L'atmosphère du restaurant Chez Eddy était
feutrée, malgré le coup de feu du déjeuner. La décoration parfaite,
depuis les nappes d’un bleu presque blanc jusqu’aux arrangements
floraux placés à l’entrée : chaque table pouvait profiter de leur
parfum sans qu’il devienne insistant et risque de recouvrir l’arôme
de l’excellente (et très chère) nourriture. Le ton des voix
s’animait parfois, mais les conversations restaient toujours, comme
il convenait, polies.
Sergueï Didier, éminent amateur d’art,
propriétaire d’une galerie, lanceur de tendances, acteur de premier
plan dans le milieu artistique, attendait depuis dix ans une
occasion de prendre un repas dans cet endroit réputé. Il avait
l’intention d’en savourer chaque miette. Mais pas question pour
autant qu’il oublie les raisons de sa présence ici.
L'homme qui était assis à table avec lui attendit
pour reprendre la parole que le serveur ait terminé de remplir
leurs verres et ait quitté leur table.
— Ainsi, vous me demandez si je crois à des êtres
bizarres qui hanteraient nos nuits.
Sergueï leva son verre et admira la manière dont
le liquide rouge qu’il contenait devenait ambré à la lumière. Un cru prestigieux dont les vieux tanins
convenaient à merveille à la daube de sanglier dans son
assiette.
Il but une gorgée, la laissa couler dans sa gorge
avec la révérence qu’elle méritait, puis reposa son verre.
— Je vous demande si vous allez finir par admettre
ce que vous savez déjà.
L'autre homme leva un sourcil broussailleux.
— Je n’admets jamais rien avant d’en être sûr,
sauf si j’y vois un quelconque intérêt.
Sergueï n’était pas surpris. C'est même là-dessus
qu’il comptait. Il avait besoin de ressources pour découvrir les
failles, les points faibles de son ancien employeur. Il en
possédait déjà certaines et devait en acquérir d’autres.
Ce qui exigeait de la délicatesse, de la
discrétion, et l’art de savoir quand forcer son avantage, violer
les règles. Mais toujours prudemment !
— Dans les légendes, on dit que la gratitude du
petit peuple n’est pas à négliger,
fit-il remarquer.
Le silence revint pendant un moment. Les deux
hommes avaient déjà parlé de la raison officielle de leur
rencontre, l’organisation dans la galerie de Sergueï d’une
exposition privée pour la collection de son mystérieux
interlocuteur. En parfaits gentlemen, ils avaient abouti à un
accord de principe que les avocats et les compagnies d’assurances
n’auraient plus qu’à entériner.
— Vous affirmez que des Fées se promènent à
Manhattan ?
L'homme assis en face de Sergueï était l’une des
plus fameuses « célébrités cachées » de la ville. Il dépensait
beaucoup d’argent pour conserver cet anonymat. Pour que personne ne
vienne le déranger dans sa tâche, laquelle consistait à être le
premier à orienter le Marché.
Pas le genre d’homme à croire aux Fées.
— En effet. Vous me demandez de le faire.
L'apparence des deux hommes était tout aussi
étrange que leur conversation : un septuagénaire chauve au nez
camus, porteur d’un costume bleu hors de prix et d’un nœud papillon
désuet, face à un quadragénaire à l’abondante chevelure brune
marquée de fils d’argent, et dont le visage était peut-être un peu
trop marqué pour qu’on le qualifie de « beau ». L'homme plus jeune
portait un costume moins cher mais de meilleure coupe, et une
cravate unie au nœud impeccable. Il représentait l’image même du
subordonné sûr de lui et de ses capacités, celle qu’il voulait
donner pour endormir son convive.
Lequel n’y croyait pas une seconde.
Le serveur vint remplir leurs verres de vin dans
un élégant ballet silencieux. Sergueï laissa le silence s’installer
de nouveau entre eux. Pour l’instant il n’avait rien à gagner à
insister, et le repas méritait amplement son attention.
— J’ai connu une fille autrefois…
L'homme plus âgé laissa la phrase en suspens,
invitant son interlocuteur à manifester son intérêt.
— Vraiment ?
Un hochement de tête poli, mais Sergueï resta
concentré sur sa nourriture. Il avait un peu l’impression d’essayer
d’apprivoiser un chat de gouttière, par exemple celui qui vivait
près de sa galerie : si on faisait attention à lui, il vous
soupçonnait du pire ; si on l’ignorait, il vous trouvait
intéressant.
— Elle avait des griffes.
