« Tenez bon ! »
Mais Wren ne pouvait pas s’occuper davantage de
Talents perdus sans leur dose d’électricité. Il s’agissait
seulement d’un petit grain, comme souvent en cette saison, mais
tout de même délicat à dresser. Un animal sauvage.
A moi, oui, viens à
moi, lui dit-elle. Je suis là,
reconnais-moi. Entends mon appel.
C'était, comme toujours, une histoire de contrôle,
surtout ici. Et la maîtrise de Wren fut récompensée : l’orage se
plaça pile au-dessus d’elle, s’ouvrit à elle.
Dix rues plus loin les trottoirs étaient secs,
mais sur le toit où se tenait la Récupératrice une forte averse se
déversa, la trempa jusqu’aux os. Les nuages s’enflèrent. Elle resta
immobile sous la pluie pendant dix minutes dont elle compta chaque
seconde ; une mare se formait autour de ses pieds nus. Sa
conscience, pour l’essentiel, ne se trouvait plus située dans son
corps mais bien au-dessus, au cœur de la perturbation qu’elle
évaluait. C'était une tâche vraiment délicate, la moindre erreur
pouvait avoir de graves conséquences.
Elle fit bouger ses doigts sans s’en rendre
compte, pianotant sur un instrument de musique invisible, parcourut
du regard la rue en dessous ; il lui restait suffisamment de conscience pour assurer la protection de son
corps en attente.
Tout semblait assez calme, étant donné les
circonstances. On voyait par les fenêtres des appartements en face
la lumière des bougies et les ombres des occupants. Plus bas, des
phares de voiture avançaient lentement, prudemment, sous la pluie,
le long des voies dépourvues de feux de signalisation. Il y avait
des agents de la circulation aux croisements des artères
principales, mais, dans les plus petites rues, les conducteurs
comme les piétons devaient se débrouiller.
Un peu de temps passa, et le corps de Wren en
harmonie avec l’orage sentit que la mixture d’électrons en haute
atmosphère atteignait un état satisfaisant. Sa conscience
dégringola des nuées à une vitesse d’ascenseur fou et réintégra sa
chair comme une otarie se glisse dans l’eau. Wren eut un frisson et
évalua rapidement sa condition physique.
Les jambes fatiguées ; les bras engourdis. La peau
trempée, tremblant de froid. Sans presque y penser, elle utilisa un
peu de Courant pour augmenter légèrement sa température. Ses
cheveux émirent un peu de vapeur.
Ne gaspille pas ton
énergie, l’avertit une voix intérieure. C'est la panne. Tu ne pourras pas te recharger facilement
en Courant après ce que tu vas prendre ici.
Elle reconnut la sagesse raisonnable de ce
conseil, mais son noyau la méprisa — enfin, il l’aurait fait s’il
n’avait pas été aussi obnubilé par la perspective imminente d’un
repas gargantuesque.
Wren leva les mains au-dessus de sa tête, s’étira
de tout son long vers le grain.
Tout paraissait étrangement silencieux ici, sur ce
toit : on n’entendait guère qu’une sirène de voiture de
police parfois, sinon seuls les impacts des
gouttes de pluie résonnaient autour de la Récupératrice. Mais Wren
n’était pas sûre que ce silence soit bien réel, il pouvait aussi
résulter de sa perception ; elle avait l’impression qu’on lui avait
fourré des tampons de feutre dans les oreilles.
On avait cessé de la héler, et c’était tant mieux.
A l’heure qu’il était, la plupart des membres de la Cosa se
débrouillaient sans doute avec la panne de secteur de la même
manière que leurs voisins Ignorants : ils mangeaient le contenu de
leur congélateur avant qu’il se gâte et râlaient contre la
compagnie d’électricité si difficile à joindre au téléphone.
Wren effectua un sondage magique rapide depuis son
toit : elle ressentait par toute la ville des balises d’énergie et
de chaleur dans l’obscurité. Les groupes électrogènes d’urgence,
certains plus puissants que d’autres, tous à plein régime. Elle,
comme tout Talent, pouvait y puiser si nécessaire. Mais on
considérait cela à la fois comme pas bien malin et mal élevé. Ce
genre de choses, si on ne faisait pas attention, pouvait provoquer
des courts-circuits ou une baisse de tension, sans parler de
brûlures mineures sur le Talent moissonneur et ceux qui se
trouvaient auprès de lui.
On ne touchait pas aux lumières de Broadway pour
ne pas se donner mauvaise presse ; on ne touchait pas aux groupes
électrogènes des hôpitaux parce que cela pouvait tuer des
gens.
Des gens mourront de toute
manière, si tu n’as pas assez de Courant pour faire ce que tu veux
faire.
