4.
L'atmosphère du restaurant Chez Eddy était feutrée, malgré le coup de feu du déjeuner. La décoration parfaite, depuis les nappes d’un bleu presque blanc jusqu’aux arrangements floraux placés à l’entrée : chaque table pouvait profiter de leur parfum sans qu’il devienne insistant et risque de recouvrir l’arôme de l’excellente (et très chère) nourriture. Le ton des voix s’animait parfois, mais les conversations restaient toujours, comme il convenait, polies.
Sergueï Didier, éminent amateur d’art, propriétaire d’une galerie, lanceur de tendances, acteur de premier plan dans le milieu artistique, attendait depuis dix ans une occasion de prendre un repas dans cet endroit réputé. Il avait l’intention d’en savourer chaque miette. Mais pas question pour autant qu’il oublie les raisons de sa présence ici.
L'homme qui était assis à table avec lui attendit pour reprendre la parole que le serveur ait terminé de remplir leurs verres et ait quitté leur table.
— Ainsi, vous me demandez si je crois à des êtres bizarres qui hanteraient nos nuits.
Sergueï leva son verre et admira la manière dont le liquide rouge qu’il contenait devenait ambré à la lumière. Un cru prestigieux dont les vieux tanins convenaient à merveille à la daube de sanglier dans son assiette.
Il but une gorgée, la laissa couler dans sa gorge avec la révérence qu’elle méritait, puis reposa son verre.
— Je vous demande si vous allez finir par admettre ce que vous savez déjà.
L'autre homme leva un sourcil broussailleux.
— Je n’admets jamais rien avant d’en être sûr, sauf si j’y vois un quelconque intérêt.
Sergueï n’était pas surpris. C'est même là-dessus qu’il comptait. Il avait besoin de ressources pour découvrir les failles, les points faibles de son ancien employeur. Il en possédait déjà certaines et devait en acquérir d’autres.
Ce qui exigeait de la délicatesse, de la discrétion, et l’art de savoir quand forcer son avantage, violer les règles. Mais toujours prudemment !
— Dans les légendes, on dit que la gratitude du petit peuple n’est pas à négliger, fit-il remarquer.
Le silence revint pendant un moment. Les deux hommes avaient déjà parlé de la raison officielle de leur rencontre, l’organisation dans la galerie de Sergueï d’une exposition privée pour la collection de son mystérieux interlocuteur. En parfaits gentlemen, ils avaient abouti à un accord de principe que les avocats et les compagnies d’assurances n’auraient plus qu’à entériner.
— Vous affirmez que des Fées se promènent à Manhattan ?
L'homme assis en face de Sergueï était l’une des plus fameuses « célébrités cachées » de la ville. Il dépensait beaucoup d’argent pour conserver cet anonymat. Pour que personne ne vienne le déranger dans sa tâche, laquelle consistait à être le premier à orienter le Marché.
Pas le genre d’homme à croire aux Fées.
— Je n’affirme rien, dit Sergueï d’un ton apaisant, mais sans une once de soumission.
— En effet. Vous me demandez de le faire.
L'apparence des deux hommes était tout aussi étrange que leur conversation : un septuagénaire chauve au nez camus, porteur d’un costume bleu hors de prix et d’un nœud papillon désuet, face à un quadragénaire à l’abondante chevelure brune marquée de fils d’argent, et dont le visage était peut-être un peu trop marqué pour qu’on le qualifie de « beau ». L'homme plus jeune portait un costume moins cher mais de meilleure coupe, et une cravate unie au nœud impeccable. Il représentait l’image même du subordonné sûr de lui et de ses capacités, celle qu’il voulait donner pour endormir son convive.
Lequel n’y croyait pas une seconde.
Le serveur vint remplir leurs verres de vin dans un élégant ballet silencieux. Sergueï laissa le silence s’installer de nouveau entre eux. Pour l’instant il n’avait rien à gagner à insister, et le repas méritait amplement son attention.
— J’ai connu une fille autrefois…
L'homme plus âgé laissa la phrase en suspens, invitant son interlocuteur à manifester son intérêt.
— Vraiment ?
Un hochement de tête poli, mais Sergueï resta concentré sur sa nourriture. Il avait un peu l’impression d’essayer d’apprivoiser un chat de gouttière, par exemple celui qui vivait près de sa galerie : si on faisait attention à lui, il vous soupçonnait du pire ; si on l’ignorait, il vous trouvait intéressant.
