Le bâtiment qui abritait les dirigeants du Silence
était un immeuble discret, en brique, qu’on ne distinguait pas de
ses voisins ; c’est à cet endroit que se réunissait déjà le Comité
Directeur d’origine, au tournant du vingtième siècle, celui qui
avait posé les fondations de la structure destinée à devenir
l’organisation internationale, multimillionnaire, connue sous le
nom de Silence. On disait que les fantômes des dirigeants
s’attardaient dans les grandes salles de conférences pour observer
et évaluer ce que leurs héritiers faisaient du legs qu’on leur
avait confié.
En dépit de cette riche histoire, la bâtisse avait
un aspect parfaitement anodin et quiconque passait sous les arbres
vénérables aurait eu du mal à deviner qui vivait et travaillait
ici. Les seules marques distinctives des structures de brique
étaient des petites plaques où on lisait l’année de construction,
et des Interphone judicieusement placés.
Ce dernier élément, le siège du Silence, au numéro
27, n’en disposait même pas. Soit on savait ce qui se cachait
derrière ses murs, soit on le dépassait sans lui accorder un
regard. Ce n’était pas la magie qui lui permettait de passer
inaperçu, mais un camouflage de fait ; le bâtiment paraissait exactement identique aux autres et émettait un
message limpide : Ce que vous cherchez ne se
trouve pas ici.
Et, au cas où on aurait découvert ce qui se
cachait ici, le Silence avait prévu des systèmes de sécurité,
certains mortels et d’autres non… Mais tous parfaitement
légaux.
Cela dit, certains importuns s’avéraient plus
obstinés que d’autres. Et ils n’avaient pas besoin d’un Interphone
pour entrer.
— Sept, disait Christina.
Quand elle avait rejoint le Silence en simple
opératrice, on l’appelait Tina. Deux ans plus tard, quand elle
était montée en grade pour devenir contremaître, elle était devenue
Christina. Pour la piétaille, désormais, c’était Madame.
— Cela fait sept fois que notre sécurité a été
mise en défaut, poursuivit-elle.
Elle ne parla pas des tentatives inabouties, et
personne ne le lui demanda. Une tentative inaboutie, c’était la
routine ; inutile de la mentionner.
L'homme assis au haut bout de la table opina
pensivement.
— Sept attribuées à la même source ?
demanda-t-il.
— Au moins quatre, plus probablement six.
Sans doute les sept en fait, mais elle ne pouvait
en être sûre.
— Y a-t-il eu violation effective ?
— Non, monsieur. Nous avons chaque fois pu
regrouper nos forces et empêcher l’accès.
Dans le cas contraire, des têtes auraient déjà
commencé à tomber.
— Mais ils commencent à bien nous connaître,
continua Christina, et changer trop vite et trop radicalement nos procédures de sécurité risquerait de nous
exposer dangereusement.
André Felhim était attentif, pourtant ce n’était
pas le compte rendu de Christina qu’il écoutait. En effet, il
connaissait déjà les faits, ayant utilisé ses contacts au sein de
l’organisation pour se procurer les rapports et les lire avant
Duncan. Il écoutait ce que racontaient les autres personnes
présentes, non pas en paroles mais en gestes. Trop de gens
semblaient surpris de ces mises à l’épreuve du système de sécurité
; l’information aurait dû circuler quelques heures après la
première attaque. La force du Silence avait toujours été
l’information, en interne comme à l’extérieur. Plus on en savait,
mieux on pouvait se prémunir.
A ce niveau, dans cette pièce, toute nouvelle
donnée aurait dû être aussi excitante qu’une trace de sang dans la
mer pour des requins, et pourtant André ne discernait aucune
frénésie, aucun désir d’en apprendre davantage, d’obtenir des
détails, de creuser (ou de faire creuser par d’autres) pour en
avoir d’autres.
Certains auraient pu dire que c’était le signe
d’un fonctionnement sans heurt, d’une équipe bien rodée, où chacun
restait concentré sur ses tâches.
