— Je n’aurais jamais cru ça de toi !
Wren était installée sur le canapé du salon de
Sergueï, un plaid sur les genoux, une grande tasse de thé vert sur
la table devant elle, une pile de magazines à portée de main. Elle
trouvait le thé infect, mais Sergueï assurait que cela lui faisait
du bien. Il avait tout prévu, y compris qu’elle puisse en avoir
assez de regarder la télévision.
En fait, ça l’avait assez vite ennuyée, mais O.P.,
lui, ne s’en lassait pas. Il adorait notamment la télé-réalité et
les jeux. Elle allait devoir lui payer son propre poste, parce
qu’elle ne supportait plus de devoir écouter les émissions
favorites du Démon. Elle avait déjà plusieurs fois failli faire
griller l’appareil.
— Et pourquoi ? répondit-elle à O.P., ravie
d’avoir un sujet de discussion autre que ce qui passait à la télé.
Pourquoi cela t’étonne-t-il tant ?
— Valère ! Tu n’es pas aussi maniaque que beaucoup
d’Humains (il jeta un coup d’œil significatif vers la cuisine où se
trouvait Sergueï), mais assez tout de même. Te fier à Bonnie ?
D’accord, je l’aime bien, mais Bonnie,
enfin ! La gothique sémillante ! Tu lui demandes à elle de choisir la couleur pour repeindre ton
appartement !
— C'est la jalousie qui parle.
Il pointa ses baguettes sur elle et la fusilla du
regard.
— Tu vas voir, tu vas te retrouver avec des murs
noirs ! Des planchers rouges. Des paillettes sur toutes les
surfaces métalliques. Des licornes ! Enfin, peintes sur le mur. On
aurait du mal à leur faire monter l’escalier.
— Je ne crois pas que les licornes fassent partie
de la panoplie gothique, répliqua Wren. Et Bonnie m’a promis
d’éviter le rouge.
— Mais pas les paillettes, marmonna O.P. de son
air le plus furieux avant de replonger dans son curry de
poulet.
— Si les paillettes pouvaient t’empêcher de
traîner constamment chez moi, je l’appellerais et lui demanderais
d’en ajouter.
Elle se sentait encore… Pas abattue, non. Elle
avait survécu, le Silence avait pris un coup fatal, tandis que la
Cosa, bien que sérieusement touchée, existait encore dans cette
ville que Wren aimait tant. Et maintenant son appartement était
envahi de bâches, les murs recouverts d’apprêt… Non, elle ne se
sentait pas abattue. Mais l’effort à fournir pour soulever sa tasse
de thé lui paraissait presque insurmontable. Impossible pour elle
de jeter un objet quelconque au Démon. Il en profitait sans
vergogne !
— Bon, pourquoi maintenant ? demanda-t-il.
Là devait être la vraie question.
Wren termina son thé en faisant la grimace.
— Donne-moi encore un peu de riz, répondit-elle.
Et je ne sais pas pourquoi. Je me dis que… c’est le bon moment pour
apporter des changements.
Le bon moment, oui. Quand Bonnie et son
équipe auraient terminé les travaux, il leur
resterait une chose à faire, à Sergueï, O.P. et elle : ils
apposeraient leur empreinte trempée dans la peinture sur le mur
juste en face de la porte. Ce serait la première chose qu’on
verrait en entrant, l’empreinte de deux mains et d’une patte
griffue.
C'est ainsi qu’elle comptait marquer son
territoire.
Je suis chez moi, prête à me
battre pour y rester.
Son appartement, sa ville. Son peuple.
Ce qui la ramena au sujet dont O.P. avait voulu la
détourner avec sa feinte indignation.
— Alors, tu ne m’as toujours pas donné le
bilan.
Il avait promis. Sergueï et le Démon ne la
laissaient pas quitter ce fichu canapé, il n’était pas question
pour elle de participer aux rassemblements de la Cosa. On ne lui
permettait les visites qu’au compte-gouttes.
La cousine discrète !
On aurait dit que son partenaire s’appliquait à la réduire à ce
rôle absurde. Enfin, elle ne souhaitait pas tenir salon pour une
foule d’importuns, avec sa mine de déterrée. Elle avait dû perdre
cinq kilos en vingt minutes quand elle avait puisé dans les
réserves de Courant offert par les Fatæ. Et ses gardes du corps lui
affirmaient qu’elle avait bien pire allure encore quand ils
l’avaient retrouvée… Elle préférait ne pas trop y penser.