— Elle avait des griffes.
— Vraiment.
Sergueï ne savait pas exactement quelles ascendances de Fatæ portaient des griffes, mais il était certain qu’on pouvait en citer au moins trois. Sans doute davantage. Wren le saurait peut-être, si elle se décidait un jour à décrocher son maudit téléphone. Il écarta cette pensée. Il travaillait, ce n’était pas le moment. Il devait se concentrer exclusivement sur l’affaire en cours, ne pas se laisser distraire.
Le Silence lui avait enseigné cela, alors qu’il n’était encore qu’un jeune homme à peine sorti de l’université, impatient de sauver le monde : on lui avait appris à se concentrer, à écarter les distractions. Et à mentir, à tricher… à tuer.
A trahir.
Wren finirait bien par décrocher son téléphone. Ou peut-être pas. C'est lui qui avait tout gâché, il lui fallait attendre.
— Oui, des griffes. Et des yeux qui étaient presque… ils me faisaient penser à des opales. Sombres, mais chargés d’une multitude de couleurs. Elle portait constamment des lunettes noires.
— Et vous l’avez prise pour une Humaine.
Lui-même, fut un temps, avait cru que tous les bipèdes étaient humains. Son partenariat avec Wren Valère l’avait détrompé. D’ailleurs même les Humains n’étaient pas toujours humains.
— Non. Je me suis dit que je rêvais. Finalement, comme dans tous les rêves, je me suis réveillé. Et elle avait fui.
Le convive de Sergueï avait soixante-quatorze ans, pourtant, un court instant, sa voix fut celle d’un jeune homme de vingt-quatre ans.
Sergueï pensait le comprendre. La magie, quelle chose fabuleuse. Fabuleuse et fragile ! La Cosa Nostradamus ne voulait peut-être pas de lui, mais elle avait désespérément besoin de lui. De ses contacts, de ses capacités. De son aptitude, encore aujourd’hui, à pénétrer les défenses du Silence.
André Felhim, son ancien responsable au sein de l’organisation, ne l’avait pas quittée. Il se battait pour la sauver de la corruption qui, partie du sommet, la dévorait tout entière, pour l’arracher à la force qui avait changé la protectrice des innocents en persécutrice des différents. Sergueï ne croyait pas que le vieil homme ait la plus petite chance de réussir, toutefois il avait déjà montré des ressources insoupçonnées…
Lui préférait rester en dehors et éprouver les fondations de la bâtisse, y chercher des failles. Trouver comment la Cosa pourrait se défendre contre le Silence lors de la prochaine attaque. Car elle aurait lieu, cela ne faisait aucun doute…
— Et vous n’avez jamais essayé de la retrouver ?
— Bien sûr que si. Mais, au bout d’un moment, on laisse s’éteindre ses rêves… Sinon on finit par devenir fou en voulant convaincre les autres.
Ils continuèrent à manger en silence. Quand le serveur vint débarrasser la table, l’homme leva des yeux las sur Sergueï.
— Je sais ce que j’ai vu, déclara-t-il.
Sergueï acquiesça. Mais son approbation ne parut pas apaiser son aîné.
— Qu’attendez-vous de moi ? demanda-t-il enfin.


Sergueï eut moins de succès avec la personne suivante.
— Non.
Une réponse faite d’un ton neutre, inflexible, définitif.
— Joanie…, reprit-il.
— Non.
Joanie marchait en fixant un point droit devant elle, sans accorder à Sergueï le petit coup d’œil en biais qui aurait pu lui laisser des raisons d’espérer. Elle avait une pochette de cuir noir en bandoulière, des chaussures de sport aux pieds. Il l’avait abordée au cours de sa pause déjeuner, alors qu’elle profitait de ce temps libre pour faire un peu de marche rapide.
— Joanie.
Il avançait au même pas qu’elle. Il fit semblant d’être essoufflé. Avant, cela la faisait rire.
— Je te hais, affirma-t-elle.
— Oui, comme toujours !
Elle fit une horrible grimace et lui jeta un regard noir. C'était une grande femme blonde, à la poitrine magnifique. Ses yeux rappelaient ceux de Wren, mais tout dans leur physique les différenciait.
Ce n’est pas le moment de penser à Wren, bon sang ! Concentre-toi !
