3.
Wren?
C'était calme là où elle se trouvait, calme et confortable, et elle en voulait à cette voix qui la dérangeait.
— Va-t’en, lui dit-elle en accompagnant ces mots de l’équivalent mental d’un geste de refus, comme pour écarter de son visage une mouche importune.
Wren?
La mouche ne se laissait pas chasser.
Wren murmura un juron. Elle se sentait engourdie, ensommeillée. Elle bougea vaguement les doigts.
Ils étaient mouillés.
… Non. Ils tenaient quelque chose de mouillé.
Wren!
Cette fois le cri mental la réveilla vraiment. L'équivalent pour son cerveau d’une piqûre de frelon.
Du fond du brouillard dans lequel elle nageait, elle comprit d’abord que cette voix n’était pas la sienne. Quelqu’un la hélait, non loin. Mais pourquoi crier comme ça ?
— Ouais, répondit-elle, uniquement pour faire arrêter ce bruit.
On t’a entendue ! Comment ça va ? On arrive !
Les pensées exprimaient un sentiment d’urgence, de peur ; des forces se rassemblaient, prêtes à accourir et à défoncer la porte.
— Hein ?
Wren était en pleine confusion. Puis la mémoire lui revint peu à peu. Elle faisait un travail. On l’avait attaquée, trois crétins de vigiles. Des abrutis. Ils voulaient la violer, puis la tuer, et alors…
Elle s’assit et regarda ce que tenaient ses doigts.
Quelques minutes plus tard, elle se retrouva blottie sur les marches, l’estomac vide, la gorge irritée de spasmes incessants de nausée. Le vaste sous-sol devant elle était jonché de restes humains méconnaissables, carbonisés par le Courant. Trois personnes avaient été annihilées.
Sa main serrait encore des morceaux poisseux de quelque chose qu’elle se refusait à identifier.
Wren!
La voix hurlait maintenant dans sa tête comme tout un nid de frelons.
Il restait à peine assez d’énergie à la Récupératrice pour répondre d’un ton plus mesuré.
C'est fini. Ça va…
Vraiment?
Elle ne connaissait pas ce Talent, mais il n’avait pas l’air convaincu.
D’ailleurs il avait raison. Elle n’allait pas bien du tout. Et ça ne s’arrangerait pas de sitôt. Sa main poisseuse la grattait, elle se décida à la frotter très fort contre le mur.
Oui, ça va. Merci.
Elle interrompit la connexion mentale et resta assise, profitant quelques instants du silence revenu. Mais son répit fut de courte durée.
Tu as fait ce que tu devais faire.
Juste un chuchotement, pour se justifier, se rassurer. Elle était quelqu’un de bien, après tout. On avait voulu lui faire du mal, elle s’était défendue. Personne ne pouvait le lui reprocher, personne ne le lui reprocherait.
Tu ne tueras point.
Wren n’avait jamais été quelqu’un de très pieux et n’avait jamais trop pensé au Dieu bienveillant de son enfance, pourtant certaines phrases lui revenaient. D’accord, on ne pouvait pas dire qu’elle soit une adepte du sacro-saint : « Tu ne voleras pas ». Elle ne se gênait pas non plus pour « convoiter le bien d’autrui » ou « prononcer le nom de Dieu en vain ». A vrai dire le moment était mal choisi pour repenser aux Commandements !
Ce n’était pas sa faute : on l’avait prise au piège. Elle en avait l’intime conviction. On — elle ne savait pas qui — on l’avait prise pour cible, peut-être la voyait-on comme un maillon faible de la Cosa…
Tu ne tueras point.
Wren serra les poings ; ses ongles, même coupés court, s’enfoncèrent dans ses paumes. Elle avait déjà tué, avait utilisé son Courant pour ça…
Chrome et sang, épuisement, douleur : ce que tu as ressenti après cette première rencontre catastrophique avec les vigiles. Des gobelets et des assiettes en plastique, du sang, de la chair, de…
Elle refoula le souvenir, le boucla dans une petite boîte. Stéphanie. La Solitaire traîtresse, qui les avait vendus à KimAnn Howe et au Conseil local. Wren faisait partie du groupe qui avait mis fin à ses agissements… en la tuant. Mais à ce moment-là elle n’était qu’un élément dans un ensemble ! Elle avait suivi un consensus établi tacitement, dans l’urgence, avait participé, avec d’autres, à l’élimination de cette femme. La décision de tuer avait été prise à plusieurs.