Elle ne leur avait pas tout raconté. D’ailleurs
elle en avait déjà oublié pas mal. Ils savaient ou avaient deviné
beaucoup de choses, mais elle emporterait certains de ses secrets
dans la tombe.
Elle frémit. Sa tombe avait bien failli être
creusée ce jour-là!
O.P. comprit que Wren n’allait pas se laisser
distraire. Il posa son carton plein de nourriture à emporter sur le
dessous de plat fourni par Sergueï pour protéger la table basse. La Récupératrice ignorait pour sa part ce
genre d’accessoires ; apparemment les Démons apprenaient plus vite
les bonnes manières que les Talents.
— La situation est… délicate, commença O.P.
Ce qui représentait sans doute l’euphémisme du
siècle. Après avait commencé depuis quelques semaines — Wren
pensait à sa vie de cette manière, désormais : avant et après. La
Cosa Nostradamus avait passé l’essentiel de ce temps à se remettre
peu à peu. A enterrer ses morts, déjà. Ce n’était que maintenant
qu’elle pouvait se consacrer à l’inventaire des ressources dont
elle disposait, au tri de ce qu’on pouvait réparer… ou non.
— Nous avons perdu un millier de personnes, lui
apprit le Démon.
Ce nombre ne la surprit pas. Elle avait
vu tant de choses cette nuit-là, quand
le Courant avait failli la consumer et lui avait montré ce qu’elle
n’aurait jamais dû être en mesure de voir.
Quand elle avait lâché prise, avait plongé dans la
folie, en était par miracle ressortie.
Ces événements restaient flous dans sa mémoire.
O.P. lui disait de ne pas chercher à soulever ce brouillard qui lui
masquait le pire et formait une espèce de pansement, un écran à la
douleur. Elle ne lui répliquait pas qu’il ne savait rien de sa
douleur, parce qu’il ne la quittait pas ; ni les nuits, quand elle
sanglotait jusqu’à sombrer dans une léthargie qui lui tenait lieu
de sommeil, ni les matins, quand Sergueï lui concoctait une boisson
énergétique au goût étonnamment agréable — il tenait à lui faire
reprendre le poids qu’elle avait perdu. Ni les après-midi enfin,
quand Sergueï partait marcher des kilomètres dans la ville
magnifique en cette fin de printemps, pour ne pas céder à son désir
pour elle, pour qu’elle ne cède pas à son
désir pour lui. Pour qu’ils ne se conduisent pas comme deux
parfaits imbéciles.
— Un millier, répéta-t-elle.
Elle ne voulait pas connaître l’autre chiffre,
mais devait tout de même poser la question.
— Et combien d’enfants parmi les victimes ?
demanda-t-elle.
— Wren…
— Combien d’enfants ?
— Une centaine, peut-être.
Une centaine. Mieux que ce qu’elle avait craint,
mais pire que ce qu’elle pouvait supporter. C'était plus facile
d’accepter la fin de gens qu’elle avait connus, dont elle savait
qu’ils avaient péri au combat, qu’ils avaient en quelque sorte
choisi leur destin. Mais la mort des
enfants vous hantait, même si on ne savait rien d’eux.
Un peuple qui ne pouvait pas protéger ses enfants
ne méritait pas de survivre. Sa mère lui avait dit cela un jour,
pour expliquer le soin qu’elle mettait à choisir les hommes qu’elle
accueillait chez elle. D’ailleurs un peuple qui ne protégeait pas
ses enfants ne survivait pas.
Wren n’avait jamais pris de pupille sous son aile
jusqu’à présent, parce qu’elle n’était pas sûre de pouvoir se
montrer suffisamment impitoyable pour guider son ou sa disciple
comme il fallait. Maintenant elle s’en savait capable.
— Et pour le Silence ? reprit-elle.
O.P. eut l’air encore un peu plus mal à
l’aise.
— En fait, nous n’avons jamais vraiment su combien
ils étaient. Sergueï était parti depuis longtemps…
— Une estimation ? insista Wren.
Elle les avait menés à la mort. Oui, ils avaient
choisi leur camp, mais elle n’en restait pas moins
responsable de leur fin, directement ou
indirectement. Elle devait savoir.
— Un millier aussi, répondit O.P. Quinze cents
peut-être, si on compte ceux qui ont… disparu.
