La récupération ne se passait pas bien. L'odeur du
sang continuait à s’infiltrer dans les narines de Wren. Impossible
de l’ignorer. Et ce jeune homme sinistre derrière elle ajoutait à
l’impression générale de catastrophe en suspens. Elle gardait la
main sur son bâton-qui-pique, alors qu’il n’y avait personne sur
qui l’employer.
— Yaaarrrggghhh!
Le cri jaillit de nulle part, et Wren fut projetée
contre le mur par une décharge de Courant.
— Espèce de… ! s’exclama-t-elle.
Son propre Courant, qui n’attendait qu’une
occasion de se manifester, crépita, rouge et noir. Il mourait
d’envie de sortir, de frapper l’agresseur.
— Non !
Un simple chuchotement, mais assez intense pour
empêcher un autre assaut. Wren se laissa tomber et se rendit à
nouveau invisible ; dans sa fureur, elle l’avait oublié un
instant.
— Où ? Allée où ? Tuer !
On a au moins l’air d’accord
sur un point, se dit Wren.
— Non. Chut. Elle m’a aidé !
C'était celui qui la suivait. Il avait une petite
voix tendue, effrayée. Mais cela suffit à
retenir l’autre. La Récupératrice se calma à son tour.
— Tuer… Ils ont tué…
L'assaillant(e) avait une voix chevrotante, comme
le Courant qui émanait de lui ou d’elle. En fait Wren sentait du
Courant partout autour d’elle. Les ActAges. Ils palpitaient de
Courant. Ils s’étaient rassemblés autour de celui qui venait de
parler — de celle, plutôt ; la voix semblait féminine. Quatre… six.
Sept. Sept Talents. Seulement ?
Wren se leva péniblement et vit — sentit — que des
têtes se tournaient pour suivre son mouvement. Ils n’arrivaient pas
vraiment à la voir, mais savaient qu’elle était là. Elle se rappela
les instructions de Doherty.
« Gagnez leur respect. Cela sera sans doute plus
facile que d’obtenir leur confiance. »
— Qui est venu ? demanda-t-elle. Qui a fait ça
?
Elle le savait déjà, bien sûr, mais elle voulait
qu’ils l’admettent.
— Ses hommes. Ceux du « patron ». Ils sont venus.
Et puis…
— Ils ont dit que c’était juste une nouvelle série
de piqûres, intervint une fille à l’arrière du groupe.
Entre vingt et trente ans peut-être. De l’âge de
Bonnie, mais ses yeux semblaient plus vieux de plusieurs
décennies.
— Mais on savait, conclut-elle.
Bien sûr, pensa
sombrement Wren. Normal.
Pas tellement parce qu’il s’agissait de Talents :
si Duncan avait envoyé des nettoyeurs, ils devaient émettre des
ondes sacrément négatives.
Ils avaient voulu nettoyer leur gâchis. Effacer les preuves…
Ils ne vont pas s’en tirer
comme ça !
La rage la saisit, beaucoup trop facilement.
C'était si agréable de s’abandonner.
Ils ne vont pas s’en tirer.
Il faut tous les tuer !
Un des autres Talents gémit. Ils ressentaient tous
la force du Courant de Wren qui faisait crépiter l’air au-dessus de
leurs têtes. Elle le ramena de force en elle ; les vrilles noires
s’enroulèrent comme des sarments de vigne autour des os de ses
mains. Bon sang, où était passé son contrôle ?
Elle se concentra. Ramener son Courant lui
demandait tellement plus d’efforts que d’habitude ! Sa maîtrise
enfin retrouvée, Wren demanda :
— Y en a-t-il d’autres ?
Elle n’obtint pour réponse que quelques gestes de
dénégation.
— Non, marmonna quelqu’un.
Une voix se fit entendre, elle scandait presque
les mots :
— Aucun d’entre nous, aucun d’entre eux. Aucun,
aucun, aucun…
— Jody.
— Jody ? répéta Wren.
Elle avait du mal à repérer qui prenait la parole.
Leurs voix étaient similaires, plates, comme amorties.
— La diététicienne, précisa quelqu’un.
Alors ça, c’était ce qu’elle avait entendu de plus
drôle ces derniers jours. Mais ces temps-ci n’avaient pas vraiment
été à la blague.
— Ils l’ont blessée avec le traque-sorcière.
