5.
Le bâtiment qui abritait les dirigeants du Silence était un immeuble discret, en brique, qu’on ne distinguait pas de ses voisins ; c’est à cet endroit que se réunissait déjà le Comité Directeur d’origine, au tournant du vingtième siècle, celui qui avait posé les fondations de la structure destinée à devenir l’organisation internationale, multimillionnaire, connue sous le nom de Silence. On disait que les fantômes des dirigeants s’attardaient dans les grandes salles de conférences pour observer et évaluer ce que leurs héritiers faisaient du legs qu’on leur avait confié.
En dépit de cette riche histoire, la bâtisse avait un aspect parfaitement anodin et quiconque passait sous les arbres vénérables aurait eu du mal à deviner qui vivait et travaillait ici. Les seules marques distinctives des structures de brique étaient des petites plaques où on lisait l’année de construction, et des Interphone judicieusement placés.
Ce dernier élément, le siège du Silence, au numéro 27, n’en disposait même pas. Soit on savait ce qui se cachait derrière ses murs, soit on le dépassait sans lui accorder un regard. Ce n’était pas la magie qui lui permettait de passer inaperçu, mais un camouflage de fait ; le bâtiment paraissait exactement identique aux autres et émettait un message limpide : Ce que vous cherchez ne se trouve pas ici.
Et, au cas où on aurait découvert ce qui se cachait ici, le Silence avait prévu des systèmes de sécurité, certains mortels et d’autres non… Mais tous parfaitement légaux.
Cela dit, certains importuns s’avéraient plus obstinés que d’autres. Et ils n’avaient pas besoin d’un Interphone pour entrer.
— Sept, disait Christina.
Quand elle avait rejoint le Silence en simple opératrice, on l’appelait Tina. Deux ans plus tard, quand elle était montée en grade pour devenir contremaître, elle était devenue Christina. Pour la piétaille, désormais, c’était Madame.
— Cela fait sept fois que notre sécurité a été mise en défaut, poursuivit-elle.
Elle ne parla pas des tentatives inabouties, et personne ne le lui demanda. Une tentative inaboutie, c’était la routine ; inutile de la mentionner.
L'homme assis au haut bout de la table opina pensivement.
— Sept attribuées à la même source ? demanda-t-il.
— Au moins quatre, plus probablement six.
Sans doute les sept en fait, mais elle ne pouvait en être sûre.
— Y a-t-il eu violation effective ?
— Non, monsieur. Nous avons chaque fois pu regrouper nos forces et empêcher l’accès.
Dans le cas contraire, des têtes auraient déjà commencé à tomber.
— Mais ils commencent à bien nous connaître, continua Christina, et changer trop vite et trop radicalement nos procédures de sécurité risquerait de nous exposer dangereusement.
André Felhim était attentif, pourtant ce n’était pas le compte rendu de Christina qu’il écoutait. En effet, il connaissait déjà les faits, ayant utilisé ses contacts au sein de l’organisation pour se procurer les rapports et les lire avant Duncan. Il écoutait ce que racontaient les autres personnes présentes, non pas en paroles mais en gestes. Trop de gens semblaient surpris de ces mises à l’épreuve du système de sécurité ; l’information aurait dû circuler quelques heures après la première attaque. La force du Silence avait toujours été l’information, en interne comme à l’extérieur. Plus on en savait, mieux on pouvait se prémunir.
A ce niveau, dans cette pièce, toute nouvelle donnée aurait dû être aussi excitante qu’une trace de sang dans la mer pour des requins, et pourtant André ne discernait aucune frénésie, aucun désir d’en apprendre davantage, d’obtenir des détails, de creuser (ou de faire creuser par d’autres) pour en avoir d’autres.
Certains auraient pu dire que c’était le signe d’un fonctionnement sans heurt, d’une équipe bien rodée, où chacun restait concentré sur ses tâches.
En fait, Duncan ne dirigeait pas une équipe. Il avait sous ses ordres une troupe. Des zélotes. De vrais Croyants ; c’était au Maître, croyaient-ils, et à nul autre, de décider de ce qu’ils devaient savoir pour accomplir au mieux leur mission.
André avait vu bien des choses terribles au cours de ses trente ans dans le Silence. Il avait fait des choses terribles, avait laissé faire des choses terribles, parce qu’il n’avait qu’un seul credo : protéger les innocents et les Ignorants contre tout ce qui voulait les dévorer. Il croyait de tout son cœur en cette mission.
Mais les personnes réunies dans cette salle le terrifiaient.
— Combien de temps faudra-t-il pour concevoir et installer un nouveau système qui renforce l’original ? demanda Duncan d’un ton suggérant qu’il attendait comme réponse : « On l’a mis en place hier. »
Christina hésita, regarda sur la gauche, là où se trouvait son équipe.
— Ce devrait être possible en quatre jours. Mais il faudra le tester, bien sûr.
Tout le monde se tut autour de la table.