Ils marchaient sous des arcades fermées par une cloison de verre et éclairées par une lumière artificielle censée imiter le grand soleil. Les magasins, le long de ces arcades, faisaient d’énormes efforts pour donner une impression de luxe et de raffinement, et les clients n’étaient pas en reste. Sergueï sortait de son fructueux déjeuner : à la suite d’un coup de téléphone à une grande banque privée, un transfert électronique avait été effectué au bénéfice d’un autre compte de la même banque. L'opération lui laissait un goût assez désagréable dans la bouche, mais cela ne l’empêcherait pas de dépenser l’argent jusqu’au dernier sou, et d’en réclamer encore s’il le fallait.
— Je peux payer les informations que tu me fourniras.
— Tu crois que c’est à cause de l’argent que je ne veux rien te dire ?
Cette fois la voix de Joanie marquait une irritation certaine.
En effet, aucune des personnes que le Silence employait n’avait besoin d’une source de revenus supplémentaire… A supposer qu’il leur reste du temps et de l’énergie pour cela.
— Non. Mais… ça ne peut pas faire de mal, avec ce qui s’annonce.
Il n’avait aucune idée de ce qui pouvait bien s’annoncer, mais jouer sur la peur de l’avenir se révélait souvent efficace. C'était son contrôleur des impôts qui le lui avait appris.
Joanie secoua la tête et fit voler sa queue-de-cheval.
— Rien ne s’annonce, répliqua-t-elle. Tu te trompes.
— Non, je ne me trompe pas. Joanie, reprit-il après un moment, j’étais là. J’ai vu ce que j’ai vu.
Elle ne chercha pas à discuter.
— Et alors, tu n’as jamais tué pour la cause ?
Si. Oh si, plus d’une fois…
— Mais je n’ai jamais tué d’innocent, précisa-t-il. Jamais l’un d’entre nous !
Contrairement à Poul Jorgunmunder. Poul, le disciple d’André, celui qui avait remplacé Sergueï après son départ du Silence.
Et sa victime innocente avait été Bren, l’assistante personnelle d’André. Quelqu’un de bien, à la connaissance de Sergueï. Poul l’avait tuée de sang-froid, pour qu’on accuse les Fatæ du meurtre d’un membre du Silence ; il comptait semer une série d’indices qui mèneraient à eux et augmenteraient encore davantage les sentiments anti-Fatæ. Tout cela pour provoquer plus de morts !
Sergueï avait déjoué la machination, André aussi. Mais seul Sergueï avait été horrifié.
— Je suis opératrice depuis dix ans, remarqua Joanie. J’ai vu arriver Poul, j’ai travaillé avec lui au début. Il était doué, tout le monde savait qu’il irait loin.
— Oui, approuva Sergueï, avec dans la bouche un goût amer qui ne venait sûrement pas de son repas.
Pour sa part, il s’était toujours méfié de Poul, mais avait fait confiance à l’opinion d’André. Tous les deux avaient eu tort.
— Loin, oui… du côté de Duncan.
Joanie eut l’air étonné. Elle semblait sincère ; elle ne savait pas. Elle ne faisait pas partie de la conspiration…
Sergueï ne s’était pas trompé sur elle, au moins. Il poussa un soupir de soulagement.
— Joanie. Le Silence utilise les ActAges, les gamins, comme des armes. Des armes dirigées contre ceux qui sont comme eux. Contre des innocents !
Les agents actifs de terrain, surnommés ActAges, étaient des opérateurs recrutés parmi des Talents, ceux que le Silence employait pour combattre des menaces magiques. Joanie faisait partie des contremaîtres spécialisés dans leur encadrement. Sergueï aussi, à une époque, dans des situations très particulières. La plupart de ces agents étaient des faibles, pour employer le mot de Wren : ils possédaient peu de capacité magique, n’étaient sûrement pas des Talents purs ; il s’agissait d’individus très jeunes, souvent des enfants, du moins mentalement. La plupart avaient rejoint l’organisation avant leurs vingt ans — sans parler de ceux que le Silence avait carrément enlevés !
On les maltraitait mentalement, on leur faisait subir une espèce de lavage de cerveau. Puis on les utilisait contre la Cosa avant de les jeter comme une canette vide.
C'étaient eux surtout qui avaient péri sur le Pont en Feu, tués par les leurs qui avaient dû défendre leur vie.
Sergueï expliqua tout cela à Joanie, sans l’épargner, et la vit chanceler sous le choc. Il ne se sentait pas vraiment coupable; il faisait ce qu’il fallait pour parvenir à son but.