Un souvenir émergea en Wren, celui de corps
tombant en poussière de par sa volonté. Elle le renvoya dans
l’ombre. Il faudrait un jour qu’elle ouvre toutes ces petites
boîtes dans son esprit, qu’elle réintègre ces souvenirs douloureux.
Un jour… ou jamais.
C'était plus facile de penser aux murs qu’elle
faisait repeindre, de se demander ce qu’elle allait acheter pour
accompagner ces murs remis à neuf. Tiens, une nouvelle moquette
dans l’entrée, un tapis dans le salon. Bonne idée.
Ou se contenter peut-être, au début, de ces
premiers travaux. Inutile de se presser.
Elle avait mal à la tête de nouveau, et des
démangeaisons.
— Deux mille cinq cents personnes en tout. Tant de
morts ! Et pour quoi, Démon ? Dans quel but ?
— La survie.
Elle se rappela les premiers mots que lui avait
dits sa mère au téléphone dans les jours qui avaient suivi.
— Ce qui compte, c’est que tu ailles bien, ma
chérie. C'est tout ce qui importe pour moi.
Wren sentit les larmes lui monter aux yeux, mais
refusa de s’abandonner. Elle n’allait pas bien, non. Elle n’irait
plus jamais bien. Mais elle survivrait.
— Coucou!
Sergueï arrivait juste au bon moment. Elle savoura
le contact de sa main sur son épaule, sa présence unique. O.P. et
lui avaient été là quand elle avait eu besoin d’eux. Ils étaient
accourus à son appel. Le Démon et l’Ignorant
l’avaient entendue et l’avaient rejointe. Par devoir, par
amour.
Elle sentait encore O.P. en elle, un fil de
Courant au goût inimitable. La magie apportée par les Fatæ s’était
dissipée dans les premières heures. La magie ancienne était
puissante, entêtante, comme le whisky, et laissait derrière elle
une gueule de bois aussi violente.
Mais O.P., lui, évoquait plutôt un cordial, une
boisson réconfortante à la menthe forte et à l’orange. Ou un
chocolat chaud de première qualité, un plaid douillet par un jour
glacé…
Sergueï, lui, était un Ignorant. Elle ne le
sentait plus du tout en elle. La connexion anormale qui avait
existé entre eux n’avait pu se maintenir.
Mais elle savait maintenant qu’en cas d’absolue
nécessité, ce lien pouvait se rétablir. Pour l’instant ils
n’étaient que deux Humains qui s’aimaient ; et c’était quelque
chose de fantastique !
Wren se rappela qu’ils n’avaient plus eu de
contact intime depuis longtemps. Son corps réagit immédiatement,
s’éveilla, fit connaître ses exigences.
Pas pour l’instant, non. Ce n’était pas encore
possible. Ils devaient trouver une manière d’être ensemble,
réapprendre à se contrôler. Ensuite ils pourraient s’engager sur ce
chemin ; mais elle ne voulait pas qu’ils recommencent les mêmes
erreurs.
Ils avaient tout le temps. Ils pouvaient y
arriver.
Pas à survivre, non. A s'épanouir!
— Bon, annonça O.P.
Il éteignit le poste et posa la télécommande sur
la table basse.
— Je crois que je vais faire un tour.
— Bonne idée, approuva Sergueï. Une bonne et
longue promenade.
Après le départ du Démon, le calme s’installa dans
l’appartement.
Wren s’appuya contre la poitrine de son
partenaire, sentit ses bras l’envelopper, leva les yeux vers son
regard sombre posé sur elle, sérieux, soucieux.
Lui non plus n’en était pas sorti indemne. Elle ne
savait pas ce qu’il avait vécu au juste, et ne pensait pas avoir
envie de l’apprendre. Mais elle s’en doutait : le Silence était
trop imposant, trop important, pour que la destruction de ses
troupes soit suffisante… Il avait fallu le décapiter.
Sergueï avait toujours aimé conserver ses
secrets.
Mais à présent, ils se trouvaient là tous les
deux. Ensemble.
Ils allaient tracer leur chemin. Ensemble.
Wren prit l’air le plus sérieux possible, le plus
candide.
— Alors, demanda-t-elle, quand vas-tu nous
dénicher un nouveau boulot ? Les travaux chez moi ne vont pas se
payer tout seuls, tu sais ?
Elle le prit par surprise. Il rit. Et elle se dit
que c’était le son le plus agréable qu’elle ait entendu depuis des
mois.