Héraclès pivota vers elle.
— Toi aussi, Hadès ! lança Perséphone. Tout ceci est ridicule !
Entendant sa voix, les têtes de Cerbère se relevèrent et sa queue de serpent se mit à s’agiter joyeusement. Sautant sur ses pieds, il courut en bondissant jusqu’à Perséphone et se mit à lui lécher le visage de ses trois langues.
Au moment même où Héraclès baissait son gourdin, Hadès retira son casque d’invisibilité et redevint visible.
— Parlons de ce qui se passe, dit Athéna en regardant les deux jeunes dieux d’un air consterné.
— J’ai déjà essayé, dit Héraclès en fusillant Hadès du regard. Mais mon gourdin est plus convaincant que mon discours. La meilleure manière de régler ça, c’est de se battre.
— Non, dit Athéna en croisant les bras sur sa poitrine. Assis, et assis, poursuivit-elle en montrant le sol du doigt.
Elle se rendit compte qu’elle faisait exactement comme son père. Mais cela fonctionna, car les deux garçons s’assirent sur le sol. De même que Cerbère.
— Serrez-vous la main, dit-elle.
Cerbère tendit une patte.
— Non, pas toi, dit Perséphone en frottant son pelage. Eux, enchaîna-t-elle en montrant les garçons.
L’air un peu piteux, Héraclès tendit une main vers Hadès. Après quelques moments d’hésitation, Hadès lui serra la main.
— Voilà qui est mieux, dit Athéna. As-tu expliqué à Hadès pourquoi tu voulais emprunter Cerbère ? demanda-t-elle en se tournant vers Héraclès.
— Oui. Parce que je dois aller le montrer à mon cousin.
— Ce n’est pas une très bonne raison pour le faire sortir des Enfers, dit Hadès en fronçant les sourcils. Cerbère est un chien de travail. Il a du boulot à faire ici !
Tout le monde se mit à regarder Cerbère. Le chien s’était couché sur le dos et se tortillait dans l’herbe tandis que Perséphone lui grattait le ventre.
— C’est ce qu’on peut voir, dit Héraclès sèchement.
Athéna ne put s’empêcher de faire un petit sourire.
— Héraclès t’a-t-il expliqué qu’emprunter Cerbère lui permettrait d’accomplir son douzième travail ? demanda-t-elle à Hadès.
— Oui, dit Hadès. Mais je ne suis pas trop d’accord que Cerbère y participe, peu importe ce qu’un quelconque oracle ait pu dire. Et à quoi servent tous ces travaux, de toute manière ?
Athéna ne lui révéla pas qu’elle s’était posé la même question. Zeus devait certainement avoir une bonne raison, mis à part le fait qu’il veuille voir si Héraclès méritait vraiment d’étudier à l’AMO, mais, quelle que fût cette raison, il ne lui en avait certainement pas révélé la teneur. Et à coup sûr, il devait s’agir de quelque chose de très important !
— Écoute, tu sais que le cousin d’Héraclès a été choisi pour décider quels travaux il devrait accomplir, pas vrai ? dit Athéna à Hadès. Héraclès n’a rien à voir là-dedans.
Hadès hocha la tête.
— Alors, dit Athéna, puisque c’est le douzième travail, c’est sans doute la tâche la plus imposante et la plus difficile à laquelle il ait pu penser.
Elle fit une pause pour laisser le temps à cet énoncé de faire son effet.
Hadès ne disait rien, mais il écoutait visiblement avec beaucoup d’attention.
— Eurysthée voit de toute évidence Cerbère comme étant l’une des créatures les plus redoutables, au même titre que l’hydre, le taureau de Crète et le géryon. Ma foi, c’est presque un honneur que Cerbère fasse partie des travaux.
Athéna omit de dire que nettoyer les écuries d’Augias faisait aussi partie de la liste des travaux, et elle espérait qu’Hadès n’en ait pas entendu parler ou à tout le moins qu’il ne s’en souviendrait pas.