C'était différent.
Ah bon ? Pourquoi ? Et puis
d’autres vont mourir sous tes ordres, des Ignorants.
Wren secoua la tête pour se débarrasser de cette
voix importune. Ce n’était pas l’heure des
débats éthiques sans intérêt ! Que d’autres s’en occupent, pour une
fois.
Il était temps d’agir. Elle devait faire usage de
ce pouvoir qui grandissait, qui mûrissait en elle, avant qu’il ne
la dévore.
Penser au pouvoir lui remit en mémoire la
Diversion ; elle rechercha cette signature composite unique qui
l’avait hélée plus tôt, ces brins de Courant entrelacés. En vain.
Rien de très étonnant : l’interconnexion de la gestalt devait être épuisante, il aurait été
stupide de la prolonger en l’absence de source commode de Courant.
Les clowns allaient conserver leurs forces en attendant son
signal.
Et alors des gens
mourront.
Oui. Des gens mourraient.
Un léger déplacement d’air au-dessus d’elle, un
infime réchauffement de la pluie lui firent lever les yeux ; l’eau
dévala sur son visage et ses cheveux détrempés. C'était presque le
moment, l’orage était prêt pour elle.
Elle respira profondément.
Concentre-toi.
Ne plus penser à autre chose qu’à la tâche en
cours. Le monde en dessous vaquait à ses affaires, cela n’avait pas
d’importance. Enfin, si, hélas. Mais ce qui se passait ailleurs
rendait ce qu’elle faisait d’autant plus important ; l’enjeu était
primordial !
Jusqu’à présent elle avait espéré pouvoir entrer
et sortir discrètement ; mutiler le Silence, appuyée par la
Diversion. Quelque chose de sanglant mais de tout simple.
Maintenant les choses devenaient soudain plus
compliquées. Trois Etats au moins en panne de secteur… Cela
n’arrivait pas comme ça. Pas à un moment aussi bien choisi.
Le Silence avait provoqué la panne. Wren ne savait
pas d’où lui venait une telle certitude, mais
elle était là. Donc l’organisation se préparait elle aussi à
attaquer. Bientôt.
Les échéances venaient de se rapprocher.
Wren continua à appeler l’orage, à le faire se
rapprocher d’elle, le cajolant, l’attirant, jusqu’à ce qu’il cède.
Ensuite elle attendit encore un peu.
Elle savait toujours quand l’éclair allait frapper
; peut-être était-ce son noyau qui le ressentait, à moins qu’il ne
s’agisse d’un instinct animal du danger. En tout cas elle savait
quand les charges électriques se heurtaient violemment et
relâchaient la foudre qui jaillissait du nuage et fondait sur elle
comme un faucon sur un lapin imprudent.
Ici!
L'éclair se rua sur elle ; l’orage était modeste,
mais l’énergie n’en parcourut pas moins Wren comme un raz-de-marée.
Tant de force dans une si petite perturbation ! Elle tituba en
sentant la puissance envahir tout son corps. Son noyau en aspira la
moindre once d’énergie, la substantifique moelle.
Oh, malheur, ça faisait mal ! Cela n’aurait pas dû ; le Courant pouvait
brûler ou même tuer, mais il n’apportait pas une telle douleur.
Quelque chose n’allait pas.
« Quelque chose ne va pas
chez moi. »
« Je sais. »
D’ordinaire son Courant était brillant, net,
donnait dans les bleu électrique, les rouges, les verts. Il
s’amassait dans son noyau comme un nœud de serpents, des cobras,
des pythons… Des bêtes dangereuses, fuyantes, qu’il fallait obliger
à sortir au grand jour. Mais là… elle avait l’impression de se
faire étouffer par une masse de papillons. Des insectes aux ailes
coupantes de verre brillant, noir bordé de rouge bourbeux et d’or.
Il y en avait des centaines, des milliers, ils voletaient et la
déchiquetaient.
Et son noyau s’enflait de
plus en plus, le pouvoir s’échauffait, intoxiquait Wren. La faisait
tourbillonner, se dissoudre en une spirale d’énergie.
C'était inouï.
« Wren ? »
Une voix brutale, inquiète, dans sa tête.
— Chut!
En réponse, un sifflement de serpent surgit
d’entre ses dents. Des ailes de papillons amorçaient une tempête
sur un autre continent. Les ailes de papillons noirs aux yeux
étincelant de pouvoir.
« Wren ! »
Ce n’est pas
humain.
La pierre froide sous son
corps, leur haine qui plane au-dessus d’elle comme un être vivant,
une arme. Les feux de l’enfer jaillissent et les
consument.
