9.
— Mademoiselle Valère ? Ravi de vous revoir. Comment allez-vous ?
Wren ne put s’empêcher de sourire. Les portiers de Manhattan devaient être les seuls capables de déceler sa présence. Elle avait parfois réussi à se faufiler dans l’immeuble de Sergueï, mais toujours avec l’impression furtive que Max, Shawn et Ellie, les gardiens d’élite du bâtiment, pour lui être agréable, faisaient semblant de ne pas la voir.
— Très bien, Shawn, merci. Et vous ?
Elle s’arrêta un instant devant l’accueil en se plaçant hors du champ de la caméra qui dominait le hall d’entrée. Il y en avait une autre près des ascenseurs, mais pour le moment elle ne pouvait filmer que son dos. La Récupératrice n’avait rien à cacher, bien sûr ; simple réflexe professionnel.
— Pas trop mal, mais je manque un peu de sommeil…
Wren réfléchit à cette réponse, puis se souvint : la dernière fois qu’elle avait vu Shawn, sa femme était enceinte de huit mois.
— Eh bien, ça fait un moment ! commenta-t-elle. Garçon ou fille ?
Shawn eut un sourire de biais.
— Une fille. Ma vie ne sera plus jamais la même ! M. Didier s’attend-il à votre visite ?
— Non.
A une époque oui. Plus maintenant.
— Voulez-vous que je le prévienne ?
— Je pensais lui faire la surprise, dit-elle d’un ton détaché.
Elle fut soulagée de voir Shawn lui rendre son sourire. Heureusement, elle était tombée sur un des portiers qu’elle connaissait bien. Techniquement — et même légalement — ils n’étaient pas censés laisser monter qui que ce soit sans l’accord préalable du propriétaire. Mais Shawn avait vu Wren assez souvent avec Sergueï pour ne pas faire d’histoire.
Dès qu’elle eut mis le pied dans l’ascenseur, elle s’adossa au mur du fond et laissa le murmure du système électrique l’apaiser. Elle le sentait ronronner comme une bête puissante, bien domestiquée, qui la suppliait presque de puiser à sa force.
Elle n’avait pas du tout dormi la nuit précédente. La bagarre au Starbucks l’inquiétait, mais c’était surtout la perspective de se retrouver face à son ancien partenaire qui la perturbait. Elle désirait cette rencontre, et la craignait.
Leur séparation avait été très déplaisante. Wren était alors fourbue, blessée, émotionnellement traumatisée. Elle avait affronté des Talents distordus par le Silence, avait vu ses amis agoniser sur le sol imprégné de leur sang, portait enfin le poids d’un terrible sentiment d’échec : ils n’avaient ni débusqué ni — encore moins — abattu les individus qui agissaient dans l’ombre derrière les Vigiles anti-Fatæ, anti-Talents.
Et voir à ce moment Sergueï à qui elle n’avait rien demandé ; chaque cheveu, chaque brin de tissu de son costume bien en place, les mains propres et nettes…
Les derniers mots qu’ils avaient échangés lui revinrent en mémoire :
« Tu es venu admirer le spectacle ? Si j’avais su je t’aurais trouvé une meilleure place ! »
O.P. la retenait par le bras et ouvrait la bouche. Mais elle ne lui avait pas laissé le temps de parler. Elle tenait à fustiger elle-même son partenaire.
« Alors, Didier, fier de tes origines ? De ce que les tiens ont forcé les miens à faire ? »
La Cosa ne tuait pas. Ses membres pouvaient être des arnaqueurs, mais détestaient la violence. Ils n’avaient jamais recherché la violence. Et maintenant ils s’en savaient capables — à cause d’elle, même si elle n’avait pas voulu cela.
Deux jours plus tard, quand elle avait quitté son lit pour entamer le chemin ardu qui devait restaurer peu à peu son état mental, elle s’était remémoré l’expression sur le visage de Sergueï; il avait arrêté un taxi et était resté sur le trottoir tandis qu’elle montait tant bien que mal dans le véhicule, suivie d'O.P.
