Wren?
C'était calme là où elle se trouvait, calme et
confortable, et elle en voulait à cette voix qui la
dérangeait.
— Va-t’en, lui dit-elle en accompagnant ces mots
de l’équivalent mental d’un geste de refus, comme pour écarter de
son visage une mouche importune.
Wren?
La mouche ne se laissait pas chasser.
Wren murmura un juron. Elle se sentait engourdie,
ensommeillée. Elle bougea vaguement les doigts.
Ils étaient mouillés.
… Non. Ils tenaient quelque chose de
mouillé.
Wren!
Cette fois le cri mental la réveilla vraiment.
L'équivalent pour son cerveau d’une piqûre de frelon.
Du fond du brouillard dans lequel elle nageait,
elle comprit d’abord que cette voix n’était pas la sienne.
Quelqu’un la hélait, non loin. Mais pourquoi crier comme ça ?
— Ouais, répondit-elle, uniquement pour faire
arrêter ce bruit.
On t’a entendue ! Comment ça
va ? On arrive !
Les pensées exprimaient un sentiment d’urgence,
de peur ; des forces se rassemblaient, prêtes
à accourir et à défoncer la porte.
— Hein ?
Wren était en pleine confusion. Puis la mémoire
lui revint peu à peu. Elle faisait un travail. On l’avait attaquée,
trois crétins de vigiles. Des abrutis. Ils voulaient la violer,
puis la tuer, et alors…
Elle s’assit et regarda ce que tenaient ses
doigts.
Quelques minutes plus tard, elle se retrouva
blottie sur les marches, l’estomac vide, la gorge irritée de
spasmes incessants de nausée. Le vaste sous-sol devant elle était
jonché de restes humains méconnaissables, carbonisés par le
Courant. Trois personnes avaient été annihilées.
Sa main serrait encore des morceaux poisseux de
quelque chose qu’elle se refusait à identifier.
Wren!
La voix hurlait maintenant dans sa tête comme tout
un nid de frelons.
Il restait à peine assez d’énergie à la
Récupératrice pour répondre d’un ton plus mesuré.
C'est fini. Ça
va…
Vraiment?
Elle ne connaissait pas ce Talent, mais il n’avait
pas l’air convaincu.
D’ailleurs il avait raison. Elle n’allait pas bien
du tout. Et ça ne s’arrangerait pas de sitôt. Sa main poisseuse la
grattait, elle se décida à la frotter très fort contre le
mur.
Oui, ça va.
Merci.
Elle interrompit la connexion mentale et resta
assise, profitant quelques instants du silence revenu. Mais son
répit fut de courte durée.
Tu as fait ce que tu devais
faire.
Juste un chuchotement, pour se justifier, se
rassurer. Elle était quelqu’un de bien, après
tout. On avait voulu lui faire du mal, elle s’était défendue.
Personne ne pouvait le lui reprocher, personne ne le lui
reprocherait.
Tu ne tueras
point.
Wren n’avait jamais été quelqu’un de très pieux et
n’avait jamais trop pensé au Dieu bienveillant de son enfance,
pourtant certaines phrases lui revenaient. D’accord, on ne pouvait
pas dire qu’elle soit une adepte du sacro-saint : « Tu ne voleras
pas ». Elle ne se gênait pas non plus pour « convoiter le bien
d’autrui » ou « prononcer le nom de Dieu en vain ». A vrai dire le
moment était mal choisi pour repenser aux Commandements !
Ce n’était pas sa faute : on l’avait prise au
piège. Elle en avait l’intime conviction. On — elle ne savait pas
qui — on l’avait prise pour cible, peut-être la voyait-on comme un
maillon faible de la Cosa…
Tu ne tueras
point.
Wren serra les poings ; ses ongles, même coupés
court, s’enfoncèrent dans ses paumes. Elle avait déjà tué, avait
utilisé son Courant pour ça…
Chrome et sang, épuisement,
douleur : ce que tu as ressenti après cette première rencontre
catastrophique avec les vigiles. Des gobelets et des assiettes en
plastique, du sang, de la chair, de…
Elle refoula le souvenir, le boucla dans une
petite boîte. Stéphanie. La Solitaire traîtresse, qui les avait
vendus à KimAnn Howe et au Conseil local. Wren faisait partie du
groupe qui avait mis fin à ses agissements… en la tuant. Mais à ce
moment-là elle n’était qu’un élément dans un ensemble ! Elle avait
suivi un consensus établi tacitement, dans l’urgence, avait
participé, avec d’autres, à
l’élimination de cette femme. La décision de tuer avait été prise à
plusieurs.