Pourtant ce n’est pas une sorcière.
Huit Talents au bord de la
démence, rectifia une voix dans sa tête.
Pas le moment.
— Où est-elle ? s’enquit Wren.
Une des filles, trapue, charpentée, dont les épais
cheveux bruns avaient bien besoin d’un shampooing, tourna la tête
vers l’endroit exact où se tenait la Récupératrice.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
Elle avait l’air presque consciente des réalités
de la situation. Mais Wren n’aurait pas parié là-dessus.
— Je m’appelle Geneviève, répondit-elle.
— Hon. Vous êtes comme nous. Mais en fait vous
êtes une des autres.
Finalement la femme était aussi folle que ses
copains : elle attaqua si vite avec son Courant que Wren n’eut pas
le temps de s’écarter. Elle sentit sa propre puissance s’élever en
réponse, automatiquement, sans aucune intervention de sa part. Son
Courant la menait, maintenant ; elle n’était plus que la poupée de
chair de ce néon scintillant, ce bitume noir luisant qui la faisait
agir comme les fils font bouger la marionnette.
Jenny. Wren !
Une voix familière, presque enfouie sous le
crépitement qui parcourait ses veines. La tentation était
monstrueuse : Wren n’avait qu’à se laisser aller un tout petit peu,
et ces enfants, ces pestes, seraient partis, ne l’encombreraient
plus…
Jenny, ma chérie.
Non.
Une seule personne l’avait jamais appelée
Jenny.
Les filaments noirs affleurèrent sur sa peau, et
elle oublia ce faible écho de son nom. Neezer l’avait
abandonnée. Pourquoi devrait-elle écouter le
fantôme de sa voix, ces enseignements affadis qui étaient son
unique legs ?
Elle rejeta cette voix. Le Courant l’emplissait,
des fragments volés aux fils électriques pourtant inertes dans les
murs, à l’air autour d’elle. Les électrons eux-mêmes, trop petits
pour être source d’énergie, s’ouvrirent et lui dispensèrent leurs
minuscules et innombrables trésors.
Oh, c’était si bon. Elle se sentait divine!
« Wren ! »
Des poids à ses pieds, qui transformaient sa chair
éthérée en pierre.
Non ! Elle n’en voulait pas !
« Ancrage ! »
Une exigence, un ordre. Un poing recouvert de
fourrure blanche qui l’agrippait et la ramenait de force. Elle ne
pouvait pas davantage résister à cette voix qu’au sang dans ses
veines.
Les filaments noirs jetèrent un éclair vert
sombre, puis cédèrent, plongèrent sous la surface.
Wren ouvrit les yeux. Elle était de retour dans la
lumière rouge. Six silhouettes la regardaient, les yeux
écarquillés, épouvantés. Quant à la septième…
— Oh, petite sœur. Je te demande pardon ! s’écria
la Récupératrice.
Elle s’agenouilla à côté du Talent tombé.
— Je ne voulais pas te faire de mal !
Des yeux bleus étincelants se levèrent sur elle.
La démence les avait quittés pour l’instant.
— Vous êtes venue pour nous, affirma la
prisonnière dans un chuchotement à peine audible mais parfaitement
lucide.
— Oui.
— Vous êtes en retard.
La femme poussa un soupir, et Wren sentit ses
entrailles se nouer d’appréhension.
— Petite sœur, reste avec nous, supplia-t-elle. Je
ne vaux rien pour les soins, mais, si tu peux t’accrocher, on va te
sortir d’ici.
— Pas d’issue, poursuivit la blessée. Je vous ai
vue. Sur le pont. Vous avez voulu nous tuer, et maintenant vous
venez nous sauver. Les hommes du Gardien prenaient soin de nous, et
puis ils ont voulu nous tuer. Le monde est fou.
Les yeux bleus se cachèrent sous des paupières de
plomb.
— Et ça ne va pas s’arranger de ce point de vue,
quoi qu’on ait pu vous raconter, commenta Wren.
Elle prit la main de la femme dans la
sienne.
— Mais ce n’est pas une raison pour les laisser
gagner.
Elle regarda les autres.
— Bon, nous devons faire vite ! Quand ceux que
vous avez tués ne viendront pas au rapport, on se demandera ce qui
leur est arrivé. Il faudra que nous soyons déjà partis à ce
moment-là.