Le Démon avait jeté un dernier regard par la fenêtre à l’homme resté seul. Pas elle.
Elle avait appris par la suite que Sergueï s’était rendu auprès de ce qui restait du Double Quad et avait informé ses membres de l’identité des personnes qu’ils recherchaient — ainsi que de la raison pour laquelle il serait presque impossible à la Cosa de les atteindre. Ils avaient trop d’argent et de relations pour qu’on puisse espérer les abattre sans disposer de ressources équivalentes.
La Cosa avait murmuré que Sergueï l’avait trahie, n’avait rien voulu révéler avant que le sang soit versé, et avait même fait en sorte de la décourager en lui rappelant la tournure catastrophique qu’avait prise la situation.
Wren savait que la Cosa se trompait. Du moins l’espérait-elle. Mais un doute demeurait en elle. Qu’avait su Sergueï au juste ? Depuis quand ? Aurait-il pu agir pour empêcher le Silence d’abîmer ces enfants ? Elle se refusait à le croire, à croire qu’il ait pu choisir l’inaction. Mais elle n’en savait rien, en fait. Elle n’était pas sûre.
Il avait refusé de trahir le Silence pour eux, auparavant. Cela, elle en était sûre. Il ne pouvait complètement renoncer à ses anciennes allégeances sans se sentir déshonoré. Mais il serait resté auprès de Wren si elle l’avait laissé faire, elle ne devait pas l’oublier. Il était parti uniquement parce qu’elle le lui avait ordonné. Il risquait trop auprès d’elle et de son Courant dont il n’arrivait pas à se passer. Et maintenant elle revenait le chercher.
— J’aurais dû demander à O.P. de lui poser la question, marmonna-t-elle.
Mais elle n’aurait pas pu, ce n’aurait pas été juste. Rien de tout cela ne comportait une once de justice.
Et puis…
Elle voulait le revoir. Elle en avait besoin, c’était comme une douleur viscérale en elle, quelque chose de profondément installé.
Elle avait lu ou entendu quelque part que, dans la théologie chinoise, l’âme se situait précisément là, quelque part en dessous du nombril.
L'ascenseur s’arrêta à l’étage de Sergueï. Wren respira profondément, tapota le compteur d’électricité pour se porter chance, longea le couloir.
Il ouvrit dès le second coup à la porte, presque comme s’il avait attendu une visite.
Elle s’était demandé comment elle réagirait en le voyant. Qu’allait-elle ressentir ? Que ferait-elle si ses sentiments avaient changé, ou si elle n’éprouvait plus rien ?
Quand la porte s’ouvrit, elle eut envie de pleurer. Comme il lui avait manqué !
— Wren.
Il avait la même voix profonde et douce, mais son regard sombre semblait méfiant.
— Qu’est-ce qui t’amène ici ? demanda-t-il.
— Toi.
Elle s’éclaircit la gorge. Elle mourait d’envie de le toucher. Et savait que c’était la dernière chose à faire.
Cela doit rester purement professionnel.
— Puis-je entrer ?
Il s’effaça.
L'appartement n’avait pas changé : un espace ouvert centré sur deux canapés autour d’une table basse ; aux murs, des livres ou des œuvres d’art, et de hautes fenêtres étroites donnant sur l’avenue. Dans ce quartier où immeubles de bureaux et résidences privées se côtoyaient, les prix de l’immobilier atteignaient des sommets. Un escalier de métal en colimaçon menait à la chambre du loft où se trouvait un lit immense, si confortable qu’une fois dedans on ne voulait plus jamais en sortir.
Wren s’efforça de penser à autre chose, se tourna vers son ancien partenaire. Il semblait épuisé.
— Tu as l’air fatigué, remarqua-t-il.
Elle rit.
— Oui. Comme tout le monde, je pense.
Ils restaient plantés là, les yeux dans les yeux.
