23.
La récupération ne se passait pas bien. L'odeur du sang continuait à s’infiltrer dans les narines de Wren. Impossible de l’ignorer. Et ce jeune homme sinistre derrière elle ajoutait à l’impression générale de catastrophe en suspens. Elle gardait la main sur son bâton-qui-pique, alors qu’il n’y avait personne sur qui l’employer.
— Yaaarrrggghhh!
Le cri jaillit de nulle part, et Wren fut projetée contre le mur par une décharge de Courant.
— Espèce de… ! s’exclama-t-elle.
Son propre Courant, qui n’attendait qu’une occasion de se manifester, crépita, rouge et noir. Il mourait d’envie de sortir, de frapper l’agresseur.
— Non !
Un simple chuchotement, mais assez intense pour empêcher un autre assaut. Wren se laissa tomber et se rendit à nouveau invisible ; dans sa fureur, elle l’avait oublié un instant.
— Où ? Allée où ? Tuer !
On a au moins l’air d’accord sur un point, se dit Wren.
— Non. Chut. Elle m’a aidé !
C'était celui qui la suivait. Il avait une petite voix tendue, effrayée. Mais cela suffit à retenir l’autre. La Récupératrice se calma à son tour.
— Tuer… Ils ont tué…
L'assaillant(e) avait une voix chevrotante, comme le Courant qui émanait de lui ou d’elle. En fait Wren sentait du Courant partout autour d’elle. Les ActAges. Ils palpitaient de Courant. Ils s’étaient rassemblés autour de celui qui venait de parler — de celle, plutôt ; la voix semblait féminine. Quatre… six. Sept. Sept Talents. Seulement ?
Wren se leva péniblement et vit — sentit — que des têtes se tournaient pour suivre son mouvement. Ils n’arrivaient pas vraiment à la voir, mais savaient qu’elle était là. Elle se rappela les instructions de Doherty.
« Gagnez leur respect. Cela sera sans doute plus facile que d’obtenir leur confiance. »
— Qui est venu ? demanda-t-elle. Qui a fait ça ?
Elle le savait déjà, bien sûr, mais elle voulait qu’ils l’admettent.
— Ses hommes. Ceux du « patron ». Ils sont venus. Et puis…
— Ils ont dit que c’était juste une nouvelle série de piqûres, intervint une fille à l’arrière du groupe.
Entre vingt et trente ans peut-être. De l’âge de Bonnie, mais ses yeux semblaient plus vieux de plusieurs décennies.
— Mais on savait, conclut-elle.
Bien sûr, pensa sombrement Wren. Normal.
Pas tellement parce qu’il s’agissait de Talents : si Duncan avait envoyé des nettoyeurs, ils devaient émettre des ondes sacrément négatives.
Ils avaient voulu nettoyer leur gâchis. Effacer les preuves…
Quelque chose vibrait, bouillait, tout au fond d’elle. Wren, cette fois, lâcha la bride.
Ils ne vont pas s’en tirer comme ça !
La rage la saisit, beaucoup trop facilement. C'était si agréable de s’abandonner.
Ils ne vont pas s’en tirer. Il faut tous les tuer !
Un des autres Talents gémit. Ils ressentaient tous la force du Courant de Wren qui faisait crépiter l’air au-dessus de leurs têtes. Elle le ramena de force en elle ; les vrilles noires s’enroulèrent comme des sarments de vigne autour des os de ses mains. Bon sang, où était passé son contrôle ?
Elle se concentra. Ramener son Courant lui demandait tellement plus d’efforts que d’habitude ! Sa maîtrise enfin retrouvée, Wren demanda :
— Y en a-t-il d’autres ?
Elle n’obtint pour réponse que quelques gestes de dénégation.
— Non, marmonna quelqu’un.
Une voix se fit entendre, elle scandait presque les mots :
— Aucun d’entre nous, aucun d’entre eux. Aucun, aucun, aucun
— Jody.
— Jody ? répéta Wren.
Elle avait du mal à repérer qui prenait la parole. Leurs voix étaient similaires, plates, comme amorties.
— La diététicienne, précisa quelqu’un.
Alors ça, c’était ce qu’elle avait entendu de plus drôle ces derniers jours. Mais ces temps-ci n’avaient pas vraiment été à la blague.
— Ils l’ont blessée avec le traque-sorcière. Pourtant ce n’est pas une sorcière.