Duncan réfléchissait à ce qu’on venait de lui dire, André observait Duncan, en prenant soin de ne rien en laisser paraître. L'homme mince, dans son costume très cher, de très bonne facture, ne révélait rien. Rien dans ses attitudes ne trahissait ses pensées, ce qui le rendait d’autant plus dangereux.
— Pouvez-vous faire les tests sans perturber le système d’origine ? demanda-t-il au bout d’un moment, juste assez long pour que Christina commence à s’inquiéter.
— Oui, monsieur.
— Alors allez-y.
Duncan fit signe que la discussion était close, indiquant ainsi son absolue confiance dans la capacité de sa subordonnée à exécuter sa tâche. Elle se rassit avec sur le visage une expression de ravissement. Encore un élément augmentant le danger que présentait Duncan : son charisme.
— Ensuite ? reprit-il.
Un Asiatique charpenté se leva.
— Monsieur, puis-je ?
— Je vous en prie.
Le chef du Silence était en outre d’une politesse désarmante. Duncan n’avait pas acquis par hasard un tel pouvoir ; même la pointe d’agressivité contenue dans la voix du nouvel intervenant ne provoquait rien d’autre chez lui que la plus rigoureuse courtoisie.
— L'intrusion est-elle l’œuvre de ces soi-disant Talents ? s’enquit l’Asiatique.
Un rire nerveux, vite étouffé, éclata derrière, en provenance de la rangée de chaises à dossier droit placées au fond de la salle de conférences. Un assistant qui, par la suite, paierait sans doute cher cette manifestation.
Duncan, cette fois, faillit réagir ; il se pencha en avant pour réfuter la déclaration précédente.
— Le mot soi-disant n’est pas approprié, Reese. Ces gens sont effectivement talentueux, et il ne convient pas de les sous-estimer. Je pensais que, suite aux événements de janvier dernier, tout le monde ici en avait pleinement conscience.
Il y eut de nombreux hochements de tête autour de la table. Pourtant peu de ces dirigeants étaient présents : c’était l’infanterie qui avait péri là-bas, et non ces officiers privilégiés. Aucun d’eux n’avait combattu en première ligne… mis à part André, et Duncan en personne.
Ainsi que la garde d’élite de Duncan, dont Poul Jorgunmunder, à une époque le disciple d’André, son bras droit.
Poul n’était plus parmi eux. André l’avait tué de ses propres mains après l’avoir vu tuer une des leurs, Bren, sa précieuse assistante.
Ce matin glacé d’hiver sur le pont avait été un bien triste jour. De quelque façon qu’on le considère.
André se demanda fugitivement quel enfer Poul hantait désormais, puis reporta son attention sur Reese, qui insistait :
— Monsieur, pourquoi ne les frappons-nous pas ? Nous savons qui ils sont, ils sont. Qu’est-ce qui nous empêche, tout simplement, de les…
— Faire disparaître ? suggéra Duncan d’une voix dangereusement douce, encourageante.
— Euh… Oui, monsieur.
Reese restait prudent, mais ne renonçait pas à son idée.
Duncan le regarda, puis parcourut du regard les trente personnes autour de la table, dont tout dans l’attitude criait leur envie de prouver ce dont ils étaient capables pour plaire à leur maître.
— André.
— Monsieur ?
Oh, comme ça lui faisait mal de manifester du respect à cet homme… Et Duncan le savait pertinemment.
— Que diriez-vous de… faire disparaître un Talent ?
— Je ne m’y risquerais pas seul, monsieur. Je sais d’expérience ce dont ils sont capables !
La moitié des personnes présentes dans cette pièce, peut-être, avaient servi comme opérateurs, sur le terrain où André avait passé vingt des trente ans qu’il avait voués à l’organisation. Dix en tant que contremaîtres avaient eu sous leurs ordres des opérateurs. Mais aucune n’avait jamais travaillé avec un ActAge, un opérateur Talent. Ceux des contremaîtres en charge d'ActAges n’avaient pas pris le parti de Duncan.
André savait grâce à Darcy, son informatrice attitrée, que la plupart des contremaîtres qui s’occupaient auparavant des ActAges étaient à présent morts ou en train de se remettre de leurs traumatismes émotionnels. Une réhabilitation confortable bien isolée, tous frais payés par le Silence.
Il avait lui-même travaillé quelque temps avec La Wren, Geneviève Valère. C'était lui qui l’avait convaincue de se placer du côté du Silence, même si cela n’avait pas duré longtemps. Tout le monde dans la salle le savait. Ils pensaient que c’était la raison de sa présence ici : donner à Duncan des informations de première main sur ce personnage emblématique, bien malgré lui, des Solitaires.
A la connaissance d’André, Duncan lui aussi le croyait. Pourtant, le dirigeant en savait suffisamment sur André pour se douter que toute information qu’il révélerait sur la jeune Récupératrice serait anodine et dépassée. Cette Valère ne lui avait jamais fait confiance, et Sergueï, à présent qu’il avait changé de camp, ne leur donnerait plus aucun détail sur la Cosa.