Sergueï décida de se dispenser de la conversation mondaine préalable aux discussions d’affaires :
— Tu as besoin de quelque chose.
— Oh oui. Il nous faut des informations.
Elle s’attendait à le voir se refermer à ces mots. Se retirer du jeu, en quelque sorte, comme il avait fait quelques mois auparavant quand le Comité de Trêve lui avait demandé de le renseigner sur le Silence, sur l’organisation qui l’avait recruté, formé, avait fait de lui l’homme que Wren avait rencontré et dont elle avait bouleversé la vie. Le Quad, en pratique, l’avait mis en demeure de choisir à qui il accordait sa loyauté. A l’époque il n’avait pas voulu faire ce choix.
Wren souhaitait de toutes ses forces qu’il n’ait pas regagné le Silence depuis. Mais le Sergueï Didier qu’elle connaissait ne supportait pas d’être inféodé à qui que ce soit, surtout à des gens en qui il ne pouvait avoir confiance. Lui et elle savaient d’expérience qu’on ne pouvait se fier au Silence.
Il passa une main dans ses cheveux bruns semés d’argent, secoua la tête.
— Un peu de café ? proposa-t-il.
— Tu m’as déjà vue refuser du café ?
Sergueï eut un sourire discret mais sincère.
— Viens dans la cuisine, alors. Je vais nous préparer quelque chose.
Wren s’était toujours sentie mal à l’aise dans ce temple de chrome et d’ébène voué aux dieux culinaires, où une étincelle de Courant mal placée aurait pu détruire des dizaines de milliers de dollars de matériel. Assise sur un tabouret haut perché, elle écoutait le doux sifflement de la cafetière sophistiquée tout en regardant Sergueï préparer son thé de prédilection.
Il avait acheté la cafetière pour elle. Il aurait fallu le menacer de mort pour lui faire boire du café.
Il servit sa boisson à Wren comme elle l’aimait, dans une de ses tasses en porcelaine de Chine. Elle les avait examinées de près une fois, par curiosité. Des Wedgwood, et des plus belles. Pour autant, elle se refusait à les préférer à sa propre collection dépareillée de tasses volées dans diverses cafétérias. Si Sergueï voulait boire dans des œuvres d’art, il devait bien accepter le fait qu’elles risquaient de se retrouver ébréchées ou brisées. Naturellement, elle ne comptait pas abîmer exprès son beau service, mais pas question qu’elle se confonde en excuses si un accident survenait.
— Qu’est-ce que tu rumines dans ta tête ? demanda finalement Sergueï en la regardant remuer doucement son café. Je n’ai pas besoin de Talent pour t’entendre éviter de penser à ce qui t’amène.
— La télépathie est un mythe, répondit-elle machinalement.
Ce n’était pas tout à fait exact, pourtant. La plupart des Talents pouvaient au moins se héler, comme elle l’avait fait quelques jours plus tôt pour appeler à l’aide. Mais on ne pouvait guère aller plus loin, à moins de liens très étroits avec la personne à qui l’on s’adressait.
Et, oui, elle tournait autour du pot. Il avait raison, bon sang!
Ce qu’elle avait vraiment envie de faire, c’était l’emmener à l’étage et vérifier avec lui si ce lit géant était bien le même que dans son souvenir. Reporter la discussion à plus tard.
Mais cela n’aurait pas lieu. Ce n’était pas possible.
En plus, Wren devrait être très prudente sur ce qu’elle choisirait de lui dire. Il avait déjà repéré l’ecchymose sur sa pommette ; elle avait bien vu son regard s’y poser avant de se détourner très vite. Sergueï voulait savoir mais ne se risquerait pas à demander. Il comprenait que désormais il n’avait plus le droit de tout savoir sur elle; mais cela ne l’empêcherait pas d’être inquiet, de vouloir en apprendre davantage, et de souffrir parce qu’il ne se trouvait pas au cœur de l’action. Son inquiétude pouvait le rendre plus facile à manœuvrer.