Sept Talents au bord de la démence, une diététicienne blessée, morte peut-être. Belle équipe !
Huit Talents au bord de la démence, rectifia une voix dans sa tête.
Pas le moment.
— Où est-elle ? s’enquit Wren.
Une des filles, trapue, charpentée, dont les épais cheveux bruns avaient bien besoin d’un shampooing, tourna la tête vers l’endroit exact où se tenait la Récupératrice.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
Elle avait l’air presque consciente des réalités de la situation. Mais Wren n’aurait pas parié là-dessus.
— Je m’appelle Geneviève, répondit-elle.
— Hon. Vous êtes comme nous. Mais en fait vous êtes une des autres.
Finalement la femme était aussi folle que ses copains : elle attaqua si vite avec son Courant que Wren n’eut pas le temps de s’écarter. Elle sentit sa propre puissance s’élever en réponse, automatiquement, sans aucune intervention de sa part. Son Courant la menait, maintenant ; elle n’était plus que la poupée de chair de ce néon scintillant, ce bitume noir luisant qui la faisait agir comme les fils font bouger la marionnette.
Jenny. Wren !
Une voix familière, presque enfouie sous le crépitement qui parcourait ses veines. La tentation était monstrueuse : Wren n’avait qu’à se laisser aller un tout petit peu, et ces enfants, ces pestes, seraient partis, ne l’encombreraient plus…
Jenny, ma chérie. Non.
Une seule personne l’avait jamais appelée Jenny.
Les filaments noirs affleurèrent sur sa peau, et elle oublia ce faible écho de son nom. Neezer l’avait abandonnée. Pourquoi devrait-elle écouter le fantôme de sa voix, ces enseignements affadis qui étaient son unique legs ?
Elle rejeta cette voix. Le Courant l’emplissait, des fragments volés aux fils électriques pourtant inertes dans les murs, à l’air autour d’elle. Les électrons eux-mêmes, trop petits pour être source d’énergie, s’ouvrirent et lui dispensèrent leurs minuscules et innombrables trésors.
Oh, c’était si bon. Elle se sentait divine!
« Wren ! »
Des poids à ses pieds, qui transformaient sa chair éthérée en pierre.
Non ! Elle n’en voulait pas !
« Ancrage ! »
Une exigence, un ordre. Un poing recouvert de fourrure blanche qui l’agrippait et la ramenait de force. Elle ne pouvait pas davantage résister à cette voix qu’au sang dans ses veines.
Les filaments noirs jetèrent un éclair vert sombre, puis cédèrent, plongèrent sous la surface.
Wren ouvrit les yeux. Elle était de retour dans la lumière rouge. Six silhouettes la regardaient, les yeux écarquillés, épouvantés. Quant à la septième…
— Oh, petite sœur. Je te demande pardon ! s’écria la Récupératrice.
Elle s’agenouilla à côté du Talent tombé.
— Je ne voulais pas te faire de mal !
Des yeux bleus étincelants se levèrent sur elle. La démence les avait quittés pour l’instant.
— Vous êtes venue pour nous, affirma la prisonnière dans un chuchotement à peine audible mais parfaitement lucide.
— Oui.
— Vous êtes en retard.
— Je sais. Désolée.
La femme poussa un soupir, et Wren sentit ses entrailles se nouer d’appréhension.
— Petite sœur, reste avec nous, supplia-t-elle. Je ne vaux rien pour les soins, mais, si tu peux t’accrocher, on va te sortir d’ici.
— Pas d’issue, poursuivit la blessée. Je vous ai vue. Sur le pont. Vous avez voulu nous tuer, et maintenant vous venez nous sauver. Les hommes du Gardien prenaient soin de nous, et puis ils ont voulu nous tuer. Le monde est fou.
Les yeux bleus se cachèrent sous des paupières de plomb.
— Et ça ne va pas s’arranger de ce point de vue, quoi qu’on ait pu vous raconter, commenta Wren.
Elle prit la main de la femme dans la sienne.
— Mais ce n’est pas une raison pour les laisser gagner.
Elle regarda les autres.
— Bon, nous devons faire vite ! Quand ceux que vous avez tués ne viendront pas au rapport, on se demandera ce qui leur est arrivé. Il faudra que nous soyons déjà partis à ce moment-là.
Les récupérations ne se déroulaient jamais comme prévu. Wren avait l’habitude de devoir improviser. La situation se révélait très délicate, voilà tout.