— Vraiment.
Sergueï ne savait pas exactement quelles
ascendances de Fatæ portaient des griffes, mais il était certain
qu’on pouvait en citer au moins trois. Sans
doute davantage. Wren le saurait peut-être, si elle se décidait un
jour à décrocher son maudit téléphone. Il écarta cette pensée. Il
travaillait, ce n’était pas le moment. Il devait se concentrer
exclusivement sur l’affaire en cours, ne pas se laisser
distraire.
Le Silence lui avait enseigné cela, alors qu’il
n’était encore qu’un jeune homme à peine sorti de l’université,
impatient de sauver le monde : on lui avait appris à se concentrer,
à écarter les distractions. Et à mentir, à tricher… à tuer.
A trahir.
Wren finirait bien par décrocher son téléphone. Ou
peut-être pas. C'est lui qui avait tout gâché, il lui fallait
attendre.
— Oui, des griffes. Et des yeux qui étaient
presque… ils me faisaient penser à des opales. Sombres, mais
chargés d’une multitude de couleurs. Elle portait constamment des
lunettes noires.
— Et vous l’avez prise pour une Humaine.
Lui-même, fut un temps, avait cru que tous les
bipèdes étaient humains. Son partenariat avec Wren Valère l’avait
détrompé. D’ailleurs même les Humains n’étaient pas toujours
humains.
— Non. Je me suis dit que je rêvais. Finalement,
comme dans tous les rêves, je me suis réveillé. Et elle avait
fui.
Le convive de Sergueï avait soixante-quatorze ans,
pourtant, un court instant, sa voix fut celle d’un jeune homme de
vingt-quatre ans.
Sergueï pensait le comprendre. La magie, quelle
chose fabuleuse. Fabuleuse et fragile ! La Cosa Nostradamus ne
voulait peut-être pas de lui, mais elle avait désespérément besoin
de lui. De ses contacts, de ses capacités. De son aptitude, encore
aujourd’hui, à pénétrer les défenses du Silence.
André Felhim, son ancien
responsable au sein de l’organisation, ne l’avait pas quittée. Il
se battait pour la sauver de la corruption qui, partie du sommet,
la dévorait tout entière, pour l’arracher à la force qui avait
changé la protectrice des innocents en
persécutrice des différents. Sergueï ne
croyait pas que le vieil homme ait la plus petite chance de
réussir, toutefois il avait déjà montré des ressources
insoupçonnées…
Lui préférait rester en dehors et éprouver les
fondations de la bâtisse, y chercher des failles. Trouver comment
la Cosa pourrait se défendre contre le Silence lors de la prochaine
attaque. Car elle aurait lieu, cela ne faisait aucun doute…
— Et vous n’avez jamais essayé de la retrouver
?
— Bien sûr que si. Mais, au bout d’un moment, on
laisse s’éteindre ses rêves… Sinon on finit par devenir fou en
voulant convaincre les autres.
Ils continuèrent à manger en silence. Quand le
serveur vint débarrasser la table, l’homme leva des yeux las sur
Sergueï.
— Je sais ce que j’ai vu, déclara-t-il.
Sergueï acquiesça. Mais son approbation ne parut
pas apaiser son aîné.
— Qu’attendez-vous de moi ? demanda-t-il
enfin.
Sergueï eut moins de succès avec la personne
suivante.
— Non.
Une réponse faite d’un ton neutre, inflexible,
définitif.
— Joanie…, reprit-il.
— Non.
Joanie marchait en fixant un
point droit devant elle, sans accorder à Sergueï le petit coup
d’œil en biais qui aurait pu lui laisser des raisons d’espérer.
Elle avait une pochette de cuir noir en bandoulière, des chaussures
de sport aux pieds. Il l’avait abordée au cours de sa pause
déjeuner, alors qu’elle profitait de ce temps libre pour faire un
peu de marche rapide.
— Joanie.
Il avançait au même pas qu’elle. Il fit semblant
d’être essoufflé. Avant, cela la faisait rire.
— Je te hais, affirma-t-elle.
— Oui, comme toujours !
Elle fit une horrible grimace et lui jeta un
regard noir. C'était une grande femme blonde, à la poitrine
magnifique. Ses yeux rappelaient ceux de Wren, mais tout dans leur
physique les différenciait.
Ce n’est pas le moment de
penser à Wren, bon sang ! Concentre-toi !