Mais heureusement, ses paroles semblaient l’avoir ébranlé.
— Vraiment ? dit-il en regardant Héraclès, qui hocha la tête.
Il demeura silencieux pendant quelques instants, semblant réfléchir profondément.
— Si je te laissais prendre Cerbère… reprit-il enfin à l’intention d’Héraclès.
— Oui ? répondit celui-ci avec empressement.
— Il faudrait qu’il soit d’accord. Je veux dire qu’il faudra que tu l’emmènes sans user de la force.
— Bien sûr, d’accord, dit Héraclès.
— Et pour montrer ta bonne foi, continua Hadès, tu devras me laisser ton gourdin jusqu’à ce que tu reviennes aux Enfers pour ramener Cerbère.
— Hors de question ! rugit Héraclès en serrant son gourdin sur sa poitrine.
— Par tous les dieux ! dit Athéna. Tu es aussi attaché à ta massue qu’Eurysthée est attaché à son urne !
— Ce n’est pas la même chose, dit-il, vexé.
— Ah non ? répondit-elle en le fixant du regard.
— Bon, d’accord, dit Héraclès en baissant les yeux sur son gourdin et en soupirant. S’il le faut.
Puis, le berçant comme s’il s’agissait d’un bébé, il le déposa sur les bras tendus d’Hadès.
— Whoa ! s’exclama Hadès en chancelant vers l’avant et en perdant presque l’équilibre alors que ses bras s’affaissaient sous le poids de la massue. Pas tout à fait léger, n’est-ce pas ?
— Tu me promets de surveiller mon gourdin et de voir à ce qu’il soit en sécurité ? dit Héraclès en le regardant solennellement.
— Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer, répondit Hadès sobrement.
Et, tout à son honneur, il ne se mit pas à rire. Mais étant donné le poste qu’occupait Hadès, ce n’était pas un serment bien difficile à faire, pourtant Héraclès l’accepta.
Tout de même, Cerbère ne semblait pas trop content de quitter les Enfers, particulièrement avec quelqu’un qui avait essayé de lui planter des cornes sur les têtes. Il rouspéta et claqua les mâchoires lorsqu’Héraclès essaya de le prendre.
— Essaie avec ça, dit Hadès en sortant de sa poche une poignée de biscuits pour chiens.
Avec l’aide des gâteries, Héraclès réussit enfin à convaincre Cerbère de venir avec lui. Perséphone et Athéna les accompagnèrent sur la barque de Charon, mais Hadès resta sur la berge de la rivière pour attendre le retour de Cerbère. Alors qu’ils s’éloignaient de la rive, Héraclès regardait d’un air nostalgique sa massue, qu’Hadès avait toujours dans les mains.
— Peut-être pourrais-je tout simplement…
— N’y pense même pas, l’interrompit Athéna. Le gourdin reste aux Enfers. Compte-toi chanceux qu’Hadès ait accepté de passer ce marché avec toi.
Héraclès bouda un tantinet, mais elle tint son bout. Lorsqu’ils atteignirent l’autre côté de la rivière, Cerbère et lui partirent en direction de la maison de son cousin.
Lorsque les filles revinrent à l’AMO, elles avaient déjà manqué leurs cours de la matinée, de même que le déjeuner.
— À plus tard, lança Athéna à Perséphone.
Puis elle se dépêcha de se rendre au cours de vengeance-ologie.
Héraclès finit par arriver vers la fin du cours, sans Cerbère et avec son gourdin.
— Désolé d’être en retard, dit-il à madame Némésis.
Elle se contenta de hocher la tête et lui dit d’aller s’asseoir. Athéna se demanda pourquoi elle n’avait pas bronché, d’autant plus qu’il avait manqué toute une semaine de cours, mais elle se dit que si tous les étudiants étaient au courant des travaux d’Héraclès, les enseignants devaient l’être aussi. Zeus leur avait probablement demandé d’excuser ses absences.