— Toi, et toi.
Elle venait de désigner deux hommes, l’air solide et pas trop choqué.
— Vous la portez. Doucement. Attendez ici.
Elle se tourna vers le jeunot qui l’avait guidée au départ.
— Toi, tu montes la garde. Si quelqu’un approche, n’importe qui, tu me hèles. Tu sais faire ça ?
Il acquiesça.
— Très bien. Maintenant, il faut que l’un de vous me mène à la diététicienne.
Après s’être brièvement consultés entre eux, ils déléguèrent deux Talents — les plus jeunes, mis à part le premier qu’elle avait rencontré. Suivis de Wren, ils avancèrent dans les pièces obscures où, de toute évidence, ils auraient pu évoluer les yeux fermés. Cela faisait mal au cœur de se demander depuis combien de temps on les cloîtrait ici.
Il y avait des caméras partout, certaines encore allumées, ce qui voulait dire qu’elles enregistraient toujours. Wren maintint fermement son sort d’invisibilité et résista à l’envie de court-circuiter tout le système. Personne n’était encore arrivé, donc, probablement, personne ne regardait. Si elle faisait griller les appareils, cela pourrait déclencher l’alarme et attirer l’attention sur eux.
— Jody ?
Elle était allongée sur un des lits de la pièce.
— Jody ? répéta Wren.
La femme vivait toujours ; Wren sentait son énergie vitale.
— Bonjour, dit-elle.
L'autre ne pouvait pas la voir, dans cet éclairage tamisé et avec son sort d’invisibilité. Wren aurait aussi bien pu être l’Homme Invisible. Mais la femme avait l’habitude des Talents : elle essaya de regarder l’endroit d’où venait la voix.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
La question du jour, décidément. Wren ne pensait pas devoir quelque explication que ce soit à un membre du Silence complice de séquestration.
— Vous n’avez pas besoin de le savoir. Pouvez-vous vous déplacer ?
Jody secoua la tête.
— J’ai la jambe cassée. Au genou. Une côte aussi, je crois. Je peux respirer, mais pas me tenir debout.
Il fallait prendre une décision. Ce ne fut pas long.
— Quelque chose à nous dire concernant la sortie ? La femme secoua encore une fois la tête.
— Je ne sais pas. Moi, je… j’étais juste là pour m’assurer qu’ils mangeaient sainement. Quand les autres sont arrivés, j’ai protesté, et…
Elle tourna la tête ; Wren put voir les marques sur sa peau. Trois grands cercles qui avaient brûlé son cou et son épaule. Elle se sentit presque malade au souvenir de la sensation de ce tube sur son visage. Traque-sorcière. Si cette arme laissait des marques pareilles sur un Ignorant, qu’est-ce qu’elle pouvait bien infliger à un Talent ?
— Ça ira, disait Jody aux deux autres.
Elle mentait effrontément.
— On va s’occuper de moi. Vous devez partir tout de suite.
Les deux jeunes ne voulaient pas laisser Jody, mais ils ne tenaient pas à s’attarder non plus. Ils rebroussèrent chemin. Wren avait du mal à détacher les yeux des caméras.
Le temps commençait à manquer sérieusement. Elle devait les faire sortir et les évacuer vers le refuge prévu.
La Diversion avait intérêt à faire de l’effet. Sinon les renforts n’allaient pas tarder, et tout serait fini.
Wren se sentait les jambes lourdes. La peau sur son front la tiraillait, un peu comme après un coup de soleil. Elle vérifia son noyau avec précaution, elle ne voulait pas exciter encore le bitume. Mais voilà qu’un autre problème se présentait : elle avait trop puisé dans ses réserves un peu plus tôt ! En fait, même sans utiliser la magie, on piochait en permanence dans son stock de Courant. On n’avait jamais vu de Talent obèse, mais la médaille avait son revers ; un métabolisme aussi rapide exigeait une alimentation constante. Les êtres magiques n’échappaient pas aux lois physiques et biologiques.
Ils rejoignirent les autres et Wren observa rapidement les Talents dont elle avait la responsabilité. Celle qu’elle avait blessée ne pouvait plus marcher. Les autres seraient en état de courir s’il le fallait.
— Y en a-t-il qui soient plus doués que les autres parmi vous ?
Incompréhension manifeste. Wren réessaya.
— Y a-t-il quelque chose que vous sachiez très bien faire, sans avoir à vous forcer ?
