17.
« Tenez bon ! »
Mais Wren ne pouvait pas s’occuper davantage de Talents perdus sans leur dose d’électricité. Il s’agissait seulement d’un petit grain, comme souvent en cette saison, mais tout de même délicat à dresser. Un animal sauvage.
A moi, oui, viens à moi, lui dit-elle. Je suis là, reconnais-moi. Entends mon appel.
C'était, comme toujours, une histoire de contrôle, surtout ici. Et la maîtrise de Wren fut récompensée : l’orage se plaça pile au-dessus d’elle, s’ouvrit à elle.
Dix rues plus loin les trottoirs étaient secs, mais sur le toit où se tenait la Récupératrice une forte averse se déversa, la trempa jusqu’aux os. Les nuages s’enflèrent. Elle resta immobile sous la pluie pendant dix minutes dont elle compta chaque seconde ; une mare se formait autour de ses pieds nus. Sa conscience, pour l’essentiel, ne se trouvait plus située dans son corps mais bien au-dessus, au cœur de la perturbation qu’elle évaluait. C'était une tâche vraiment délicate, la moindre erreur pouvait avoir de graves conséquences.
Elle fit bouger ses doigts sans s’en rendre compte, pianotant sur un instrument de musique invisible, parcourut du regard la rue en dessous ; il lui restait suffisamment de conscience pour assurer la protection de son corps en attente.
Tout semblait assez calme, étant donné les circonstances. On voyait par les fenêtres des appartements en face la lumière des bougies et les ombres des occupants. Plus bas, des phares de voiture avançaient lentement, prudemment, sous la pluie, le long des voies dépourvues de feux de signalisation. Il y avait des agents de la circulation aux croisements des artères principales, mais, dans les plus petites rues, les conducteurs comme les piétons devaient se débrouiller.
Un peu de temps passa, et le corps de Wren en harmonie avec l’orage sentit que la mixture d’électrons en haute atmosphère atteignait un état satisfaisant. Sa conscience dégringola des nuées à une vitesse d’ascenseur fou et réintégra sa chair comme une otarie se glisse dans l’eau. Wren eut un frisson et évalua rapidement sa condition physique.
Les jambes fatiguées ; les bras engourdis. La peau trempée, tremblant de froid. Sans presque y penser, elle utilisa un peu de Courant pour augmenter légèrement sa température. Ses cheveux émirent un peu de vapeur.
Ne gaspille pas ton énergie, l’avertit une voix intérieure. C'est la panne. Tu ne pourras pas te recharger facilement en Courant après ce que tu vas prendre ici.
Elle reconnut la sagesse raisonnable de ce conseil, mais son noyau la méprisa — enfin, il l’aurait fait s’il n’avait pas été aussi obnubilé par la perspective imminente d’un repas gargantuesque.
Wren leva les mains au-dessus de sa tête, s’étira de tout son long vers le grain.
Tout paraissait étrangement silencieux ici, sur ce toit : on n’entendait guère qu’une sirène de voiture de police parfois, sinon seuls les impacts des gouttes de pluie résonnaient autour de la Récupératrice. Mais Wren n’était pas sûre que ce silence soit bien réel, il pouvait aussi résulter de sa perception ; elle avait l’impression qu’on lui avait fourré des tampons de feutre dans les oreilles.
On avait cessé de la héler, et c’était tant mieux. A l’heure qu’il était, la plupart des membres de la Cosa se débrouillaient sans doute avec la panne de secteur de la même manière que leurs voisins Ignorants : ils mangeaient le contenu de leur congélateur avant qu’il se gâte et râlaient contre la compagnie d’électricité si difficile à joindre au téléphone.
Wren effectua un sondage magique rapide depuis son toit : elle ressentait par toute la ville des balises d’énergie et de chaleur dans l’obscurité. Les groupes électrogènes d’urgence, certains plus puissants que d’autres, tous à plein régime. Elle, comme tout Talent, pouvait y puiser si nécessaire. Mais on considérait cela à la fois comme pas bien malin et mal élevé. Ce genre de choses, si on ne faisait pas attention, pouvait provoquer des courts-circuits ou une baisse de tension, sans parler de brûlures mineures sur le Talent moissonneur et ceux qui se trouvaient auprès de lui.
On ne touchait pas aux lumières de Broadway pour ne pas se donner mauvaise presse ; on ne touchait pas aux groupes électrogènes des hôpitaux parce que cela pouvait tuer des gens.
Des gens mourront de toute manière, si tu n’as pas assez de Courant pour faire ce que tu veux faire.