Ils marchaient sous des arcades fermées par une
cloison de verre et éclairées par une lumière artificielle censée
imiter le grand soleil. Les magasins, le long de ces arcades,
faisaient d’énormes efforts pour donner une impression de luxe et
de raffinement, et les clients n’étaient pas en reste. Sergueï
sortait de son fructueux déjeuner : à la suite d’un coup de
téléphone à une grande banque privée, un transfert électronique
avait été effectué au bénéfice d’un autre compte de la même banque.
L'opération lui laissait un goût assez désagréable dans la bouche,
mais cela ne l’empêcherait pas de dépenser l’argent jusqu’au
dernier sou, et d’en réclamer encore s’il le fallait.
— Je peux payer les informations que tu me
fourniras.
Cette fois la voix de Joanie marquait une
irritation certaine.
En effet, aucune des personnes que le Silence
employait n’avait besoin d’une source de revenus supplémentaire… A
supposer qu’il leur reste du temps et de l’énergie pour cela.
— Non. Mais… ça ne peut pas faire de mal, avec ce
qui s’annonce.
Il n’avait aucune idée de ce qui pouvait bien
s’annoncer, mais jouer sur la peur de l’avenir se révélait souvent
efficace. C'était son contrôleur des impôts qui le lui avait
appris.
Joanie secoua la tête et fit voler sa
queue-de-cheval.
— Rien ne s’annonce, répliqua-t-elle. Tu te
trompes.
— Non, je ne me trompe pas. Joanie, reprit-il
après un moment, j’étais là. J’ai vu ce que j’ai vu.
Elle ne chercha pas à discuter.
— Et alors, tu n’as jamais tué pour la cause
?
Si. Oh si, plus d’une
fois…
— Mais je n’ai jamais tué d’innocent,
précisa-t-il. Jamais l’un d’entre nous !
Contrairement à Poul Jorgunmunder. Poul, le
disciple d’André, celui qui avait remplacé Sergueï après son départ
du Silence.
Et sa victime innocente avait été Bren,
l’assistante personnelle d’André. Quelqu’un de bien, à la
connaissance de Sergueï. Poul l’avait tuée de sang-froid, pour
qu’on accuse les Fatæ du meurtre d’un membre du Silence ; il
comptait semer une série d’indices qui mèneraient à eux et
augmenteraient encore davantage les sentiments anti-Fatæ. Tout cela
pour provoquer plus de morts !
— Je suis opératrice depuis dix ans, remarqua
Joanie. J’ai vu arriver Poul, j’ai travaillé avec lui au début. Il
était doué, tout le monde savait qu’il irait loin.
— Oui, approuva Sergueï, avec dans la bouche un
goût amer qui ne venait sûrement pas de son repas.
Pour sa part, il s’était toujours méfié de Poul,
mais avait fait confiance à l’opinion d’André. Tous les deux
avaient eu tort.
— Loin, oui… du côté de Duncan.
Joanie eut l’air étonné. Elle semblait sincère ;
elle ne savait pas. Elle ne faisait pas partie de la
conspiration…
Sergueï ne s’était pas trompé sur elle, au moins.
Il poussa un soupir de soulagement.
— Joanie. Le Silence utilise les ActAges, les
gamins, comme des armes. Des armes
dirigées contre ceux qui sont comme eux. Contre des innocents
!
Les agents actifs de terrain, surnommés ActAges,
étaient des opérateurs recrutés parmi des Talents, ceux que le
Silence employait pour combattre des menaces magiques. Joanie
faisait partie des contremaîtres spécialisés dans leur encadrement.
Sergueï aussi, à une époque, dans des situations très
particulières. La plupart de ces agents étaient des faibles, pour
employer le mot de Wren : ils possédaient peu de capacité magique,
n’étaient sûrement pas des Talents purs ; il s’agissait d’individus
très jeunes, souvent des enfants, du moins mentalement. La plupart
avaient rejoint l’organisation avant leurs vingt ans — sans parler
de ceux que le Silence avait carrément enlevés !
On les maltraitait mentalement, on leur faisait
subir une espèce de lavage de cerveau. Puis on les utilisait contre
la Cosa avant de les jeter comme une canette vide.
C'étaient eux surtout qui
avaient péri sur le Pont en Feu, tués par les leurs qui avaient dû
défendre leur vie.
Sergueï expliqua tout cela à Joanie, sans
l’épargner, et la vit chanceler sous le choc. Il ne se sentait pas
vraiment coupable; il faisait ce qu’il fallait pour parvenir à son
but.
Elle était si pâle qu’il la prit par le bras et la
mena vers les toilettes publiques à proximité.
