27.
— Je n’aurais jamais cru ça de toi !
Wren était installée sur le canapé du salon de Sergueï, un plaid sur les genoux, une grande tasse de thé vert sur la table devant elle, une pile de magazines à portée de main. Elle trouvait le thé infect, mais Sergueï assurait que cela lui faisait du bien. Il avait tout prévu, y compris qu’elle puisse en avoir assez de regarder la télévision.
En fait, ça l’avait assez vite ennuyée, mais O.P., lui, ne s’en lassait pas. Il adorait notamment la télé-réalité et les jeux. Elle allait devoir lui payer son propre poste, parce qu’elle ne supportait plus de devoir écouter les émissions favorites du Démon. Elle avait déjà plusieurs fois failli faire griller l’appareil.
— Et pourquoi ? répondit-elle à O.P., ravie d’avoir un sujet de discussion autre que ce qui passait à la télé. Pourquoi cela t’étonne-t-il tant ?
— Valère ! Tu n’es pas aussi maniaque que beaucoup d’Humains (il jeta un coup d’œil significatif vers la cuisine où se trouvait Sergueï), mais assez tout de même. Te fier à Bonnie ? D’accord, je l’aime bien, mais Bonnie, enfin ! La gothique sémillante ! Tu lui demandes à elle de choisir la couleur pour repeindre ton appartement !
— C'est la jalousie qui parle.
— Evidemment ! reconnut le Démon.
Il pointa ses baguettes sur elle et la fusilla du regard.
— Tu vas voir, tu vas te retrouver avec des murs noirs ! Des planchers rouges. Des paillettes sur toutes les surfaces métalliques. Des licornes ! Enfin, peintes sur le mur. On aurait du mal à leur faire monter l’escalier.
— Je ne crois pas que les licornes fassent partie de la panoplie gothique, répliqua Wren. Et Bonnie m’a promis d’éviter le rouge.
— Mais pas les paillettes, marmonna O.P. de son air le plus furieux avant de replonger dans son curry de poulet.
— Si les paillettes pouvaient t’empêcher de traîner constamment chez moi, je l’appellerais et lui demanderais d’en ajouter.
Elle se sentait encore… Pas abattue, non. Elle avait survécu, le Silence avait pris un coup fatal, tandis que la Cosa, bien que sérieusement touchée, existait encore dans cette ville que Wren aimait tant. Et maintenant son appartement était envahi de bâches, les murs recouverts d’apprêt… Non, elle ne se sentait pas abattue. Mais l’effort à fournir pour soulever sa tasse de thé lui paraissait presque insurmontable. Impossible pour elle de jeter un objet quelconque au Démon. Il en profitait sans vergogne !
— Bon, pourquoi maintenant ? demanda-t-il.
Là devait être la vraie question.
Wren termina son thé en faisant la grimace.
— Donne-moi encore un peu de riz, répondit-elle. Et je ne sais pas pourquoi. Je me dis que… c’est le bon moment pour apporter des changements.
Le bon moment, oui. Quand Bonnie et son équipe auraient terminé les travaux, il leur resterait une chose à faire, à Sergueï, O.P. et elle : ils apposeraient leur empreinte trempée dans la peinture sur le mur juste en face de la porte. Ce serait la première chose qu’on verrait en entrant, l’empreinte de deux mains et d’une patte griffue.
C'est ainsi qu’elle comptait marquer son territoire.
Je suis chez moi, prête à me battre pour y rester.
Son appartement, sa ville. Son peuple.
Ce qui la ramena au sujet dont O.P. avait voulu la détourner avec sa feinte indignation.
— Alors, tu ne m’as toujours pas donné le bilan.
Il avait promis. Sergueï et le Démon ne la laissaient pas quitter ce fichu canapé, il n’était pas question pour elle de participer aux rassemblements de la Cosa. On ne lui permettait les visites qu’au compte-gouttes.
La cousine discrète ! On aurait dit que son partenaire s’appliquait à la réduire à ce rôle absurde. Enfin, elle ne souhaitait pas tenir salon pour une foule d’importuns, avec sa mine de déterrée. Elle avait dû perdre cinq kilos en vingt minutes quand elle avait puisé dans les réserves de Courant offert par les Fatæ. Et ses gardes du corps lui affirmaient qu’elle avait bien pire allure encore quand ils l’avaient retrouvée… Elle préférait ne pas trop y penser.