Elle détestait avoir à penser à lui comme à un autre boulot de récupération.
Pourtant elle était venue ici pour récupérer des informations. Rien de plus.
— Il y a eu un petit souci hier, annonça-t-elle avant de prendre une gorgée de sa tasse.
Le café n’était pas parfait ; Sergueï, avant tout buveur de thé, ne possédait pas totalement l’art de préparer un café idéal. Mais avec les grains de haute qualité qu’il utilisait, il ne prenait guère de risque.
— Quelques allumés genre « les Humains d’abord » qui se prenaient pour des héros nous ont attaqués. Dans un Starbucks !
De quoi rire, vraiment.
— Il y a eu de la casse ?
— De notre côté, rien d’autre que quelques gobelets et une table. O.P. a dit qu’il avait mordu quelqu’un mais je ne crois pas qu’il ait transmis la rage à sa victime. Je souffre de quelques bleus et d’un mal de tête.
— Des Vigiles ?
— Je ne vois pas qui d’autre. Tu connais ceux de la Cosa, s’ils ont un compte à régler ils le font beaucoup plus discrètement. Ces gens-là, hier, se moquaient qu’on les remarque… ou même qu’il y ait des personnes mêlées à la bagarre.
Ces mots firent une forte impression à Sergueï, comme elle s’y attendait. Quelle ironie ! On avait créé le Silence, lui avait-il dit, pour protéger les innocents et les Ignorants des « forces des ténèbres » diverses et variées. Cette mission, il y tenait. Au point de ne pas pouvoir laisser derrière lui l’organisation même quand, de toute évidence, elle le considérait comme un pion.
— Bon, reprit-il. Que veux-tu de moi ?
— Ils savaient qui nous étions. Ou du moins ce que nous étions, alors que nous restions tranquillement assis dans un coin sans rien faire de louche. Ils disposaient d’un…
Elle ne savait pas si elle devait parler d’un outil ou d’une arme, aussi décida-t-elle d’utiliser un autre mot.
— … d’un objet. Un tube, la longueur de la paume environ, aplati au bout comme une petite pelle.
Elle ne se rappelait pas très bien à quoi cela ressemblait, mais le bout aplati avait laissé sa marque sur son visage.
— Ça produit un choc très désagréable en touchant la peau, ajouta-t-elle, et sa main se porta involontairement à sa pommette.
Elle eut un plaisir mesquin à voir Sergueï frémir rien qu’à l’idée de sa souffrance à elle.
— Mais ce n’est pas ça qui nous inquiète. Une arme contre les Talents, encore, c’est logique. En fait, je m’étonnais un peu que le Silence ne dispose pas d’un « atelier » pour inventer ce genre de gadget.
Sergueï ne confirma ni n’infirma l’existence d’un tel groupe de recherche. Pour être juste, peut-être n’en savait-il rien. Il avait été un opérateur, un homme de terrain. On ne l’informait pas forcément de tout ce qu’il se passait au siège.
— Qu’est-ce qui vous inquiète, alors ?
— O.P. les a vus s’en servir comme d’un détecteur. Quand je me suis rendue invisible, ils l’ont agité dans tous les sens comme s’ils s’attendaient à le voir s’illuminer quand il m’aurait repérée.
L'expression du visage de Sergueï apprit à Wren tout ce qu’elle voulait savoir : s’il s’agissait d’une technologie inventée par le Silence — ou d’un outil magique du Silence, aussi bizarre que paraisse l’idée — son ancien partenaire n’en avait jamais entendu parler. Par contre, il avait tout de suite saisi les implications possibles qui ne lui plaisaient pas le moins du monde.
Pas plus qu’à elle d’ailleurs.