Héraclès leva un pouce à l’intention d’Athéna avant de s’asseoir pour lui signifier qu’il avait réussi. Et en faisant un grand sourire, il montra son gourdin. Cependant, ils n’eurent pas l’occasion de se parler avant la fin du cours.
— Merci de ton aide, avec Cerbère, dit-il comme ils sortaient de la classe ensemble.
— Tout s’est bien passé ? demanda-t-elle.
Il hocha la tête.
— Eurysthée s’est-il encore une fois caché dans son urne ?
— Il était plus terrifié par Cerbère encore que par toutes les autres créatures ensemble ! dit Héraclès en riant. Tu aurais dû voir combien Hadès était fier quand je lui ai dit ça. Et je crois que Cerbère aussi en était heureux.
— Ainsi, dit Athéna, il ne reste plus qu’un seul travail à accomplir. Ce fameux neuvième travail.
— Oui, dit Héraclès en lui jetant des regards mal à l’aise et en se dandinant d’un pied sur l’autre.
— Il doit être vraiment difficile, puisque tu l’as repoussé jusqu’à la fin, dit-elle comme ils arrivaient aux casiers.
— Il l’est, dit-il en soupirant. Très difficile. Très très difficile. Très, très, très…
— Ça va, j’ai compris. Mais je peux peut-être t’aider.
— On peut s’asseoir un instant ? dit Héraclès en montrant un banc de l’autre côté de l’allée.
Athéna hocha la tête, et une fois qu’ils furent assis, elle se pencha vers lui.
— Je vais faire tout ce que je peux pour t’aider à réussir. Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Promis ? demanda-t-il, les yeux brillants d’espoir.
— Bien entendu, dit Athéna. Fais juste me dire de quoi il s’agit.
Sans la regarder vraiment, il ouvrit la bouche, puis la referma, puis essaya de nouveau.
— Je… je ne peux pas le dire, dit-il enfin. Il faut simplement que je le fasse.
— D’accord ! dit Athéna.
« Qu’est-ce qui peut bien être plus difficile que le crottin, les taureaux, les oiseaux tueurs et tout le reste ? » se demanda-t-elle.
— Tu vas m’aider ? dit-il avec un éclat étrange et déterminé dans les yeux.
Était-ce son imagination ou s’était-il rapproché d’elle ?
— J’ai dit que je le ferais, dit-elle en hochant la tête. Alors…
— Merci, l’interrompit-il.
Et avant même qu’elle puisse prononcer un mot de plus, il ferma les yeux, avança les lèvres et se glissa vers elle.
Surprise, elle tourna la tête. Le baiser d’Héraclès atterrit sur sa joue. Athéna sauta sur ses pieds. Elle avait les joues en feu.
— Par tous les dieux ! P-pourquoi as-tu fait ça ? demanda-t-elle.
Mais avant même qu’il puisse lui répondre, elle fondit en larmes. Elle ne savait même pas pourquoi. Son baiser était simplement si… si inattendu !
— Athéna, dit-il en sautant sur ses pieds à son tour, l’air troublé. Je suis…
Trop gênée pour écouter ce qu’il voulait lui dire, elle se retourna pour se sauver et rentra tout droit dans… Méduse et Pheme.
— Quelle petite scène intéressante, dit Méduse, arborant un sourire grimaçant encore plus grand que d’habitude.
Les yeux de Pheme étincelèrent lorsqu’elle regarda Héraclès. Elle savourait de toute évidence le potin qu’on venait de lui offrir sur un plateau d’argent.
Athéna regarda Héraclès.
— Athéna ! lui lança-t-il. Désolé si je t’ai mal comprise. Je…
— Laisse-moi tranquille ! cria-t-elle.
Totalement humiliée, elle recula, puis se retourna et partit en courant se réfugier dans sa chambre.