Elle ne leur avait pas tout raconté. D’ailleurs elle en avait déjà oublié pas mal. Ils savaient ou avaient deviné beaucoup de choses, mais elle emporterait certains de ses secrets dans la tombe.
Elle frémit. Sa tombe avait bien failli être creusée ce jour-là!
O.P. comprit que Wren n’allait pas se laisser distraire. Il posa son carton plein de nourriture à emporter sur le dessous de plat fourni par Sergueï pour protéger la table basse. La Récupératrice ignorait pour sa part ce genre d’accessoires ; apparemment les Démons apprenaient plus vite les bonnes manières que les Talents.
— La situation est… délicate, commença O.P.
Ce qui représentait sans doute l’euphémisme du siècle. Après avait commencé depuis quelques semaines — Wren pensait à sa vie de cette manière, désormais : avant et après. La Cosa Nostradamus avait passé l’essentiel de ce temps à se remettre peu à peu. A enterrer ses morts, déjà. Ce n’était que maintenant qu’elle pouvait se consacrer à l’inventaire des ressources dont elle disposait, au tri de ce qu’on pouvait réparer… ou non.
— Nous avons perdu un millier de personnes, lui apprit le Démon.
Ce nombre ne la surprit pas. Elle avait vu tant de choses cette nuit-là, quand le Courant avait failli la consumer et lui avait montré ce qu’elle n’aurait jamais dû être en mesure de voir.
Quand elle avait lâché prise, avait plongé dans la folie, en était par miracle ressortie.
Ces événements restaient flous dans sa mémoire. O.P. lui disait de ne pas chercher à soulever ce brouillard qui lui masquait le pire et formait une espèce de pansement, un écran à la douleur. Elle ne lui répliquait pas qu’il ne savait rien de sa douleur, parce qu’il ne la quittait pas ; ni les nuits, quand elle sanglotait jusqu’à sombrer dans une léthargie qui lui tenait lieu de sommeil, ni les matins, quand Sergueï lui concoctait une boisson énergétique au goût étonnamment agréable — il tenait à lui faire reprendre le poids qu’elle avait perdu. Ni les après-midi enfin, quand Sergueï partait marcher des kilomètres dans la ville magnifique en cette fin de printemps, pour ne pas céder à son désir pour elle, pour qu’elle ne cède pas à son désir pour lui. Pour qu’ils ne se conduisent pas comme deux parfaits imbéciles.
— Un millier, répéta-t-elle.
Elle ne voulait pas connaître l’autre chiffre, mais devait tout de même poser la question.
— Et combien d’enfants parmi les victimes ? demanda-t-elle.
— Wren…
— Combien d’enfants ?
— Une centaine, peut-être.
Une centaine. Mieux que ce qu’elle avait craint, mais pire que ce qu’elle pouvait supporter. C'était plus facile d’accepter la fin de gens qu’elle avait connus, dont elle savait qu’ils avaient péri au combat, qu’ils avaient en quelque sorte choisi leur destin. Mais la mort des enfants vous hantait, même si on ne savait rien d’eux.
Un peuple qui ne pouvait pas protéger ses enfants ne méritait pas de survivre. Sa mère lui avait dit cela un jour, pour expliquer le soin qu’elle mettait à choisir les hommes qu’elle accueillait chez elle. D’ailleurs un peuple qui ne protégeait pas ses enfants ne survivait pas.
Wren n’avait jamais pris de pupille sous son aile jusqu’à présent, parce qu’elle n’était pas sûre de pouvoir se montrer suffisamment impitoyable pour guider son ou sa disciple comme il fallait. Maintenant elle s’en savait capable.
— Et pour le Silence ? reprit-elle.
O.P. eut l’air encore un peu plus mal à l’aise.
— En fait, nous n’avons jamais vraiment su combien ils étaient. Sergueï était parti depuis longtemps…
— Une estimation ? insista Wren.
Elle les avait menés à la mort. Oui, ils avaient choisi leur camp, mais elle n’en restait pas moins responsable de leur fin, directement ou indirectement. Elle devait savoir.
— Un millier aussi, répondit O.P. Quinze cents peut-être, si on compte ceux qui ont… disparu.