Cette fois, elle avait agi seule ; elle devait assumer la responsabilité de ses actes. Wren secoua la tête et frotta encore sa paume contre le mur, se concentrant sur la fraîcheur de la pierre sous sa peau.
Mais son malaise viscéral ne diminua pas pour autant, ni la conscience effrayante qu’elle n’avait pas utilisé le Courant : le Courant l’avait utilisée. Il s’était saisi de sa peur, de sa rage, de son épuisement. Elle avait complètement perdu le contrôle, avait tout oublié de son entraînement. Elle avait échoué ! Le Courant avait jailli d’elle, lui avait complètement échappé, l’avait emportée avec lui.
Jusqu’à… Elle avait… Seigneur.
Wren appuya son poing contre le mur et grimaça de douleur.
Ce qu’elle avait fait, ce qu’elle avait failli devenir… ! Son cœur cessa de battre pendant un instant. L'hystérie la menaçait, les vagues de nausée se muaient en un raz-de-marée qui risquait de l’emporter.
N’y pense plus. N’y retourne pas ! Ne…
Des portes claquèrent dans sa tête, son contrôle se raffermit, mura toute trace de cette abominable extrémité qu’elle avait atteinte. Et son cerveau psalmodia l’ordre à la moindre cellule de son corps :
N’y pense plus jamais, ne t’en souviens pas, ou tu deviendras vraiment folle. Une fois de plus.
Wren se détendit, desserra le poing. Elle remonta son pantalon. Son blouson de cuir était taché ; elle pensa machinalement à le déposer au pressing. Elle pouvait aussi le nettoyer grâce au Courant, mais…
Pas de Courant pour le moment.
Elle avait assassiné trois personnes.
Tu ne tueras point.
Elle aurait pu les mettre hors d’état de nuire sans les tuer. Elle l’avait déjà fait auparavant, même à trois contre un. Elle avait su tenir tête à des cerbères infernaux ! Avait parlé à des fantômes menés par la soif de vengeance. Avait capturé des croquemitaines et même des banshees.
Ces trois-là n’étaient que des Ignorants. Trois Humains tout bêtes. Elle aurait pu se tirer d’affaire autrement ; elle aurait sûrement pu éviter ce carnage !
Les larmes ruisselaient sur ses joues, mais elle se sentait desséchée intérieurement. Dure.
« Ce n’est pas humain. Tue-la. »
Le souvenir des corps jonchant le Pont de Brooklyn.
Une petite Fatæ déchiquetée par un chien, et le maître du chien qui l’encourage.
Michaela, ses vives couleurs ternies, allongée immobile dans un lit au milieu de ses draps blancs. « Elle s’est endormie, elle ne se réveillera plus. Elle ne veut pas se réveiller. »
La mort partout, la souffrance. Wren n’en pouvait plus. Elle ne savait plus quoi faire.
Elle ferma les yeux et compta jusqu’à dix. Quand elle les rouvrit, rien n’avait changé.
— Assez. C'est trop.
Elle ne savait pas si elle interdisait à l’univers d’en rajouter, ou si elle le suppliait. De toute manière il n’écoutait pas.
Tant pis.
Elle se tourna vers les débris humains, eut un mouvement presque négligent de la main gauche. La peau des cadavres crépita et fut dissoute, les os tombèrent en poussière, le sang se réduisit à une tache antique, méconnaissable. Fini.
La flasque. Il te reste à récupérer la flasque.
Il fallait toujours finir le travail. C'était le mantra de Sergueï, le sien aussi.
Quelque chose de froid et d’humide, une espèce de brouillard, s’installa en elle et couvrit son désert intérieur. C'était froid, pourtant ça lui tenait chaud, ça remplaçait ce qu’on lui avait pris.
— Non. Tant pis pour ça. J’ai mieux à faire.


O.P. se sentait fourbu, sans raison. Il s’était contenté de flâner dans l’appartement, avait joué avec des échantillons de couleurs et de tissus en se demandant comment réagirait Wren si en entrant elle voyait ses murs blancs repeints en Menthe Victorienne ou en Brun Nounours. Une perspective certes terrifiante mais sûrement pas épuisante. Pourtant, maintenant, il rêvait de ramper jusqu’à son lit de camp dans le bureau.