Elle était si pâle qu’il la prit par le bras et la mena vers les toilettes publiques à proximité.
Quand elle ressortit, elle était toujours aussi livide, mais elle avait retrouvé le contrôle qui convenait à une bonne opératrice. Elle ouvrit la bouche et se mit à débiter le discours prévu, dans une langue de bois impeccable :
— Nous œuvrons pour le bien. Les moyens peuvent être discutables, mais…
Sergueï regrettait que ces mots ne l’étonnent pas.
— Cela peut-il justifier le meurtre ? répliqua-t-il. Le mensonge, le sacrifice d’innocents de plus en plus nombreux ?
— Innocents, vraiment ? Qui est innocent, à ton avis ? Bren, je ne l’avais jamais rencontrée, mais en tout cas elle faisait partie du Silence. Protéger les innocents constitue notre raison d’être ! Ce qui implique que nous acceptons, nous, de ne plus être innocents. Nous en voyons trop, nous en savons trop. Parfois, nous en faisons trop. C'est le prix à payer.
Sergueï se dit tristement que le lavage de cerveau ne s’appliquait pas qu’aux ActAges. Pourtant, lui aussi avait pensé et parlé ainsi. Il avait fallu qu’une opération tourne mal pour qu’il trouve le courage de partir… Et c’était grâce à Wren qu’il avait tenu le coup ensuite.
Que faudrait-il pour que Joanie s’en aille, elle aussi ?
— Es-tu prête à te réveiller toutes les nuits à 3 heures du matin en te demandant à quel prix tu as vendu ton âme, si tu ne fais rien maintenant ?
Joanie détourna le regard vers deux jeunes femmes qui prenaient l’escalator un peu plus loin.
— Je me réveille déjà à 3 heures du matin, Sergueï. Pas toi ?
A une époque cette réplique l’aurait laissé sans voix. Mais à présent il pouvait répondre :
— Non. Je ne me réveille pas, l’œil fixé sur le plafond. Je n’écoute pas le tic-tac de mon horloge dans la nuit. Maintenant, quand je me couche, je dors.
C'était la vérité, aussi prétentieuse qu’elle puisse paraître.
Lorsque Sergueï quitta Joanie, il espéra avoir été capable de semer chez elle une première graine de doute ; avec un peu de chance, même si elle ne changeait pas de camp, elle ne le livrerait pas.
Il ne se retourna pas en partant, mais sentit sur lui le regard de son ancienne collègue.
Trois heures plus tard, assis dans un bureau en ville, cerné de panneaux de bois exotique gravés de motifs séduisants mais quelque peu inquiétants, il entendit sonner son portable.
— Je suis désolé, puis-je vous demander de m’excuser un instant ? demanda-t-il à son interlocuteur.
Il considéra le hochement de tête qu’il reçut en réponse comme une permission, s’éloigna un peu et répondit.
— Didier.
— Salon de thé Maxwell. 16 heures.
On raccrocha, et Sergueï rangea son téléphone en fronçant pensivement les sourcils. Il n’avait reconnu ni la voix ni le numéro affiché. Ce qui ne voulait rien dire : son propre numéro circulait beaucoup, et il avait passé du temps en prospection depuis le fiasco de l’hiver dernier, sur le Pont de Brooklyn. Mais il aurait préféré identifier le contact qui lui avait finalement donné ce rendez-vous.
S'il avait bonne mémoire, le salon de thé en question n’était fréquenté par aucun groupe d’influence ; il n’y avait jamais rencontré personne jusqu’ici. En fait, il ne le connaissait que par ouï-dire : Shig, l’ami japonais Fatæ d'O.P., avait signalé qu’on accomplissait à cet endroit une authentique cérémonie du thé, et qu’il s’agissait d’un lieu idéal pour une discussion délicate.
Un rendez-vous a priori authentique, donc; ou un piège. Ou les deux.
Tout était possible. Alors pourquoi ressentait-il jusque dans ses os ce frémissement nerveux ?
Parce qu’il savait de quoi tous les joueurs en lice étaient capables… Et il ne pourrait pas appeler de renforts.
Sergueï revint à son interlocuteur qui attendait patiemment.
— Je vous demande pardon. Il semble que je sois très demandé, aujourd’hui !
L'autre homme, un marchand d’art néo-zélandais, acquiesça en souriant, et les deux confrères poursuivirent leur discussion.
Même en temps de guerre, les affaires restaient les affaires.