En fait, Duncan ne dirigeait pas une équipe. Il
avait sous ses ordres une troupe. Des
zélotes. De vrais Croyants ; c’était au Maître, croyaient-ils, et à
nul autre, de décider de ce qu’ils devaient savoir pour accomplir
au mieux leur mission.
André avait vu bien des choses terribles au cours
de ses trente ans dans le Silence. Il avait fait des choses terribles, avait laissé faire des
choses terribles, parce qu’il n’avait qu’un seul credo : protéger
les innocents et les Ignorants contre tout ce
qui voulait les dévorer. Il croyait de tout son cœur en cette
mission.
Mais les personnes réunies dans cette salle le
terrifiaient.
— Combien de temps faudra-t-il pour concevoir et
installer un nouveau système qui renforce l’original ? demanda
Duncan d’un ton suggérant qu’il attendait comme réponse : « On l’a
mis en place hier. »
Christina hésita, regarda sur la gauche, là où se
trouvait son équipe.
— Ce devrait être possible en quatre jours. Mais
il faudra le tester, bien sûr.
Tout le monde se tut autour de la table.
Duncan réfléchissait à ce qu’on venait de lui
dire, André observait Duncan, en prenant soin de ne rien en laisser
paraître. L'homme mince, dans son costume très cher, de très bonne
facture, ne révélait rien. Rien dans ses attitudes ne trahissait
ses pensées, ce qui le rendait d’autant plus dangereux.
— Pouvez-vous faire les tests sans perturber le
système d’origine ? demanda-t-il au bout d’un moment, juste assez
long pour que Christina commence à s’inquiéter.
— Oui, monsieur.
— Alors allez-y.
Duncan fit signe que la discussion était close,
indiquant ainsi son absolue confiance dans la capacité de sa
subordonnée à exécuter sa tâche. Elle se rassit avec sur le visage
une expression de ravissement. Encore un élément augmentant le
danger que présentait Duncan : son charisme.
— Ensuite ? reprit-il.
Un Asiatique charpenté se leva.
— Monsieur, puis-je ?
Le chef du Silence était en outre d’une politesse
désarmante. Duncan n’avait pas acquis par hasard un tel pouvoir ;
même la pointe d’agressivité contenue dans la voix du nouvel
intervenant ne provoquait rien d’autre chez lui que la plus
rigoureuse courtoisie.
— L'intrusion est-elle l’œuvre de ces soi-disant
Talents ? s’enquit l’Asiatique.
Un rire nerveux, vite étouffé, éclata derrière, en
provenance de la rangée de chaises à dossier droit placées au fond
de la salle de conférences. Un assistant qui, par la suite,
paierait sans doute cher cette manifestation.
Duncan, cette fois, faillit réagir ; il se pencha
en avant pour réfuter la déclaration précédente.
— Le mot soi-disant
n’est pas approprié, Reese. Ces gens sont effectivement talentueux,
et il ne convient pas de les sous-estimer. Je pensais que, suite
aux événements de janvier dernier, tout le monde ici en avait
pleinement conscience.
Il y eut de nombreux hochements de tête autour de
la table. Pourtant peu de ces dirigeants étaient présents : c’était
l’infanterie qui avait péri là-bas, et non ces officiers
privilégiés. Aucun d’eux n’avait combattu en première ligne… mis à
part André, et Duncan en personne.
Ainsi que la garde d’élite de Duncan, dont Poul
Jorgunmunder, à une époque le disciple d’André, son bras
droit.
Poul n’était plus parmi eux. André l’avait tué de
ses propres mains après l’avoir vu tuer une des leurs, Bren, sa
précieuse assistante.
Ce matin glacé d’hiver sur le pont avait été un
bien triste jour. De quelque façon qu’on le considère.
André se demanda fugitivement quel enfer
Poul hantait désormais, puis reporta son
attention sur Reese, qui insistait :
— Monsieur, pourquoi ne les frappons-nous pas ?