Cette fois, elle avait agi
seule ; elle devait assumer la responsabilité de ses actes. Wren
secoua la tête et frotta encore sa paume contre le mur, se
concentrant sur la fraîcheur de la pierre sous sa peau.
Mais son malaise viscéral ne diminua pas pour
autant, ni la conscience effrayante qu’elle n’avait pas utilisé le
Courant : le Courant l’avait utilisée. Il s’était saisi de sa peur,
de sa rage, de son épuisement. Elle avait complètement perdu le
contrôle, avait tout oublié de son entraînement. Elle avait échoué
! Le Courant avait jailli d’elle, lui avait complètement échappé,
l’avait emportée avec lui.
Jusqu’à… Elle avait… Seigneur.
Wren appuya son poing contre le mur et grimaça de
douleur.
Ce qu’elle avait fait, ce qu’elle avait failli
devenir… ! Son cœur cessa de battre pendant un instant. L'hystérie
la menaçait, les vagues de nausée se muaient en un raz-de-marée qui
risquait de l’emporter.
N’y pense plus. N’y retourne
pas ! Ne…
Des portes claquèrent dans sa tête, son contrôle
se raffermit, mura toute trace de cette abominable extrémité
qu’elle avait atteinte. Et son cerveau psalmodia l’ordre à la
moindre cellule de son corps :
N’y pense plus jamais, ne
t’en souviens pas, ou tu deviendras vraiment folle. Une fois de
plus.
Wren se détendit, desserra le poing. Elle remonta
son pantalon. Son blouson de cuir était taché ; elle pensa
machinalement à le déposer au pressing. Elle pouvait aussi le
nettoyer grâce au Courant, mais…
Pas de Courant pour le moment.
Elle avait assassiné trois personnes.
Tu ne tueras
point.
Elle aurait pu les mettre hors d’état de nuire
sans les tuer. Elle l’avait déjà fait
auparavant, même à trois contre un. Elle avait su tenir tête à des
cerbères infernaux ! Avait parlé à des fantômes menés par la soif
de vengeance. Avait capturé des croquemitaines et même des
banshees.
Ces trois-là n’étaient que des Ignorants. Trois
Humains tout bêtes. Elle aurait pu se tirer d’affaire autrement ;
elle aurait sûrement pu éviter ce carnage !
Les larmes ruisselaient sur ses joues, mais elle
se sentait desséchée intérieurement. Dure.
« Ce n’est pas humain. Tue-la. »
Le souvenir des corps
jonchant le Pont de Brooklyn.
Une petite Fatæ déchiquetée
par un chien, et le maître du chien qui l’encourage.
Michaela, ses vives couleurs
ternies, allongée immobile dans un lit au milieu de ses draps
blancs. « Elle s’est endormie, elle ne se réveillera plus. Elle ne
veut pas se réveiller. »
La mort partout, la souffrance. Wren n’en pouvait
plus. Elle ne savait plus quoi faire.
Elle ferma les yeux et compta jusqu’à dix. Quand
elle les rouvrit, rien n’avait changé.
— Assez. C'est trop.
Elle ne savait pas si elle interdisait à l’univers
d’en rajouter, ou si elle le suppliait. De toute manière il
n’écoutait pas.
Tant pis.
Elle se tourna vers les débris humains, eut un
mouvement presque négligent de la main gauche. La peau des cadavres
crépita et fut dissoute, les os tombèrent en poussière, le sang se
réduisit à une tache antique, méconnaissable. Fini.
La flasque. Il te reste à
récupérer la flasque.
Il fallait toujours finir le travail. C'était le
mantra de Sergueï, le sien aussi.
Quelque chose de froid et d’humide, une espèce
de brouillard, s’installa en elle et couvrit
son désert intérieur. C'était froid, pourtant ça lui tenait chaud,
ça remplaçait ce qu’on lui avait pris.
— Non. Tant pis pour ça. J’ai mieux à faire.
O.P. se sentait fourbu, sans raison. Il s’était
contenté de flâner dans l’appartement, avait joué avec des
échantillons de couleurs et de tissus en se demandant comment
réagirait Wren si en entrant elle voyait ses murs blancs repeints
en Menthe Victorienne ou en Brun Nounours. Une perspective certes
terrifiante mais sûrement pas épuisante. Pourtant, maintenant, il
rêvait de ramper jusqu’à son lit de camp dans le bureau.