Quand elle ressortit, elle était toujours aussi
livide, mais elle avait retrouvé le contrôle qui convenait à une
bonne opératrice. Elle ouvrit la bouche et se mit à débiter le
discours prévu, dans une langue de bois impeccable :
— Nous œuvrons pour le bien. Les moyens peuvent
être discutables, mais…
Sergueï regrettait que ces mots ne l’étonnent
pas.
— Cela peut-il justifier le meurtre ?
répliqua-t-il. Le mensonge, le sacrifice d’innocents de plus en
plus nombreux ?
— Innocents, vraiment ? Qui est innocent, à ton
avis ? Bren, je ne l’avais jamais rencontrée, mais en tout cas elle
faisait partie du Silence. Protéger les innocents constitue notre
raison d’être ! Ce qui implique que nous acceptons, nous, de ne plus être innocents. Nous en voyons
trop, nous en savons trop. Parfois, nous en faisons trop. C'est le
prix à payer.
Sergueï se dit tristement que le lavage de cerveau
ne s’appliquait pas qu’aux ActAges. Pourtant, lui aussi avait pensé
et parlé ainsi. Il avait fallu qu’une opération tourne mal pour
qu’il trouve le courage de partir… Et c’était grâce à Wren qu’il
avait tenu le coup ensuite.
Que faudrait-il pour que Joanie s’en aille, elle
aussi ?
— Es-tu prête à te réveiller toutes les nuits à 3
heures du matin en te demandant à quel prix tu
as vendu ton âme, si tu ne fais rien maintenant ?
Joanie détourna le regard vers deux jeunes femmes
qui prenaient l’escalator un peu plus loin.
— Je me réveille déjà à 3 heures du matin,
Sergueï. Pas toi ?
A une époque cette réplique l’aurait laissé sans
voix. Mais à présent il pouvait répondre :
— Non. Je ne me réveille pas, l’œil fixé sur le
plafond. Je n’écoute pas le tic-tac de mon horloge dans la nuit.
Maintenant, quand je me couche, je dors.
C'était la vérité, aussi prétentieuse qu’elle
puisse paraître.
Lorsque Sergueï quitta Joanie, il espéra avoir été
capable de semer chez elle une première graine de doute ; avec un
peu de chance, même si elle ne changeait pas de camp, elle ne le
livrerait pas.
Il ne se retourna pas en partant, mais sentit sur
lui le regard de son ancienne collègue.
Trois heures plus tard, assis dans un bureau en
ville, cerné de panneaux de bois exotique gravés de motifs
séduisants mais quelque peu inquiétants, il entendit sonner son
portable.
— Je suis désolé, puis-je vous demander de
m’excuser un instant ? demanda-t-il à son interlocuteur.
Il considéra le hochement de tête qu’il reçut en
réponse comme une permission, s’éloigna un peu et répondit.
— Didier.
— Salon de thé Maxwell. 16 heures.
On raccrocha, et Sergueï rangea son téléphone en
fronçant pensivement les sourcils. Il n’avait reconnu ni la voix ni
le numéro affiché. Ce qui ne voulait rien dire : son propre numéro
circulait beaucoup, et il avait passé du temps
en prospection depuis le fiasco de l’hiver dernier, sur le Pont de
Brooklyn. Mais il aurait préféré identifier le contact qui lui
avait finalement donné ce rendez-vous.
S'il avait bonne mémoire, le salon de thé en
question n’était fréquenté par aucun groupe d’influence ; il n’y
avait jamais rencontré personne jusqu’ici. En fait, il ne le
connaissait que par ouï-dire : Shig, l’ami japonais Fatæ d'O.P.,
avait signalé qu’on accomplissait à cet endroit une authentique
cérémonie du thé, et qu’il s’agissait d’un lieu idéal pour une
discussion délicate.
Un rendez-vous a
priori authentique, donc; ou un piège. Ou les deux.
Tout était possible. Alors pourquoi ressentait-il
jusque dans ses os ce frémissement nerveux ?
Parce qu’il savait de quoi tous les joueurs en
lice étaient capables… Et il ne pourrait pas appeler de
renforts.
Sergueï revint à son interlocuteur qui attendait
patiemment.
— Je vous demande pardon. Il semble que je sois
très demandé, aujourd’hui !
L'autre homme, un marchand d’art néo-zélandais,
acquiesça en souriant, et les deux confrères poursuivirent leur
discussion.
Même en temps de guerre, les affaires restaient
les affaires.