— Sergueï, s’ils peuvent nous trouver ainsi dans la foule… Imagine ce qui se passera. A côté, la chasse aux sorcières et l’Inquisition auront l’air totalement insignifiantes ! Et quand ils auront éliminé tous les Talents, qui protégera les Fatæ ? Ou bien qui arrêtera les Fatæ ? Ils ont peur, tu sais. Et si la Cosa disparaît, ils seront encore plus terrifiés. Crois-moi, le Silence n’aimerait pas se frotter à des Fées frappées de panique. Les frères Grimm n’exagéraient pas dans leurs contes, bien au contraire !
Même le plus adorable petit Fatæ disposait de griffes et de dents. Et leurs instincts ne les portaient pas à aimer l’Humanité dans son ensemble.
— Tu veux me faire peur ou quoi ? demanda Sergueï.
— Pas du tout. Ça marche, au moins ?
— Je vais tirer quelques ficelles, voir ce que je peux apprendre.
Il se rendit compte tout d’un coup qu’il avait laissé infuser son thé trop longtemps ; il retira la boule à thé en argent de sa tasse et fit la grimace en la plaçant au-dessus de la poubelle avant d’en vider le contenu.
Wren devait passer à la partie vraiment délicate.
— Ce n’est pas tout, l’informa-t-elle.
Sergueï s’approcha. Il portait un pantalon de costume et une chemise, comme s’il s’apprêtait à partir travailler, mais Wren avait remarqué en entrant qu’il était pieds nus ; il comptait rester chez lui. Elle aimait les pieds, surtout ceux de Sergueï, et elle avait du mal à se concentrer sur ce qu’elle était venue lui demander parce qu’elle était en train d’en imaginer la texture.
Une heure au lit avec lui — l’idée malvenue était sans doute inévitable. Une petite heure, et tu retrouveras toute la concentration nécessaire.
Elle ne se rendit même pas compte qu’elle avait bougé. Tout d’un coup, elle se retrouva près de lui. Il la prit dans ses bras et soudain tout alla bien, elle se sentait en sécurité. Le seul contact de ces bras qui la serraient très fort suffisait à mater le bitume noir, à garder les mauvaises choses à distance.
— Wren, ma chérie, ma petite chérie, chuchota-t-il en lui embrassant le front. Tu m’as tellement manqué.
Et le bitume noir s’éveilla, commença à s’élever vers lui. Son Courant s’échauffa, la réchauffa, étendit ses vrilles partout en elle, alluma des étincelles à fleur de peau, la fit frémir de désir.
Ce qui suffit à annihiler tout sentiment de sécurité ; elle fut d’un bond à l’autre bout de la pièce, mais cette fois le mouvement lui avait coûté un énorme effort.
Il était drogué, il ne pouvait pas résister à l’envie de sentir son Courant en lui quand ils faisaient l’amour. Elle avait cru pouvoir lui dire non, et avait échoué. Elle détestait échouer, surtout quand cet échec pouvait provoquer la destruction du corps de son partenaire à la suite d’une surcharge.
Les Ignorants ne supportaient pas le Courant. C'était même ce qui les distinguait des Talents. Ce qui les rendait dangereux, car ils craignaient ce qu’ils ne comprenaient pas… et désiraient ce qu’ils ne pouvaient avoir.


Sergueï sentait son corps trembler. Une sueur froide recouvrait sa peau là où s’était attardée juste avant la chaleur de Wren. Il se força au calme, ralentit les battements de son cœur, se domina. A grand-peine.
— Tu m’as manqué…, répéta-t-il.
— Je sais.
Elle se fermait de nouveau, il le voyait bien. C'était lui qui lui avait appris comment faire.
Peut-être ce qu’il avait fait de pire, mais peut-être aussi ce qui permettrait à Wren de survivre à tout ceci. Rien n’était jamais tout blanc ou tout noir.
Pas même le Silence.
— Protéger contre les ténèbres, chuchota-t-il.
— Pardon ?
Elle l’avait entendu, mais n’était pas sûre de comprendre.