Nous savons qui ils sont, où ils sont.
Qu’est-ce qui nous empêche, tout simplement, de les…
— Faire disparaître ? suggéra Duncan d’une voix
dangereusement douce, encourageante.
— Euh… Oui, monsieur.
Reese restait prudent, mais ne renonçait pas à son
idée.
Duncan le regarda, puis parcourut du regard les
trente personnes autour de la table, dont tout dans l’attitude
criait leur envie de prouver ce dont ils étaient capables pour
plaire à leur maître.
— André.
— Monsieur ?
Oh, comme ça lui faisait mal de manifester du
respect à cet homme… Et Duncan le savait pertinemment.
— Que diriez-vous de… faire disparaître un Talent
?
— Je ne m’y risquerais pas seul, monsieur. Je sais
d’expérience ce dont ils sont capables !
La moitié des personnes présentes dans cette
pièce, peut-être, avaient servi comme opérateurs, sur le terrain où
André avait passé vingt des trente ans qu’il avait voués à
l’organisation. Dix en tant que contremaîtres avaient eu sous leurs
ordres des opérateurs. Mais aucune n’avait jamais travaillé avec un
ActAge, un opérateur Talent. Ceux des contremaîtres en charge
d'ActAges n’avaient pas pris le parti de Duncan.
André savait grâce à Darcy, son informatrice
attitrée, que la plupart des contremaîtres qui s’occupaient
auparavant des ActAges étaient à présent morts ou en train de se
remettre de leurs traumatismes émotionnels. Une réhabilitation confortable bien isolée, tous frais
payés par le Silence.
Il avait lui-même travaillé quelque temps avec La
Wren, Geneviève Valère. C'était lui qui l’avait convaincue de se
placer du côté du Silence, même si cela n’avait pas duré longtemps.
Tout le monde dans la salle le savait. Ils pensaient que c’était la
raison de sa présence ici : donner à Duncan des informations de
première main sur ce personnage emblématique, bien malgré lui, des
Solitaires.
A la connaissance d’André, Duncan lui aussi le
croyait. Pourtant, le dirigeant en savait suffisamment sur André
pour se douter que toute information qu’il révélerait sur la jeune
Récupératrice serait anodine et dépassée. Cette Valère ne lui avait
jamais fait confiance, et Sergueï, à présent qu’il avait changé de
camp, ne leur donnerait plus aucun détail sur la Cosa.
Sergueï aussi était là ce jour fatidique où Poul
avait tué une innocente, sur les ordres de Duncan qui avait quitté
les lieux sans assister à l’exécution, et n’avait donc pas vu André
tourner sa veste à son tour et tuer Poul dans le dos. André et un
Sergueï choqué avaient ensuite procédé à une mise en scène pour
donner l’impression qu’un Fatæ avait tué Poul pour venger sa
victime. En un jour déjà si sanglant, personne n’allait chercher à
punir un acte de vengeance isolé. Duncan, lui, avait voulu que
l’assassinat de Bren apparaisse comme l’œuvre d’un Fatæ.
«Des mensonges bâtis sur des mensonges, pour
protéger la vérité. Ce monde tourne au chaos, et nous tomberons
tous dans le brasier. »
Voilà ce qu’André avait dit à Sergueï avant qu’ils
se séparent. A cet instant, il savait qu’ils ne se reverraient
jamais.
Sergueï lui manquait.
André coupa court à ces
pensées et revint à l’instant présent. Il mit ses mains sur la
table, les retourna et regarda ses paumes comme pour y lire sa
réplique.
— La Cosa sait où nous nous trouvons.
Peu avant les événements du Pont de Brooklyn, ils
avaient laissé deux cadavres sur leur perron : un message clair,
même si Sergueï affirmait qu’il ne venait pas de la Cosa.