Il résista à cette envie, s’installa dans l’entrée pour faire des exercices d’étirement. Ses muscles craquaient, protestaient bruyamment. Il n’avait pas vraiment un physique idéal pour pratiquer le yoga, mais cela se révéla efficace : il se sentait toujours fatigué, mais plus aussi épuisé.
Il regarda la belle tenture peinte à la main — un cadeau de leur ami Shig, homme d’affaires japonais — qui ressortait sur le mur comme un furoncle sur un pouce. Ou pour être plus exact : qui se remarquait autant qu’un pouce impeccablement manucuré sur une main abîmée. O.P. avait demandé un jour à Wren pourquoi elle ne s’était jamais donné la peine de décorer un minimum son logis, et elle avait répondu par un haussement d’épaules. Il n’arrivait pas à comprendre comment une femme ayant une liaison sérieuse avec un marchand d’art pouvait se moquer à ce point de l’aménagement de son intérieur, et l’avait menacée plus d’une fois d’agir magiquement sur son sens artistique.
Leur plus récente discussion sur le sujet avait eu lieu l’avant-veille au soir, et Wren lui avait finalement dit de faire ce qu’il voulait et de lui ficher la paix. Ce matin, dès qu’elle avait passé la porte, il s’était jeté sur ses échantillons. Pour se sentir très vite perclus de fatigue.
Une fois certain qu’il ne risquait plus de s’effondrer, O.P. retourna dans la cuisine et sortit un soda du réfrigérateur. Sans sucre, évidemment ; ne comprenait-elle pas qu’elle s’empoisonnait à petit feu ? Il n’en fit qu’une gorgée. Ce n’est qu’après avoir écrasé la canette vide dans sa patte qu’il remarqua l’étiquette : Sans caféine.
— Mais alors quel intérêt ? s’écria-t-il.
Il s’immobilisa. Quelque chose n’allait pas.
— Valère ? Wren ?
Le silence lui répondit. Normal.
S'il y tenait vraiment, il pouvait la héler. La connexion s’était établie assez souvent entre eux, quand elle s’ancrait en lui, pour qu’il puisse la localiser en cas de besoin. Il y réfléchit, puis secoua la tête. Sans doute son imagination lui jouait-elle des tours; la Récupératrice devait être en plein travail. Elle n’avait consacré qu’une journée à préparer sa mission, il s’agissait de toute évidence d’une petite opération. Aucune raison de s’inquiéter. Et si elle avait des ennuis, elle savait se débrouiller toute seule. Il ne se faisait pas de souci.
Ceci bien établi, pourquoi la sonnerie stridente de l’Interphone lui fit-elle faire un saut de trente centimètres ?
— Quoi encore ?
O.P. l’avait rarement entendue depuis que Sergueï l’avait fait installer. Personne ne l’utilisait : les gens appelaient, ou passaient par l’escalier de secours, comme lui avant qu’il ait sa clé.
Mais Wren n’était pas là, Bonnie était à son travail. La personne qui se trouvait dehors savait donc qu’elle trouverait O.P. seul et elle n’avait pas envie apparemment de gravir l’escalier de secours.
— Bon, bon, j’arrive, pas de quoi s’énerver, grommela le Démon en essayant de se rappeler où se trouvait le système de contrôle de la porte. Ah ! Voilà.
Tout près de l’entrée ; logique.
Deux boutons pour parler et écouter, un pour déverrouiller l’accès.
O.P. appuya directement sur ce dernier.


Il fallut encore dix minutes à Wren pour rassembler assez d’énergie, remonter l’escalier et quitter le sous-sol. La scène était toujours vide quand elle sortit par la petite porte, mais un spot lumineux éclairait le canapé, principal élément du décor ; divers sons indiquaient que la régie travaillait. Wren se glissa parmi les ombres.
Une musique douce flottait à présent dans l’entrée, et plusieurs personnes évoluaient à proximité du guichet des réservations. La Récupératrice sortit par la porte d’entrée sans que personne la remarque. Elle n’avait même pas à se concentrer pour cela : on ne la voyait tout simplement pas.
Une fois dans la rue, en pleine lumière, Wren constata que son blouson était complètement fichu. Elle envisagea un instant de prendre les transports en commun ; mais sa tenue risquait d’attirer l’attention. Et elle se trouvait dans un tel état de nerfs qu’elle avait peur de sa réaction au moindre commentaire désagréable.