Si l’un d’eux avait pratiqué la téléportation, ils seraient déjà tous ailleurs, sans doute. Dommage. Wren quant à elle n’y arrivait pas bien, et elle ne pouvait prendre le risque d’emmener autant d’inconnus avec elle. La seule fois où elle avait tenté le coup avec Sergueï, ils s’étaient retrouvés dans une situation plus que critique, et avaient frôlé la catastrophe.
— Moi, je peux bouger les choses, indiqua une des femmes.
— Très bien. Comment t’appelles-tu ?
— Rosalle.
Elle était t ypée ; ses parents devaient venir du Mexique ou d’Amérique du Sud. Dans son visage blême, ses yeux sombres restaient vifs. En d’autres circonstances elle devait être ravissante.
— Bon. Qui d’autre ?
Les Talents s’entre-regardèrent et haussèrent les épaules. Ils avaient peut-être des dons particuliers, mais personne ne les avait jamais guidés pour les identifier et les exploiter.
Et le temps passait toujours. Tic-tac.
— D’accord. Rosalle, j’ai un service à te demander. Il faut que tu soulèves… heu, quel est ton nom ? demanda Wren à la femme à terre.
— Allie.
— ... que tu soulèves Allie. Pas complètement : tu l’allèges des épaules aux talons.
Rosalle était intelligente. Elle comprit tout de suite ce que voulait Wren, et hocha la tête.
— Elle sera plus facile à porter si j’enlève une partie du poids, supposa-t-elle.
— C'est ça.
Wren lui adressa un sourire éclatant qui ne reflétait pas vraiment son humeur du moment, et s’adressa aux deux jeunes gens en charge d’Allie.
— Vous deux, vous allez la sortir d’ici avec vous. Ne vous arrêtez pas, quoi qu’il arrive. N’aidez personne d’autre. N’hésitez pas à courir s’il le faut. Compris ?
Ils n’avaient pas l’air ravi, mais ils acquiescèrent.
— Courir vers où ? demanda l’un d’eux.
« Là. »
Elle leur transmit en même temps une image ; c’était comme un lien Internet attaché au mot. Curieux, ça. Avait-on déjà pratiqué de la sorte ? Mais, encore une fois, l’heure n’était pas à ce genre de préoccupation.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda quelqu’un.
— Un endroit où vous serez en sécurité.
La maison de Mash. Lui était mort, une des premières victimes des meurtres commis par le Silence, mais il avait légué sa maison. Les Talents — les jeunes Talents déboussolés — seraient à l’abri là-bas. Si Mash avait vécu, le Silence aurait-il pu tuer autant de membres de la Cosa? On ne le saurait jamais, inutile de se poser la question. Doherty les attendrait sur place. Il prendrait en charge ces jeunes traumatisés, lui et son équipe. Tout ce qu’elle avait à faire était de les amener jusque-là. Elle essayait de se réconforter à cette idée. Mais le temps filait !
— On y va, annonça-t-elle. Restez groupés, marchez en silence, soyez vigilants. Suivez-moi. Si je vous dis de courir, vous courez, on est bien d’accord ?
Elle les regarda à tour de rôle, s’efforçant de graver leurs traits dans son esprit, de tisser un réseau de fils lumineux autour de ces traits.
Enfants de la Cosa
Trésor de notre sang
Je vous protège
Les mots l’aidèrent à se concentrer. Les huit silhouettes disparurent.
« Maintenant. »
Elle actionna le bouton, rouvrit la porte par laquelle elle était entrée, la referma derrière eux quand tous furent passés.
Deux couloirs, et ensuite ? Hors de question de gravir la cage d’ascenseur avec cette troupe. Pareil pour l’escalier : ils étaient trop nombreux, cela prendrait trop de temps. Et si elle appelait l’ascenseur ? Elle évalua son noyau et rejeta cette idée. Elle n’était pas sûre qu’il lui reste assez d’énergie pour mener l’opération à bien ; faire tomber ses ouailles sur trois étages ne constituerait pas une conclusion acceptable de cette récupération.
Elle rappela les plans à son esprit et changea de direction. Les autres suivirent à la queue leu leu.
Ils ne montèrent pas. Le couloir s’élargit. La moquette laissa place à du carrelage. Ils débouchèrent dans une cuisine de collectivité immaculée où trônait entre autres un énorme récipient métallique rempli de fruits. Wren prit une pomme en passant et s’amusa de constater que plusieurs suivaient son exemple.