Il résista à cette envie, s’installa dans l’entrée
pour faire des exercices d’étirement. Ses muscles craquaient,
protestaient bruyamment. Il n’avait pas vraiment un physique idéal
pour pratiquer le yoga, mais cela se révéla efficace : il se
sentait toujours fatigué, mais plus aussi épuisé.
Il regarda la belle tenture peinte à la main — un
cadeau de leur ami Shig, homme d’affaires japonais — qui ressortait
sur le mur comme un furoncle sur un pouce. Ou pour être plus exact
: qui se remarquait autant qu’un pouce impeccablement manucuré sur
une main abîmée. O.P. avait demandé un jour à Wren pourquoi elle ne
s’était jamais donné la peine de décorer un minimum son logis, et
elle avait répondu par un haussement d’épaules. Il n’arrivait pas à
comprendre comment une femme ayant une liaison sérieuse avec un
marchand d’art pouvait se moquer à ce point de l’aménagement de son
intérieur, et l’avait menacée plus d’une fois d’agir magiquement
sur son sens artistique.
Leur plus récente discussion sur le sujet avait eu
lieu l’avant-veille au soir, et Wren lui avait
finalement dit de faire ce qu’il voulait et de lui ficher la paix.
Ce matin, dès qu’elle avait passé la porte, il s’était jeté sur ses
échantillons. Pour se sentir très vite perclus de fatigue.
Une fois certain qu’il ne risquait plus de
s’effondrer, O.P. retourna dans la cuisine et sortit un soda du
réfrigérateur. Sans sucre, évidemment ; ne comprenait-elle pas
qu’elle s’empoisonnait à petit feu ? Il n’en fit qu’une gorgée. Ce
n’est qu’après avoir écrasé la canette vide dans sa patte qu’il
remarqua l’étiquette : Sans
caféine.
— Mais alors quel intérêt ? s’écria-t-il.
Il s’immobilisa. Quelque chose n’allait pas.
— Valère ? Wren ?
Le silence lui répondit. Normal.
S'il y tenait vraiment, il pouvait la héler. La
connexion s’était établie assez souvent entre eux, quand elle
s’ancrait en lui, pour qu’il puisse la localiser en cas de besoin.
Il y réfléchit, puis secoua la tête. Sans doute son imagination lui
jouait-elle des tours; la Récupératrice devait être en plein
travail. Elle n’avait consacré qu’une journée à préparer sa
mission, il s’agissait de toute évidence d’une petite opération.
Aucune raison de s’inquiéter. Et si elle avait des ennuis, elle
savait se débrouiller toute seule. Il ne se faisait pas de
souci.
Ceci bien établi, pourquoi la sonnerie stridente
de l’Interphone lui fit-elle faire un saut de trente centimètres
?
— Quoi encore ?
O.P. l’avait rarement entendue depuis que Sergueï
l’avait fait installer. Personne ne l’utilisait : les gens
appelaient, ou passaient par l’escalier de secours, comme lui avant
qu’il ait sa clé.
Mais Wren n’était pas là, Bonnie était à son
travail. La personne qui se trouvait dehors savait donc qu’elle
trouverait O.P. seul et elle n’avait pas envie
apparemment de gravir l’escalier de secours.
— Bon, bon, j’arrive, pas de quoi s’énerver,
grommela le Démon en essayant de se rappeler où se trouvait le
système de contrôle de la porte. Ah ! Voilà.
Tout près de l’entrée ; logique.
Deux boutons pour parler et écouter, un pour
déverrouiller l’accès.
O.P. appuya directement sur ce dernier.
Il fallut encore dix minutes à Wren pour
rassembler assez d’énergie, remonter l’escalier et quitter le
sous-sol. La scène était toujours vide quand elle sortit par la
petite porte, mais un spot lumineux éclairait le canapé, principal
élément du décor ; divers sons indiquaient que la régie
travaillait. Wren se glissa parmi les ombres.
Une musique douce flottait à présent dans
l’entrée, et plusieurs personnes évoluaient à proximité du guichet
des réservations. La Récupératrice sortit par la porte d’entrée
sans que personne la remarque. Elle n’avait même pas à se
concentrer pour cela : on ne la voyait tout simplement pas.
Une fois dans la rue, en pleine lumière, Wren
constata que son blouson était complètement fichu. Elle envisagea
un instant de prendre les transports en commun ; mais sa tenue
risquait d’attirer l’attention. Et elle se trouvait dans un tel
état de nerfs qu’elle avait peur de sa réaction au moindre
commentaire désagréable.