Un souvenir émergea en Wren, celui de corps tombant en poussière de par sa volonté. Elle le renvoya dans l’ombre. Il faudrait un jour qu’elle ouvre toutes ces petites boîtes dans son esprit, qu’elle réintègre ces souvenirs douloureux. Un jour… ou jamais.
C'était plus facile de penser aux murs qu’elle faisait repeindre, de se demander ce qu’elle allait acheter pour accompagner ces murs remis à neuf. Tiens, une nouvelle moquette dans l’entrée, un tapis dans le salon. Bonne idée.
Ou se contenter peut-être, au début, de ces premiers travaux. Inutile de se presser.
Elle avait mal à la tête de nouveau, et des démangeaisons.
— Deux mille cinq cents personnes en tout. Tant de morts ! Et pour quoi, Démon ? Dans quel but ?
— La survie.
Elle se rappela les premiers mots que lui avait dits sa mère au téléphone dans les jours qui avaient suivi.
— Ce qui compte, c’est que tu ailles bien, ma chérie. C'est tout ce qui importe pour moi.
Wren sentit les larmes lui monter aux yeux, mais refusa de s’abandonner. Elle n’allait pas bien, non. Elle n’irait plus jamais bien. Mais elle survivrait.
— Coucou!
Sergueï arrivait juste au bon moment. Elle savoura le contact de sa main sur son épaule, sa présence unique. O.P. et lui avaient été là quand elle avait eu besoin d’eux. Ils étaient accourus à son appel. Le Démon et l’Ignorant l’avaient entendue et l’avaient rejointe. Par devoir, par amour.
Elle sentait encore O.P. en elle, un fil de Courant au goût inimitable. La magie apportée par les Fatæ s’était dissipée dans les premières heures. La magie ancienne était puissante, entêtante, comme le whisky, et laissait derrière elle une gueule de bois aussi violente.
Mais O.P., lui, évoquait plutôt un cordial, une boisson réconfortante à la menthe forte et à l’orange. Ou un chocolat chaud de première qualité, un plaid douillet par un jour glacé…
Sergueï, lui, était un Ignorant. Elle ne le sentait plus du tout en elle. La connexion anormale qui avait existé entre eux n’avait pu se maintenir.
Mais elle savait maintenant qu’en cas d’absolue nécessité, ce lien pouvait se rétablir. Pour l’instant ils n’étaient que deux Humains qui s’aimaient ; et c’était quelque chose de fantastique !
Wren se rappela qu’ils n’avaient plus eu de contact intime depuis longtemps. Son corps réagit immédiatement, s’éveilla, fit connaître ses exigences.
Pas pour l’instant, non. Ce n’était pas encore possible. Ils devaient trouver une manière d’être ensemble, réapprendre à se contrôler. Ensuite ils pourraient s’engager sur ce chemin ; mais elle ne voulait pas qu’ils recommencent les mêmes erreurs.
Ils avaient tout le temps. Ils pouvaient y arriver.
Pas à survivre, non. A s'épanouir!
— Bon, annonça O.P.
Il éteignit le poste et posa la télécommande sur la table basse.
— Je crois que je vais faire un tour.
Il avait pris une voix pincée, mais les deux Humains savaient qu’il plaisantait.
— Bonne idée, approuva Sergueï. Une bonne et longue promenade.
Après le départ du Démon, le calme s’installa dans l’appartement.
Wren s’appuya contre la poitrine de son partenaire, sentit ses bras l’envelopper, leva les yeux vers son regard sombre posé sur elle, sérieux, soucieux.
Lui non plus n’en était pas sorti indemne. Elle ne savait pas ce qu’il avait vécu au juste, et ne pensait pas avoir envie de l’apprendre. Mais elle s’en doutait : le Silence était trop imposant, trop important, pour que la destruction de ses troupes soit suffisante… Il avait fallu le décapiter.
Sergueï avait toujours aimé conserver ses secrets.
Mais à présent, ils se trouvaient là tous les deux. Ensemble.
Ils allaient tracer leur chemin. Ensemble.
Wren prit l’air le plus sérieux possible, le plus candide.
— Alors, demanda-t-elle, quand vas-tu nous dénicher un nouveau boulot ? Les travaux chez moi ne vont pas se payer tout seuls, tu sais ?
Elle le prit par surprise. Il rit. Et elle se dit que c’était le son le plus agréable qu’elle ait entendu depuis des mois.