C'était différent.
Ah bon ? Pourquoi ? Et puis d’autres vont mourir sous tes ordres, des Ignorants.
Wren secoua la tête pour se débarrasser de cette voix importune. Ce n’était pas l’heure des débats éthiques sans intérêt ! Que d’autres s’en occupent, pour une fois.
Il était temps d’agir. Elle devait faire usage de ce pouvoir qui grandissait, qui mûrissait en elle, avant qu’il ne la dévore.
Penser au pouvoir lui remit en mémoire la Diversion ; elle rechercha cette signature composite unique qui l’avait hélée plus tôt, ces brins de Courant entrelacés. En vain. Rien de très étonnant : l’interconnexion de la gestalt devait être épuisante, il aurait été stupide de la prolonger en l’absence de source commode de Courant. Les clowns allaient conserver leurs forces en attendant son signal.
Et alors des gens mourront.
Oui. Des gens mourraient.
Un léger déplacement d’air au-dessus d’elle, un infime réchauffement de la pluie lui firent lever les yeux ; l’eau dévala sur son visage et ses cheveux détrempés. C'était presque le moment, l’orage était prêt pour elle.
Elle respira profondément.
Concentre-toi.
Ne plus penser à autre chose qu’à la tâche en cours. Le monde en dessous vaquait à ses affaires, cela n’avait pas d’importance. Enfin, si, hélas. Mais ce qui se passait ailleurs rendait ce qu’elle faisait d’autant plus important ; l’enjeu était primordial !
Jusqu’à présent elle avait espéré pouvoir entrer et sortir discrètement ; mutiler le Silence, appuyée par la Diversion. Quelque chose de sanglant mais de tout simple.
Maintenant les choses devenaient soudain plus compliquées. Trois Etats au moins en panne de secteur… Cela n’arrivait pas comme ça. Pas à un moment aussi bien choisi.
Le Silence avait provoqué la panne. Wren ne savait pas d’où lui venait une telle certitude, mais elle était là. Donc l’organisation se préparait elle aussi à attaquer. Bientôt.
Les échéances venaient de se rapprocher.
Wren continua à appeler l’orage, à le faire se rapprocher d’elle, le cajolant, l’attirant, jusqu’à ce qu’il cède. Ensuite elle attendit encore un peu.
Elle savait toujours quand l’éclair allait frapper ; peut-être était-ce son noyau qui le ressentait, à moins qu’il ne s’agisse d’un instinct animal du danger. En tout cas elle savait quand les charges électriques se heurtaient violemment et relâchaient la foudre qui jaillissait du nuage et fondait sur elle comme un faucon sur un lapin imprudent.
Ici!
L'éclair se rua sur elle ; l’orage était modeste, mais l’énergie n’en parcourut pas moins Wren comme un raz-de-marée. Tant de force dans une si petite perturbation ! Elle tituba en sentant la puissance envahir tout son corps. Son noyau en aspira la moindre once d’énergie, la substantifique moelle.
Oh, malheur, ça faisait mal ! Cela n’aurait pas dû ; le Courant pouvait brûler ou même tuer, mais il n’apportait pas une telle douleur. Quelque chose n’allait pas.
« Quelque chose ne va pas chez moi. »
« Je sais. »
D’ordinaire son Courant était brillant, net, donnait dans les bleu électrique, les rouges, les verts. Il s’amassait dans son noyau comme un nœud de serpents, des cobras, des pythons… Des bêtes dangereuses, fuyantes, qu’il fallait obliger à sortir au grand jour. Mais là… elle avait l’impression de se faire étouffer par une masse de papillons. Des insectes aux ailes coupantes de verre brillant, noir bordé de rouge bourbeux et d’or. Il y en avait des centaines, des milliers, ils voletaient et la déchiquetaient.
Et son noyau s’enflait de plus en plus, le pouvoir s’échauffait, intoxiquait Wren. La faisait tourbillonner, se dissoudre en une spirale d’énergie.
C'était inouï.
« Wren ? »
Une voix brutale, inquiète, dans sa tête.
— Chut!
En réponse, un sifflement de serpent surgit d’entre ses dents. Des ailes de papillons amorçaient une tempête sur un autre continent. Les ailes de papillons noirs aux yeux étincelant de pouvoir.
« Wren ! »
Ce n’est pas humain.
La pierre froide sous son corps, leur haine qui plane au-dessus d’elle comme un être vivant, une arme. Les feux de l’enfer jaillissent et les consument.