— C'est sa devise. Celle du Silence. « Protéger contre les ténèbres. » L'idée était de créer une société secrète qui disposerait à la fois de l’argent, du personnel et de la volonté nécessaires pour protéger les innocents et les Ignorants des gens — des êtres — qui n’avaient pas à cœur les intérêts de l’Humanité. Je pense qu’à un moment ils ont rencontré certains de vos Anciens.
— Cela fait des centaines d’années qu’on n’a plus vu les Anciens, lui rappela-t-elle.
Ces Fatæ aux pouvoirs presque divins étaient morts il y avait bien longtemps, ou avaient en tout cas disparu. D’après le peu qu’elle en connaissait, cela valait mieux.
— Vous, peut-être pas. Mais le Silence, j’ai des doutes. Les fondateurs étaient persuadés qu’il existait quelque chose… (Sergueï agita la main, l’air agacé de ne pas pouvoir préciser davantage.)…quelque chose « là-dehors » qui voulait tous nous détruire, nous les Humains. Je ne pense pas que les Fées à elles seules aient pu leur inspirer une telle crainte.
Wren le regardait, comme si elle attendait qu’il se décide à dire où il voulait en venir. Il n’en savait rien lui-même. Ce puzzle aberrant, inachevé, comportait trop de pièces, il n’arrivait pas encore à les ajuster. Il continua à parler dans l’espoir de révéler ce qu’il sentait tout proche.
— Les Ténèbres, pour le Silence, c’est ce qui n’a pas à cœur les intérêts de l’Humanité. Mais, d’après ce que j’ai compris, le sort de l’Humanité indiffère la plupart des Fatæ.
Wren acquiesça. C'était vrai. La plupart des ascendances Fatæ appliquaient la devise : « Vivre et laisser vivre ». Celles activement hostiles aux Humains, comme les Dragons des abysses ou les Jotnars, avaient tendance, en ces temps modernes, à rester à l’écart.
Sergueï secoua la tête.
— Bon sang, ce n’est pas comme s’ils manquaient de problèmes purement humains à résoudre ! Cela devrait suffire à les occuper largement, le gâchis que nous réussissons à faire tout seuls.
— Le gâchis, c’est humain, remarqua Wren. Mais pour un gâchis vraiment irréparable, il faut ajouter la magie.
— Tu cites quelqu’un, là ?
Elle hocha la tête.
— C'est une maxime d’Ayexi que Neezer aimait bien répéter. C'est la première fois que je trouve l’occasion de la placer.
— Pourquoi n’as-tu jamais été le mentor de quelqu’un ? demanda Sergueï.
Il venait juste de se poser la question. Tous ne le faisaient pas, mais c’était pour un Talent un choix fondamental, un peu comme avoir ou non des enfants : curieusement, ils n’avaient jamais abordé cette question dans leurs nombreuses discussions.
Tu es un Ignorant. Pourquoi en aurait-elle parlé avec toi ? Elle a sûrement évoqué le sujet avec Lee, ou O.P. N’importe qui d’autre mais pas toi.
— J’ai le temps, répondit Wren.
Elle ne voulait manifestement pas développer le sujet, et Sergueï devait respecter sa volonté.
— Pour en revenir à notre conversation, reprit-elle, je ne sais pas pourquoi tes anciens employeurs ont décidé que nous étions la cause de tous les malheurs, mais maintenant, à la suite de leurs agissements, c’est en passe de devenir vrai pour eux. Nous allons les détruire.
Elle avait les traits tirés. Son visage autrefois si doux semblait soudain sculpté dans un bois dur — pétrifié.
Sergueï pouvait dire, presque à la semaine près, à quel moment Wren avait quitté l’adolescence pour devenir une femme. Mais à quel moment sa Récupératrice s’était-elle muée en guerrière ?
Bon sang, que s’était-il passé en ville ces derniers jours?
— Tu as dit que tu avais besoin d’autre chose.