Sergueï aussi était là ce jour fatidique où Poul avait tué une innocente, sur les ordres de Duncan qui avait quitté les lieux sans assister à l’exécution, et n’avait donc pas vu André tourner sa veste à son tour et tuer Poul dans le dos. André et un Sergueï choqué avaient ensuite procédé à une mise en scène pour donner l’impression qu’un Fatæ avait tué Poul pour venger sa victime. En un jour déjà si sanglant, personne n’allait chercher à punir un acte de vengeance isolé. Duncan, lui, avait voulu que l’assassinat de Bren apparaisse comme l’œuvre d’un Fatæ.
«Des mensonges bâtis sur des mensonges, pour protéger la vérité. Ce monde tourne au chaos, et nous tomberons tous dans le brasier. »
Voilà ce qu’André avait dit à Sergueï avant qu’ils se séparent. A cet instant, il savait qu’ils ne se reverraient jamais.
Sergueï lui manquait.
André coupa court à ces pensées et revint à l’instant présent. Il mit ses mains sur la table, les retourna et regarda ses paumes comme pour y lire sa réplique.
— La Cosa sait où nous nous trouvons.
Peu avant les événements du Pont de Brooklyn, ils avaient laissé deux cadavres sur leur perron : un message clair, même si Sergueï affirmait qu’il ne venait pas de la Cosa.
— Ils savent infiltrer notre système informatique, ça paraît clair. Rendez-vous compte que les quelques incursions qu’ils ont tentées ne sont rien à côté de ce dont ils sont capables, si nous les y poussons. Jusqu’à présent nous avons été protégés par leur manque d’organisation, et aussi par le fait que même le Talent le plus arrogant n’aime guère tuer. Mais si nous les poussons à l’action…
Duncan se penchait nettement en avant à présent, il attendait avec impatience la conclusion d’André, comme s’il prévoyait qu’elle rejoindrait la sienne.
— Oui, André ? Si nous agissions de manière à ce qu’ils surmontent leurs scrupules, si les Talents en venaient à perdre leur vernis de civilisation ?
Il semblait vraiment curieux de le savoir. Cela inquiétait André, mais il ne pouvait se permettre d’hésiter. De toute manière il savait ce qu’il avait à dire : la simple vérité.
— Alors, monsieur, nous aurions de graves ennuis.
Nous. Quel mot curieux. Les autres personnes présentes l’entendaient comme « nous, ici présents », les membres dirigeants du Silence, ceux qui décidaient pour les autres. Tandis qu’André voulait dire le Silence lui-même, celui qu’il avait rejoint et qu’il voulait sauver. Celui où Duncan et sa troupe de fanatiques n’avaient pas leur place.
Et Duncan, comment savoir ce que lui croyait, pensait, prévoyait ? Il parlait souvent d’une cité réservée aux Humains, et savait convaincre les autres de sa vision : une civilisation tout humaine, où la superstition et la magie ne représenteraient qu’un souvenir un peu honteux. Mais à quelles fins, en réalité ?
André s’en moquait. Il voulait uniquement limiter les dommages que Duncan allait causer au Silence dans son ensemble, et lui faire perdre sa position éminente le plus tôt possible, par tous les moyens possibles. Wren et les siens— et cela voulait dire Sergueï aussi, désormais — devraient se débrouiller seuls. Il ne leur voulait aucun mal, mais ils ne le concernaient plus, sauf si leurs intérêts et les siens se rejoignaient un jour.
— Ah. Très bien, commenta Duncan. Vous voyez, Reese, il y a bien une logique derrière mes décisions. A moins que vous ne disposiez d’informations qui nous auraient échappé ?
Reese cligna des paupières, vit le fossé dialectique où on voulait l’entraîner, évita de s’y aventurer. Il s’assit un peu trop hâtivement ; si quelqu’un dans la pièce s’en offusqua ou en fut amusé, rien ne transparut sur les visages.
— Dans ce cas… Nous avons tous beaucoup à faire aujourd’hui, reprit Duncan. D’autres sujets dont nous devrions discuter?
La question suivante était du plus haut intérêt pour André : un des directeurs du Silence s’était officiellement opposé à l’ampleur des sommes dépensées sur un des projets de Duncan. André ne reconnut pas le nom de code de ce projet, Brunswick. Avant, il aurait demandé à Darcy, qui lui était restée fidèle malgré son brusque renversement d’alliances dans l’organisation, de faire des recherches pour savoir de quoi il s’agissait. Mais désormais il préférait la garder comme un atout à utiliser en dernier recours ; il valait mieux pour l’instant qu’on ne l’associe pas à lui.
Non, ce qui comptait dans l’affaire, c’était l’attitude des hauts dirigeants à l’égard du directeur réticent, un homme qui ne faisait pas partie de la « troupe », n’était pas là pour se défendre ou se ménager des alliés qui le feraient pour lui. Si André l’avertissait du danger qui le menaçait, pourrait-il compter sur lui par la suite ? Ou courrait-il un trop grand risque de partager sa disgrâce, si Duncan avait vent de leur alliance ?
Il fallait y réfléchir, et soigneusement. Les enjeux étaient trop élevés pour agir sur un coup de tête.