Le Courant qui l’enjôle, chuchoteur. Touche-moi, prends-moi. Nous pouvons tous les détruire. Nous pouvons être libres, à jamais…
« Wren, ancrage ! Ancrage, bon sang ! »
La voix insistait, au bord de la panique, mais le chuchotis du Courant était plus proche, plus séduisant.
Tu n’auras plus jamais peur. Tu ne seras plus faible. Plus jamais seule…
« Tu n’es pas seule ! »
Encore cette voix qui s’obstinait à rester dans sa tête d’où elle ne pouvait la chasser.
Le pouvoir surgit partout en elle, impatient, sans lui laisser le temps de répondre.
Use de nous, la supplièrent les papillons, et Wren les écouta, perdit tout contrôle, se sentit éclater en mille créatures aux ailes bordées de rouge.
***
Au moment de la panne, il y avait deux clients dans la galerie. Aucun n’avait vraiment l’intention d’acheter, ils partirent tout de suite. Sergueï resta aussi longtemps qu’il put — une heure passée à regarder les minutes s’écouler sur sa montre —, espérant que la lumière allait revenir. Il finit par renoncer, comme, apparemment, la plupart des gens à Manhattan.
— Bon, on ferme la boutique, annonça-t-il.
Le plafonnier de secours leur donnait un teint de zombie, et Sergueï se demanda fugitivement s’il existait des zombies au sein de la Cosa Nostradamus, comme un oncle dingue qu’une famille cacherait dans le grenier. Quand s’inviteraient-ils à la fête ? Après tout, depuis l’année précédente, il ne manquait plus qu’eux.
Ça suffit, se dit-il.
Il était fatigué, avait besoin de sommeil. Ou d’un verre, tiens. Un verre, dix heures de sommeil. Et rien ne pourrait le réveiller avant la fin de la panne. Du moins dans l’idéal.
— Ce n’est pas encore l’heure, protesta Lowell.
Il mettait en ordre les brochures posées à l’accueil pour l’exposition du mois prochain.
— Rentrez chez vous, Lowell.
Que pouvait-il faire de toute manière, sans éclairage ? Carole était gaiement retournée chez elle à la minute où Sergueï l’avait proposé. Elle était toute jeune, une étudiante encore, et pour elle une panne de secteur signifiait faire la fête toute la nuit.
— Mais…, insista Lowell. Quelqu’un pourrait…
Il continuait à réarranger les prospectus, comme si un ordre judicieux des documents pouvait par miracle faire revenir l’électricité.
Oh, bon sang de bois ! Le système d’air conditionné ne marchait pas et Sergueï commençait à avoir mal à la tête.
— Rentrez chez vous ! Personne ne va venir piller la galerie parce que les lumières sont éteintes. Allez.
Lowell semblait franchement réticent ; à croire qu’il pensait voir entrer un client surgi de la rue déserte et obscure, mort d’envie de dépenser quelques milliers de dollars pour acquérir l’une des sculptures de cuivre martelé exposées en ce moment. Ou s’il craignait au contraire que le passant hypothétique décide d’en emporter une sans payer.
— Lowell, je m’en vais, avertit Sergueï. Vous pouvez rester enfermé ou rentrer chez vous.
Il avait déjà enfilé son manteau et attendait à la porte quand son assistant le rejoignit. Ils sortirent ensemble dans le crépuscule anormalement sombre.
Lowell n’avait pas l’air ravi.
— Bonne nuit, monsieur Didier. Je vous vois demain.
— Si la panne est terminée. Sinon ce n’est pas la peine.
Sergueï doutait que l’électricité soit rétablie d’ici là, mais il ne voulait pas décourager son assistant. Il le regarda descendre la rue déserte, les épaules voûtées, et secoua la tête.
Oui, décidément il était grand temps de lui donner davantage de responsabilités. Il avait l’œil, le flair, il aimait vendre. En outre, si Sergueï persistait à le confiner à ce niveau subalterne, Lowell finirait par le quitter pour une autre galerie, ou bien un importateur d’art en train d’augmenter son activité, qui serait ravi d’embaucher quelqu’un d’aussi capable et passionné.
Il s’agissait d’assurer la continuité des affaires et de savoir déléguer. Mais, en toute franchise, Sergueï n’était pas encore disposé à prendre sa retraite, ni même à diminuer son implication dans la galerie. Ou bien pour un temps limité peut-être, le temps de prospecter en dehors de New York, éventuellement de s’agrandir, d’ouvrir une autre galerie ailleurs…
— Je me demande où Wren aimerait aller, pensa-t-il tout haut avant de secouer la tête.