Ce n’était pas cela qui reconstituerait ses réserves de Courant, mais elle avait tout simplement besoin de nourriture. D’ailleurs ces gamins lui paraissaient beaucoup trop maigres ; il leur fallait une bonne pizza au pepperoni.
Ah oui, de la pizza ! Des travers de porc. Et pourquoi pas cinquante litres de soda allégé avec six bières pour faire passer le tout ?
Bon sang, elle perdait vraiment la tête de penser à des choses pareilles en un tel moment !
Oui, tu perds la tête.
Quelque chose ne va pas chez moi.
Tu le sais. Jenny, fais attention à toi.
Elle avait évité d’y penser, depuis… Depuis ce tunnel dans le sous-sol du théâtre. Depuis l’apparition du bitume. Mais elle savait.
Chaque Talent devait vivre avec cette terreur, celle de lâcher prise. D’accumuler tant de Courant qu’il brûlait tous les garde-fous. Cela vous rendait plus puissant. Et irresponsable. Dangereux… pour vous et votre entourage.
Quand on avait lâché prise, on était fini.
Elle n’avait jamais pardonné à son mentor de la quitter quand il s’était senti au bord du gouffre.
Wren regarda les Talents apeurés qu’elle avait pris sous son aile.
Elle ne les abandonnerait pas. Elle ne leur ferait pas non plus de mal. Elle ne lâcherait pas prise!
Ils se dirigèrent vers le fond de la cuisine. Passèrent par la chambre froide où, curieusement, rien ne semblait encore fondu. De l’autre côté se dressait une grande porte à double battant.
— Je me suis toujours demandé comment ils faisaient venir les provisions, remarqua un des anciens ActAges.
Il semblait contrarié de ne pas avoir trouvé la solution tout seul.
— Les plans, ça aide, lui indiqua Wren. Bon, c’est là que les problèmes vont peut-être commencer.
Le fait qu’on n’ait pas encore essayé de les arrêter et qu’ils n’aient même pas entendu d’alarme, paradoxalement, l’inquiétait. Il était impossible, à ce stade, que personne n’ait rien remarqué. Elle ne se berçait pas d’espoirs : la sortie ne serait pas une promenade de santé ! Le Silence savait qu’une fois ses prisonniers évadés, ils ne seraient plus des rats de laboratoire, faciles à repérer et à contrôler.
Pourvu que la Diversion ait fonctionné !
« Rosalle, peux-tu ouvrir cette porte ? Tu n’essayes pas tout de suite. Evalue d’abord la difficulté. »
En principe, on ne transmettait pas des idées aussi élaborées en hélant. Cela lui paraissait tellement facile… Encore quelque chose de perturbant.
Rosalle répondit par le même canal.
« Je… oui, je crois. Les battants sont lourds, mais c’est électrique, je sens encore un peu d’énergie à l’intérieur. Je vais y arriver. Mais le système de sécurité fonctionne toujours », objecta-t-elle cependant. « Quand j’ouvrirai la porte, il y aura une alarme. »
Wren eut presque envie de rire.
« C'est mon affaire », répondit-elle.
Rosalle semblait dubitative, mais elle ne protesta pas.
« Bon, les gars ! »
Elle les hélait tous à la fois. Allie ne l’entendait pas ; elle devait s’être évanouie. Du moins Wren l’espérait-elle.
« Rosalle va ouvrir la porte, et c’est moi qui m’occupe de ce qui se passe ensuite. Vous, vous sortez et vous vous dispersez. Surtout ne restez pas ensemble ! Vous n’attendez personne, vous ne regardez pas en arrière, vous ne vous souciez de personne d’autre que vous. D’accord ? »
Un Solitaire penserait toujours à lui-même d’abord. Les membres du Conseil des Mages prétendaient avoir le bien commun comme première priorité. Pourtant, de ce que savait Wren, ils étaient tout aussi soucieux de leur survie individuelle. Mais on avait sûrement habitué ces jeunes Talents à faire passer l’intérêt du Silence avant le leur. Elle devait s’assurer qu’ils auraient le bon réflexe.
— Je veux sortir d’ici, dit l’un d’eux.
Les autres hochèrent la tête sans réserve. Ils se débrouilleraient.
Le plus grand des porteurs d’Allie la prit dans ses bras.