Elle marcha un peu le long de la Huitième Avenue,
New-Yorkaise anonyme parmi les autres, et fit signe à un taxi qui
s’arrêta le long du trottoir. Le conducteur n’était pas bavard et ne parut pas remarquer l’odeur qui se
dégageait de ses vêtements. Un petit miracle appréciable.
Elle avait juste assez d’argent sur elle pour
régler la course. Elle prit l’escalier en titubant et dut faire une
pause au troisième étage, éreintée.
— Wren ?
— Bonjour, Bonnie.
Wren appuya sa tête contre le mur. Elle avait un
peu moins l’impression d’être un automate ; elle attendait le
retour de la douleur. Mais elle restait engourdie, comme
neutralisée.
En état de choc sans doute. Il fallait qu’elle
rentre chez elle, qu’elle mange un morceau. Puis elle prendrait une
douche bien chaude et se sentirait mieux.
Bonnie, l’autre Solitaire de l’immeuble, était
vraisemblablement en train de descendre sa poubelle, à en juger par
le sac de plastique noir qu’elle portait, et la regardait d’un air
préoccupé. Elle portait un T-shirt noir avec chaton rose brodé sur
le devant, et un pantalon de treillis rentré dans de lourdes bottes
noires. Sa nouvelle coiffure était très mignonne, des mèches blond
platine qui encadraient son visage et la faisaient ressembler à une
Fée espiègle. Une Fée un peu gothique. Mais son expression
d’inquiétude maternelle lui seyait mal, d’autant que Bonnie avait à
peine vingt ans.
— Tu as l’air de… En fait je préfère ne pas
chercher de quoi tu as l’air, dit-elle. Va prendre une douche. Je
viens de préparer des brownies, je te les monte dans un quart
d’heure.
Du sucre. Oh oui.
— Disons une demi-heure, rectifia Wren.
Elle gravit le reste des marches, déverrouilla sa
porte, entra chez elle. C'est alors seulement qu’elle cessa
d’avoir l’impression de se promener avec une
cible dessinée dans le dos. Sa mâchoire se détendit suffisamment
pour qu’elle cesse de grincer des dents.
— Il y a quelqu’un ?
Silence. Une panique fugitive la fit frémir,
transperça même le brouillard, puis elle vit le morceau de papier
épinglé au mur, juste sous ses yeux.
Danny est passé,
disait le mot. On est sortis prendre un café.
Je ferai des petites courses en rentrant.
Wren poussa un soupir de soulagement. Elle expira
lentement avant d’inspirer à fond, puis détacha la note du mur et
la froissa. Danny était un Fatæ, un de ceux qui pouvaient
facilement passer pour humains. Il avait même travaillé plusieurs
années dans les forces de police avant de devenir détective privé.
O.P. et lui pouvaient s’attirer des ennuis ensemble, et se sortir
très bien desdits ennuis. O.P. allait rentrer, il n’était pas sorti
seul, et d’ailleurs Danny savait se battre. Sans doute avait-il une
arme sur lui. Le Démon ne courait aucun danger.
Wren ôta son blouson et prit un sac-poubelle. Si
Danny survivait à un après-midi de « petites courses » avec O.P.,
elle serait contente de le revoir. Et il allait lui être
utile.
Beaucoup de gens, en fait, allaient pouvoir lui
être utile. O.P., Danny, Bonnie, Bart, si elle réussissait à le
trouver… Il y avait beaucoup à faire, et Wren n’était pas stupide
au point de se croire capable de tout accomplir seule.
Elle laissa tomber le blouson dans le sac qu’elle
posa sur une chaise. Elle devrait le jeter tout de suite. Il y
avait du sang dessus, pas le sien. Si elle le portait au pressing,
elle risquait d’être dénoncée. Peut-être pourrait-elle effacer les
taches avec un peu de Courant, mais…
Le morceau de papier froissé dans sa main faisait
un bruit désagréable. Pendant un moment, Wren éprouva une envie maladive de faire du thé. Elle ferma les
yeux très fort, rappela le brouillard humide. Il vint stagner en
elle ; l’envie passa lentement, lui laissant une impression de
regret.
Le thé, ça voulait dire Sergueï. Mais elle ne
pouvait pas se permettre de faire appel à Sergueï, à son réconfort
rationnel, plein de bon sens, dépourvu de toute magie. Pas
maintenant, pas avec tout ce qu’il y avait de non résolu entre eux.
Et ceci… Elle reporta son regard sur la chaise où était posé le
sac-poubelle. Ceci était une affaire qui concernait la Cosa
Nostradamus. Les Ignorants n’avaient rien à y voir.