Il fallait revenir aux affaires, qu’elle sorte ensuite de chez lui. Le corps de Sergueï souffrait de ne pouvoir la toucher ; il se sentait comme un drogué en quête désespérée de sa dose, et il craignait de ne pouvoir s’empêcher de manœuvrer Wren pour l’amener à lui donner ce qu’il désirait tant. De quelque manière qu’elle réagisse à cette demande, il aurait perdu. Comme il avait déjà perdu sa confiance.
Oh oui, il avait perdu sa confiance, il s’en rendait bien compte à la voir hésiter. Fut un temps, elle aurait laissé en plan tout ce qu’elle avait à lui dire, lui cédant le soin de partir à la pêche dans son torrent de mots, de filtrer toutes ses idées pour faire ressortir les faits importants.
Maintenant c’était elle qui assurait ce filtrage et s’autocensurait. Elle ne voulait pas tout lui dire, parce qu’elle ne lui faisait pas confiance.
Sergueï en avait physiquement mal. Mais, en même temps, il se sentait presque insupportablement fier d’elle. A une époque, il avait craint de ne pas lui être toujours indispensable. Maintenant il comprenait qu’elle avait atteint un stade où elle pouvait se passer de lui… si difficile que ce soit pour eux deux.
— Nous allons y aller, finit-elle par dire.
Puis elle précisa :
Je vais y aller. Je vais récupérer nos enfants encore détenus.
— Les ActAges.
Les Agents de Terrain, ceux qu’il avait eus sous ses ordres autrefois. Ceux qu’il avait abandonnés en quittant le Silence.
— C'est ça.
Elle opina.
— Mais nous devons savoir où chercher, poursuivit Wren. Et comment distraire l’attention du Silence quand le moment sera venu.
Elle le regarda droit dans les yeux, attendit sa réaction. Allait-il les aider, allait-il au contraire refuser de sauter le pas, de trahir l’organisation qui l’avait si longtemps employé?
Elle ne savait pas ce qu’elle ferait en cas de refus. Avant, elle ressentait les liens qui rattachaient Sergueï au Silence, même quand il les niait, et elle ne l’en haïssait pas pour autant.
— Je crois que j’aurai ce qu’il te faut. L'information, la diversion.
Wren s’appuya contre le comptoir de la cuisine et attendit. Sergueï se mit à faire les cent pas, sa tasse de thé à la main, et pendant un instant ce fut exactement comme avant : leur équipe fonctionnait telle une machine bien huilée, bien rodée.
— André… C'est Poul qui a tué Bren, et André a tué Poul, dit-il.
Elle n’avait jamais apprécié ce flatteur de Jorgunmunder, cette langue de vipère, et apprendre sa mort ne lui causa aucun chagrin. Elle n’avait rencontré Bren qu’une fois, mais cette femme avait pris un gros risque à l’époque pour avertir Sergueï. Wren savait que son ex-partenaire avait beaucoup de respect pour elle.
— Des complots imbriqués ? demanda-t-elle.
— La politique interne du Silence. Elle peut être redoutable, mortelle en l’occurrence. André joue un jeu dangereux au sein de l’organisation. Il pense pouvoir arracher les rênes du pouvoir des mains de Duncan sans devoir abattre tout le système.
— Crois-tu que ce soit possible ?
Elle, pour sa part, ne le pensait pas. André était quelqu’un, pas de doute, un grand monsieur, mais Duncan l’avait déjà plusieurs fois dominé dans ce genre de compétition.
— Je n’en sais rien, répondit Sergueï. Mais en tout cas, je suis certain que le Silence ne forme pas un bloc uni. Je peux sans doute élargir sérieusement les failles qui y existent déjà.
Wren, sans même y réfléchir, le regarda en haussant un sourcil. C'était un mouvement typique de son partenaire, qu’elle avait pendant des années essayé d’imiter. Lui aussi haussa un sourcil à l’adresse de la Récupératrice, et entreprit de lui expliquer à quoi il avait consacré les dix semaines précédentes.