Les récupérations ne se déroulaient jamais comme
prévu. Wren avait l’habitude de devoir improviser. La situation se
révélait très délicate, voilà tout.
— Toi, et toi.
Elle venait de désigner deux hommes, l’air solide
et pas trop choqué.
— Vous la portez. Doucement. Attendez ici.
Elle se tourna vers le jeunot qui l’avait guidée
au départ.
Il acquiesça.
— Très bien. Maintenant, il faut que l’un de vous
me mène à la diététicienne.
Après s’être brièvement consultés entre eux, ils
déléguèrent deux Talents — les plus jeunes, mis à part le premier
qu’elle avait rencontré. Suivis de Wren, ils avancèrent dans les
pièces obscures où, de toute évidence, ils auraient pu évoluer les
yeux fermés. Cela faisait mal au cœur de se demander depuis combien
de temps on les cloîtrait ici.
Il y avait des caméras partout, certaines encore
allumées, ce qui voulait dire qu’elles enregistraient toujours.
Wren maintint fermement son sort d’invisibilité et résista à
l’envie de court-circuiter tout le système. Personne n’était encore
arrivé, donc, probablement, personne ne regardait. Si elle faisait
griller les appareils, cela pourrait déclencher l’alarme et attirer
l’attention sur eux.
— Jody ?
Elle était allongée sur un des lits de la
pièce.
— Jody ? répéta Wren.
La femme vivait toujours ; Wren sentait son
énergie vitale.
— Bonjour, dit-elle.
L'autre ne pouvait pas la voir, dans cet éclairage
tamisé et avec son sort d’invisibilité. Wren aurait aussi bien pu
être l’Homme Invisible. Mais la femme avait l’habitude des Talents
: elle essaya de regarder l’endroit d’où venait la voix.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
La question du jour, décidément. Wren ne pensait
pas devoir quelque explication que ce soit à un membre du Silence
complice de séquestration.
Jody secoua la tête.
— J’ai la jambe cassée. Au genou. Une côte aussi,
je crois. Je peux respirer, mais pas me tenir debout.
Il fallait prendre une décision. Ce ne fut pas
long.
— Quelque chose à nous dire concernant la sortie ?
La femme secoua encore une fois la tête.
— Je ne sais pas. Moi, je… j’étais juste là pour
m’assurer qu’ils mangeaient sainement. Quand les autres sont
arrivés, j’ai protesté, et…
Elle tourna la tête ; Wren put voir les marques
sur sa peau. Trois grands cercles qui avaient brûlé son cou et son
épaule. Elle se sentit presque malade au souvenir de la sensation
de ce tube sur son visage. Traque-sorcière. Si cette arme laissait des marques
pareilles sur un Ignorant, qu’est-ce qu’elle pouvait bien infliger
à un Talent ?
— Ça ira, disait Jody aux deux autres.
Elle mentait effrontément.
— On va s’occuper de moi. Vous devez partir tout
de suite.
Les deux jeunes ne voulaient pas laisser Jody,
mais ils ne tenaient pas à s’attarder non plus. Ils rebroussèrent
chemin. Wren avait du mal à détacher les yeux des caméras.
Le temps commençait à manquer sérieusement. Elle
devait les faire sortir et les évacuer vers le refuge prévu.
La Diversion avait intérêt à faire de l’effet.
Sinon les renforts n’allaient pas tarder, et tout serait
fini.
Wren se sentait les jambes lourdes. La peau sur
son front la tiraillait, un peu comme après un coup de soleil. Elle
vérifia son noyau avec précaution, elle ne voulait pas exciter
encore le bitume. Mais voilà qu’un autre problème se présentait :
elle avait trop puisé dans ses réserves un
peu plus tôt ! En fait, même sans utiliser la magie, on piochait en
permanence dans son stock de Courant. On n’avait jamais vu de
Talent obèse, mais la médaille avait son revers ; un métabolisme
aussi rapide exigeait une alimentation constante. Les êtres
magiques n’échappaient pas aux lois physiques et biologiques.
Ils rejoignirent les autres et Wren observa
rapidement les Talents dont elle avait la responsabilité. Celle
qu’elle avait blessée ne pouvait plus marcher. Les autres seraient
en état de courir s’il le fallait.