Le Courant qui l’enjôle,
chuchoteur. Touche-moi, prends-moi. Nous pouvons tous les détruire.
Nous pouvons être libres, à jamais…
« Wren, ancrage ! Ancrage, bon sang ! »
La voix insistait, au bord de la panique, mais le
chuchotis du Courant était plus proche, plus séduisant.
Tu n’auras plus jamais peur.
Tu ne seras plus faible. Plus jamais seule…
« Tu n’es pas seule ! »
Encore cette voix qui s’obstinait à rester dans sa
tête d’où elle ne pouvait la chasser.
Le pouvoir surgit partout en elle, impatient, sans
lui laisser le temps de répondre.
Use de nous, la
supplièrent les papillons, et Wren les écouta, perdit tout
contrôle, se sentit éclater en mille créatures aux ailes bordées de
rouge.
***
Au moment de la panne, il y avait deux clients
dans la galerie. Aucun n’avait vraiment l’intention d’acheter, ils
partirent tout de suite. Sergueï resta aussi longtemps qu’il put —
une heure passée à regarder les minutes s’écouler sur sa montre —,
espérant que la lumière allait revenir. Il finit par renoncer,
comme, apparemment, la plupart des gens à Manhattan.
— Bon, on ferme la boutique, annonça-t-il.
Le plafonnier de secours leur donnait un teint de
zombie, et Sergueï se demanda fugitivement s’il existait des
zombies au sein de la Cosa Nostradamus, comme un oncle dingue
qu’une famille cacherait dans le grenier. Quand s’inviteraient-ils
à la fête ? Après tout, depuis l’année précédente, il ne manquait
plus qu’eux.
Ça suffit, se
dit-il.
Il était fatigué, avait besoin de sommeil. Ou d’un
verre, tiens. Un verre, dix heures de sommeil. Et rien ne pourrait
le réveiller avant la fin de la panne. Du moins dans l’idéal.
— Ce n’est pas encore l’heure, protesta
Lowell.
Il mettait en ordre les brochures posées à
l’accueil pour l’exposition du mois prochain.
— Rentrez chez vous, Lowell.
Que pouvait-il faire de toute manière, sans
éclairage ? Carole était gaiement retournée chez elle à la minute
où Sergueï l’avait proposé. Elle était toute jeune, une étudiante
encore, et pour elle une panne de secteur signifiait faire la fête
toute la nuit.
— Mais…, insista Lowell. Quelqu’un pourrait…
Il continuait à réarranger les prospectus, comme
si un ordre judicieux des documents pouvait
par miracle faire revenir l’électricité.
Oh, bon sang de bois ! Le système d’air
conditionné ne marchait pas et Sergueï commençait à avoir mal à la
tête.
— Rentrez chez vous ! Personne ne va venir piller
la galerie parce que les lumières sont éteintes. Allez.
Lowell semblait franchement réticent ; à croire
qu’il pensait voir entrer un client surgi de la rue déserte et
obscure, mort d’envie de dépenser quelques milliers de dollars pour
acquérir l’une des sculptures de cuivre martelé exposées en ce
moment. Ou s’il craignait au contraire que le passant hypothétique
décide d’en emporter une sans payer.
— Lowell, je m’en vais, avertit Sergueï. Vous
pouvez rester enfermé ou rentrer chez vous.
Il avait déjà enfilé son manteau et attendait à la
porte quand son assistant le rejoignit. Ils sortirent ensemble dans
le crépuscule anormalement sombre.
Lowell n’avait pas l’air ravi.
— Bonne nuit, monsieur Didier. Je vous vois
demain.
— Si la panne est terminée. Sinon ce n’est pas la
peine.
Sergueï doutait que l’électricité soit rétablie
d’ici là, mais il ne voulait pas décourager son assistant. Il le
regarda descendre la rue déserte, les épaules voûtées, et secoua la
tête.
Oui, décidément il était grand temps de lui donner
davantage de responsabilités. Il avait l’œil, le flair, il aimait
vendre. En outre, si Sergueï persistait à le confiner à ce niveau
subalterne, Lowell finirait par le quitter pour une autre galerie,
ou bien un importateur d’art en train
d’augmenter son activité, qui serait ravi d’embaucher quelqu’un
d’aussi capable et passionné.
Il s’agissait d’assurer la continuité des affaires
et de savoir déléguer. Mais, en toute franchise, Sergueï n’était
pas encore disposé à prendre sa retraite, ni même à diminuer son
implication dans la galerie. Ou bien pour un temps limité
peut-être, le temps de prospecter en dehors de New York,
éventuellement de s’agrandir, d’ouvrir une autre galerie
ailleurs…
— Je me demande où Wren aimerait aller, pensa-t-il
tout haut avant de secouer la tête.