— Ils savent infiltrer notre système informatique,
ça paraît clair. Rendez-vous compte que les quelques incursions
qu’ils ont tentées ne sont rien à côté de ce dont ils sont
capables, si nous les y poussons. Jusqu’à présent nous avons été
protégés par leur manque d’organisation, et aussi par le fait que
même le Talent le plus arrogant n’aime guère tuer. Mais si nous les
poussons à l’action…
Duncan se penchait nettement en avant à présent,
il attendait avec impatience la conclusion d’André, comme s’il
prévoyait qu’elle rejoindrait la sienne.
— Oui, André ? Si nous agissions de manière à ce
qu’ils surmontent leurs scrupules, si les Talents en venaient à
perdre leur vernis de civilisation ?
Il semblait vraiment curieux de le savoir. Cela
inquiétait André, mais il ne pouvait se permettre d’hésiter. De
toute manière il savait ce qu’il avait à dire : la simple
vérité.
— Alors, monsieur, nous aurions de graves
ennuis.
Nous. Quel mot
curieux. Les autres personnes présentes l’entendaient comme « nous,
ici présents », les membres dirigeants du Silence, ceux qui
décidaient pour les autres. Tandis qu’André voulait dire le Silence
lui-même, celui qu’il avait rejoint et qu’il voulait sauver. Celui
où Duncan et sa troupe de fanatiques n’avaient pas leur
place.
Et Duncan, comment savoir ce que lui croyait, pensait, prévoyait ? Il parlait
souvent d’une cité réservée aux Humains, et
savait convaincre les autres de sa vision : une civilisation tout
humaine, où la superstition et la magie ne représenteraient qu’un
souvenir un peu honteux. Mais à quelles fins, en réalité ?
André s’en moquait. Il voulait uniquement limiter
les dommages que Duncan allait causer au Silence dans son ensemble,
et lui faire perdre sa position éminente le plus tôt possible, par
tous les moyens possibles. Wren et les siens— et cela voulait dire
Sergueï aussi, désormais — devraient se débrouiller seuls. Il ne
leur voulait aucun mal, mais ils ne le concernaient plus, sauf si
leurs intérêts et les siens se rejoignaient un jour.
— Ah. Très bien, commenta Duncan. Vous voyez,
Reese, il y a bien une logique derrière mes décisions. A moins que
vous ne disposiez d’informations qui nous auraient échappé ?
Reese cligna des paupières, vit le fossé
dialectique où on voulait l’entraîner, évita de s’y aventurer. Il
s’assit un peu trop hâtivement ; si quelqu’un dans la pièce s’en
offusqua ou en fut amusé, rien ne transparut sur les visages.
— Dans ce cas… Nous avons tous beaucoup à faire
aujourd’hui, reprit Duncan. D’autres sujets dont nous devrions
discuter?
La question suivante était du plus haut intérêt
pour André : un des directeurs du Silence s’était officiellement
opposé à l’ampleur des sommes dépensées sur un des projets de
Duncan. André ne reconnut pas le nom de code de ce projet,
Brunswick. Avant, il aurait demandé à
Darcy, qui lui était restée fidèle malgré son brusque renversement
d’alliances dans l’organisation, de faire des recherches pour
savoir de quoi il s’agissait. Mais désormais il préférait la garder
comme un atout à utiliser en dernier recours ;
il valait mieux pour l’instant qu’on ne l’associe pas à lui.
Non, ce qui comptait dans l’affaire, c’était
l’attitude des hauts dirigeants à l’égard du directeur réticent, un
homme qui ne faisait pas partie de la « troupe », n’était pas là
pour se défendre ou se ménager des alliés qui le feraient pour lui.
Si André l’avertissait du danger qui le menaçait, pourrait-il
compter sur lui par la suite ? Ou courrait-il un trop grand risque
de partager sa disgrâce, si Duncan avait vent de leur alliance
?
Il fallait y réfléchir, et soigneusement. Les
enjeux étaient trop élevés pour agir sur un coup de tête.