Elle marcha un peu le long de la Huitième Avenue, New-Yorkaise anonyme parmi les autres, et fit signe à un taxi qui s’arrêta le long du trottoir. Le conducteur n’était pas bavard et ne parut pas remarquer l’odeur qui se dégageait de ses vêtements. Un petit miracle appréciable.
Elle avait juste assez d’argent sur elle pour régler la course. Elle prit l’escalier en titubant et dut faire une pause au troisième étage, éreintée.
— Wren ?
— Bonjour, Bonnie.
Wren appuya sa tête contre le mur. Elle avait un peu moins l’impression d’être un automate ; elle attendait le retour de la douleur. Mais elle restait engourdie, comme neutralisée.
En état de choc sans doute. Il fallait qu’elle rentre chez elle, qu’elle mange un morceau. Puis elle prendrait une douche bien chaude et se sentirait mieux.
Bonnie, l’autre Solitaire de l’immeuble, était vraisemblablement en train de descendre sa poubelle, à en juger par le sac de plastique noir qu’elle portait, et la regardait d’un air préoccupé. Elle portait un T-shirt noir avec chaton rose brodé sur le devant, et un pantalon de treillis rentré dans de lourdes bottes noires. Sa nouvelle coiffure était très mignonne, des mèches blond platine qui encadraient son visage et la faisaient ressembler à une Fée espiègle. Une Fée un peu gothique. Mais son expression d’inquiétude maternelle lui seyait mal, d’autant que Bonnie avait à peine vingt ans.
— Tu as l’air de… En fait je préfère ne pas chercher de quoi tu as l’air, dit-elle. Va prendre une douche. Je viens de préparer des brownies, je te les monte dans un quart d’heure.
Du sucre. Oh oui.
— Disons une demi-heure, rectifia Wren.
Elle gravit le reste des marches, déverrouilla sa porte, entra chez elle. C'est alors seulement qu’elle cessa d’avoir l’impression de se promener avec une cible dessinée dans le dos. Sa mâchoire se détendit suffisamment pour qu’elle cesse de grincer des dents.
— Il y a quelqu’un ?
Silence. Une panique fugitive la fit frémir, transperça même le brouillard, puis elle vit le morceau de papier épinglé au mur, juste sous ses yeux.
Danny est passé, disait le mot. On est sortis prendre un café. Je ferai des petites courses en rentrant.
Wren poussa un soupir de soulagement. Elle expira lentement avant d’inspirer à fond, puis détacha la note du mur et la froissa. Danny était un Fatæ, un de ceux qui pouvaient facilement passer pour humains. Il avait même travaillé plusieurs années dans les forces de police avant de devenir détective privé. O.P. et lui pouvaient s’attirer des ennuis ensemble, et se sortir très bien desdits ennuis. O.P. allait rentrer, il n’était pas sorti seul, et d’ailleurs Danny savait se battre. Sans doute avait-il une arme sur lui. Le Démon ne courait aucun danger.
Wren ôta son blouson et prit un sac-poubelle. Si Danny survivait à un après-midi de « petites courses » avec O.P., elle serait contente de le revoir. Et il allait lui être utile.
Beaucoup de gens, en fait, allaient pouvoir lui être utile. O.P., Danny, Bonnie, Bart, si elle réussissait à le trouver… Il y avait beaucoup à faire, et Wren n’était pas stupide au point de se croire capable de tout accomplir seule.
Elle laissa tomber le blouson dans le sac qu’elle posa sur une chaise. Elle devrait le jeter tout de suite. Il y avait du sang dessus, pas le sien. Si elle le portait au pressing, elle risquait d’être dénoncée. Peut-être pourrait-elle effacer les taches avec un peu de Courant, mais…
Le morceau de papier froissé dans sa main faisait un bruit désagréable. Pendant un moment, Wren éprouva une envie maladive de faire du thé. Elle ferma les yeux très fort, rappela le brouillard humide. Il vint stagner en elle ; l’envie passa lentement, lui laissant une impression de regret.
Le thé, ça voulait dire Sergueï. Mais elle ne pouvait pas se permettre de faire appel à Sergueï, à son réconfort rationnel, plein de bon sens, dépourvu de toute magie. Pas maintenant, pas avec tout ce qu’il y avait de non résolu entre eux. Et ceci… Elle reporta son regard sur la chaise où était posé le sac-poubelle. Ceci était une affaire qui concernait la Cosa Nostradamus. Les Ignorants n’avaient rien à y voir.