Rien ne garantissait qu’elle voudrait
l’accompagner où que ce soit. Il avait en fait beaucoup de mal à
l’imaginer quittant Manhattan… tout comme lui, d’ailleurs.
Sergueï fit descendre à la main le volet de fer
devant la vitrine de la galerie et le ferma d’un gros cadenas. Il
ne s’en donnait pas la peine d’habitude, mais, avec cette panne, il
trouvait cela plus prudent. En dépit de ce qu’il avait dit à
Lowell, il n’était pas certain que tout le monde se conduirait bien
en ville cette nuit, et Wren avait entreposé dans le sous-sol de
l’immeuble des choses auxquelles il valait mieux ne pas
penser.
— J’aurais dû t’écouter, prévoir un système
magique en renfort, déclara-t-il à sa partenaire absente.
Mais il aurait fallu un Talent sur place pour le
garder actif… Peut-être allait-il envisager d’embaucher une
réceptionniste Solitaire, la prochaine fois.
Il entendit gronder le tonnerre, leva les yeux. Le
ciel était dégagé au moment de la panne, mais maintenant un grain
venait de l’océan. Peut-être, en l’absence des sources de Courant
artificielles, un Talent détraquait-il le temps pour se
recharger.
Les Talents évitaient de toucher aux groupes
électrogènes en ville. La Cosa n’avait pas
beaucoup de règles de conduite, mais celle-ci faisait partie des
premières priorités : Tu ne joueras pas avec
les générateurs électriques de secours.
— Wren ? dit-il, le regard toujours fixé sur
l’orage.
Il se demandait si elle pouvait être responsable
du phénomène.
Peu importait ; il avait une sacrée marche à faire
pour rentrer chez lui, à moins de prendre un taxi, et…
Et il n’avait pas le courage de rentrer chez lui.
Il voulait être chez lui, oui,
s’écrouler sur son lit et ne plus bouger pendant une bonne semaine.
Mais l’effort nécessaire pour y arriver lui semblait presque
insurmontable.
— Tu ne rajeunis pas, mon vieux, se dit-il avec
ironie. Pendant la dernière panne, tu es rentré chez toi à pied et
tu as grimpé les étages sans même t’arrêter.
Aïe. L'escalier! Lors de la dernière panne, il
vivait encore dans la 44e Rue. Le
magnifique gratte-ciel dans lequel il habitait aujourd’hui
présentait bien des avantages qu’on oubliait dès que les ascenseurs
ne fonctionnaient plus.
Un bourdonnement l’arracha à ses pensées moroses ;
il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte qu’il
s’agissait de son téléphone portable. Où l’avait-il fourré déjà ?
Il l’ouvrit ; l’écran faisait une lumière bizarre au milieu de
toute cette obscurité.
— Didier.
— Mein freund, nous
avons de la viande en pleine décongélation. Viens nous aider à la
manger !
Une voix familière, avec un fort accent. Quel
bonheur de l’entendre ! L'invitation tombait à merveille ; Sergueï
se sentit tout de suite mieux.
— Horst, tu choisis toujours le moment idéal pour
appeler ! C'est formidable, j’arrive le plus vite possible. Prépare-moi une de tes décoctions diaboliques — en
double, j’ai soif. Et merci de ta gentillesse !
Sergueï referma l’appareil et le glissa dans la
poche de sa veste, un grand sourire aux lèvres. Horst et lui
avaient été voisins de palier lorsqu’ils avaient vingt ans et
qu’ils venaient d’arriver en ville. Maintenant son vieil ami tenait
un restaurant allemand. Cela faisait bien longtemps qu’ils ne
s’étaient pas vus.
De plus, son fabuleux établissement que ces
imbéciles de critiques n’avaient pas encore découvert se trouvait à
peine à un kilomètre d’ici, et il était de plain-pied. Pas de
marches à gravir.
Il envisagea d’appeler Wren pour lui proposer de
se joindre à eux, mais se ravisa. Curieusement, elle n’avait jamais
vu Horst; avec tout ce qu’il se passait, le moment ne serait sans
doute pas bien choisi pour une première rencontre… Wren était trop
concentrée sur la tâche en préparation.
Et puis… cela avait beau aller mieux entre elle et
lui, il restait nombre de problèmes à résoudre. Elle le tenait
toujours à distance.
Il la verrait plus tard.
Lâche, gronda sa
conscience.
Oui. Lâche, fatigué, affamé, avec une énorme envie
de voir quelqu’un qui ne connaissait ni Wren, ni la Cosa, ni rien
de ce qu’il cachait au reste du monde. Il lui fallait un
répit.
Il allait se l’accorder.