— Ce sera plus facile comme ça une fois dehors, expliqua-t-il.
Wren s’écarta de quelques pas.
Ah. Ils arrivaient. Elle les sentait venir, se rassembler comme des chats autour d’un trou de souris. Ils étaient armés : revolvers, et puis ces trucs…
Elle frissonna violemment.
Des traque-sorcières.
Des tue-sorcières!
Ils voulaient les brûler, comme au temps de l’Inquisition.
Elle repoussa cette idée et se concentra sur son noyau. Elle alla y chercher tout ce qu’il restait de Courant.
Elle se sentait épuisée, mais pouvait surmonter sa fatigue. Le Courant venait, plus sombre que jamais, dispersé, semblable à des papillons aux ailes noires qui s’élèvent mollement dans l’air froid du matin.
Il faudrait que cela suffise. Elle n’osait pas puiser davantage dans ses réserves.
« Coucou les petits ! » lança-t-elle à l’adresse du système d’alarme.
Elle s’y intégra en quelques secondes. Cela aurait dû être plus rapide, elle avait bien étudié les plans, mais la disposition des lieux n’était pas tout à fait celle prévue… Là, voilà.
Elle entendit mentalement une série de cliquetis. Elle donna le feu vert à Rosalle, et, tout de suite, les lourds battants métalliques s’écartèrent sans un bruit. Les Talents se précipitèrent dehors…
A la rencontre des armes, de leur crépitement, de leurs étincelles. Des hurlements de souffrance et de surprise retentirent.
Bon sang, ils se trouvaient pile devant l’issue ! Elle les avait sentis plus loin, elle…
Wren vit une des silhouettes vêtues de sombre viser avec un tube le jeune homme fluet qu’elle avait trouvé en premier. Des étincelles jaillirent, non pas de l’arme vers le Talent, mais en sens inverse, vers ce tube, rouges et bleu argenté. Ensuite elles firent le trajet inverse, blanches à présent, frappèrent le garçon et le firent se convulser de douleur.
Ils prenaient leur Courant après avoir provoqué cette panne de secteur qui les empêchait de se réapprovisionner. Ensuite ils le leur renvoyaient. Ils utilisaient contre les Talents leur propre énergie !
Wren sentit son Courant noir monter jusqu’à sa peau, s’y inscrire comme des meurtrissures furieuses, mauves, acerbes.
Ah, ils aimaient brûler ? Ils allaient voir ce que ça signifiait vraiment !
« Non, Wren… »
« Oh si ! »
O.P. voulait la retenir. Elle comprenait enfin ce qui lui faisait peur. Elle savait ce qu’elle se cachait depuis le début, ce qui s’était passé dans le sous-sol du théâtre. Elle le savait et s’en moquait.
Elle ne risquait pas de lâcher prise, en fait. Parce qu’elle l’avait déjà fait.
Pourtant personne ne récupérait après avoir lâché prise.
Si je dois me consumer, qu’au moins je choisisse où, quand,
pour quelle raison !
Elle alla chercher le moindre atome de Courant en elle, autour d’elle, même les miettes qu’elle aurait délaissées en temps normal. Elle rassembla le tout sans laisser le temps aux traque-sorcières de frapper, chargea cette masse de sa colère, de sa peur, de son sentiment d’impuissance. La douleur l’envahit, mais cette douleur n’était rien devant l’extase qu’elle ressentait, expression de la folie enfin totale, déchaînée.
« Wren… »
Elle se sentait écartelée entre la puissance qui l’imprégnait et cet ancrage, cette main immatérielle sur sa cheville, qui la ramenait au sol.
« Lâche-moi », lui ordonna-t-elle.
« Jamais. »
« Alors, AIDE-MOI ! »
Ce cri désespéré retentit dans l’esprit de tous les Talents à plus d’un kilomètre à la ronde. En principe elle n’aurait pas dû pouvoir atteindre autant de monde, même disposant de la puissance démente de celle qui va lâcher prise.
Elle entendit un silence abasourdi, puis le Courant des Talents. Ils lui envoyaient ce qu’ils pouvaient, essayaient de l’alimenter.
Au même instant, une vague mentale glacée balaya tout. La connexion prit fin brutalement.
« Wren ! »
L'appel du Démon ne rencontra qu’une obscurité immobile et froide.
Wren, drapée de Courant noir et mauve, brûla, tout contrôle perdu.