Rien ne garantissait qu’elle voudrait l’accompagner où que ce soit. Il avait en fait beaucoup de mal à l’imaginer quittant Manhattan… tout comme lui, d’ailleurs.
Sergueï fit descendre à la main le volet de fer devant la vitrine de la galerie et le ferma d’un gros cadenas. Il ne s’en donnait pas la peine d’habitude, mais, avec cette panne, il trouvait cela plus prudent. En dépit de ce qu’il avait dit à Lowell, il n’était pas certain que tout le monde se conduirait bien en ville cette nuit, et Wren avait entreposé dans le sous-sol de l’immeuble des choses auxquelles il valait mieux ne pas penser.
— J’aurais dû t’écouter, prévoir un système magique en renfort, déclara-t-il à sa partenaire absente.
Mais il aurait fallu un Talent sur place pour le garder actif… Peut-être allait-il envisager d’embaucher une réceptionniste Solitaire, la prochaine fois.
Il entendit gronder le tonnerre, leva les yeux. Le ciel était dégagé au moment de la panne, mais maintenant un grain venait de l’océan. Peut-être, en l’absence des sources de Courant artificielles, un Talent détraquait-il le temps pour se recharger.
Les Talents évitaient de toucher aux groupes électrogènes en ville. La Cosa n’avait pas beaucoup de règles de conduite, mais celle-ci faisait partie des premières priorités : Tu ne joueras pas avec les générateurs électriques de secours.
— Wren ? dit-il, le regard toujours fixé sur l’orage.
Il se demandait si elle pouvait être responsable du phénomène.
Peu importait ; il avait une sacrée marche à faire pour rentrer chez lui, à moins de prendre un taxi, et…
Et il n’avait pas le courage de rentrer chez lui. Il voulait être chez lui, oui, s’écrouler sur son lit et ne plus bouger pendant une bonne semaine. Mais l’effort nécessaire pour y arriver lui semblait presque insurmontable.
— Tu ne rajeunis pas, mon vieux, se dit-il avec ironie. Pendant la dernière panne, tu es rentré chez toi à pied et tu as grimpé les étages sans même t’arrêter.
Aïe. L'escalier! Lors de la dernière panne, il vivait encore dans la 44e Rue. Le magnifique gratte-ciel dans lequel il habitait aujourd’hui présentait bien des avantages qu’on oubliait dès que les ascenseurs ne fonctionnaient plus.
Un bourdonnement l’arracha à ses pensées moroses ; il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte qu’il s’agissait de son téléphone portable. Où l’avait-il fourré déjà ? Il l’ouvrit ; l’écran faisait une lumière bizarre au milieu de toute cette obscurité.
— Didier.
Mein freund, nous avons de la viande en pleine décongélation. Viens nous aider à la manger !
Une voix familière, avec un fort accent. Quel bonheur de l’entendre ! L'invitation tombait à merveille ; Sergueï se sentit tout de suite mieux.
— Horst, tu choisis toujours le moment idéal pour appeler ! C'est formidable, j’arrive le plus vite possible. Prépare-moi une de tes décoctions diaboliques — en double, j’ai soif. Et merci de ta gentillesse !
Sergueï referma l’appareil et le glissa dans la poche de sa veste, un grand sourire aux lèvres. Horst et lui avaient été voisins de palier lorsqu’ils avaient vingt ans et qu’ils venaient d’arriver en ville. Maintenant son vieil ami tenait un restaurant allemand. Cela faisait bien longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus.
De plus, son fabuleux établissement que ces imbéciles de critiques n’avaient pas encore découvert se trouvait à peine à un kilomètre d’ici, et il était de plain-pied. Pas de marches à gravir.
Il envisagea d’appeler Wren pour lui proposer de se joindre à eux, mais se ravisa. Curieusement, elle n’avait jamais vu Horst; avec tout ce qu’il se passait, le moment ne serait sans doute pas bien choisi pour une première rencontre… Wren était trop concentrée sur la tâche en préparation.
Et puis… cela avait beau aller mieux entre elle et lui, il restait nombre de problèmes à résoudre. Elle le tenait toujours à distance.
Il la verrait plus tard.
Lâche, gronda sa conscience.
Oui. Lâche, fatigué, affamé, avec une énorme envie de voir quelqu’un qui ne connaissait ni Wren, ni la Cosa, ni rien de ce qu’il cachait au reste du monde. Il lui fallait un répit.
Il allait se l’accorder.