— Y en a-t-il qui soient plus doués que les autres
parmi vous ?
Incompréhension manifeste. Wren réessaya.
— Y a-t-il quelque chose que vous sachiez très
bien faire, sans avoir à vous forcer ?
Si l’un d’eux avait pratiqué la téléportation, ils
seraient déjà tous ailleurs, sans doute. Dommage. Wren quant à elle
n’y arrivait pas bien, et elle ne pouvait prendre le risque
d’emmener autant d’inconnus avec elle. La seule fois où elle avait
tenté le coup avec Sergueï, ils s’étaient retrouvés dans une
situation plus que critique, et avaient frôlé la catastrophe.
— Moi, je peux bouger les choses, indiqua une des
femmes.
— Très bien. Comment t’appelles-tu ?
— Rosalle.
Elle était t ypée ; ses parents devaient venir du
Mexique ou d’Amérique du Sud. Dans son visage blême, ses yeux
sombres restaient vifs. En d’autres circonstances elle devait être
ravissante.
— Bon. Qui d’autre ?
Les Talents s’entre-regardèrent et haussèrent les
épaules. Ils avaient peut-être des dons particuliers, mais personne ne les avait jamais guidés pour les
identifier et les exploiter.
Et le temps passait toujours. Tic-tac.
— D’accord. Rosalle, j’ai un service à te
demander. Il faut que tu soulèves… heu, quel est ton nom ? demanda
Wren à la femme à terre.
— Allie.
— ... que tu soulèves Allie. Pas complètement : tu
l’allèges des épaules aux talons.
Rosalle était intelligente. Elle comprit tout de
suite ce que voulait Wren, et hocha la tête.
— Elle sera plus facile à porter si j’enlève une
partie du poids, supposa-t-elle.
— C'est ça.
Wren lui adressa un sourire éclatant qui ne
reflétait pas vraiment son humeur du moment, et s’adressa aux deux
jeunes gens en charge d’Allie.
— Vous deux, vous allez la sortir d’ici avec vous.
Ne vous arrêtez pas, quoi qu’il arrive. N’aidez personne d’autre.
N’hésitez pas à courir s’il le faut. Compris ?
Ils n’avaient pas l’air ravi, mais ils
acquiescèrent.
— Courir vers où ? demanda l’un d’eux.
« Là. »
Elle leur transmit en même temps une image ;
c’était comme un lien Internet attaché au mot. Curieux, ça.
Avait-on déjà pratiqué de la sorte ? Mais, encore une fois, l’heure
n’était pas à ce genre de préoccupation.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda quelqu’un.
— Un endroit où vous serez en sécurité.
La maison de Mash. Lui était mort, une des
premières victimes des meurtres commis par le Silence, mais il
avait légué sa maison. Les Talents — les jeunes Talents déboussolés
— seraient à l’abri là-bas. Si Mash avait vécu, le Silence aurait-il pu tuer autant de membres de
la Cosa? On ne le saurait jamais, inutile de se poser la question.
Doherty les attendrait sur place. Il prendrait en charge ces jeunes
traumatisés, lui et son équipe. Tout ce qu’elle avait à faire était
de les amener jusque-là. Elle essayait de se réconforter à cette
idée. Mais le temps filait !
— On y va, annonça-t-elle. Restez groupés, marchez
en silence, soyez vigilants. Suivez-moi. Si je vous dis de courir,
vous courez, on est bien d’accord
?
Elle les regarda à tour de rôle, s’efforçant de
graver leurs traits dans son esprit, de tisser un réseau de fils
lumineux autour de ces traits.
Enfants de la
Cosa
Trésor de notre
sang
Je vous protège
Les mots l’aidèrent à se concentrer. Les huit
silhouettes disparurent.
« Maintenant. »
Elle actionna le bouton, rouvrit la porte par
laquelle elle était entrée, la referma derrière eux quand tous
furent passés.
Deux couloirs, et ensuite ? Hors de question de
gravir la cage d’ascenseur avec cette troupe. Pareil pour
l’escalier : ils étaient trop nombreux, cela prendrait trop de
temps. Et si elle appelait l’ascenseur ? Elle évalua son noyau et
rejeta cette idée. Elle n’était pas sûre qu’il lui reste assez
d’énergie pour mener l’opération à bien ; faire tomber ses ouailles
sur trois étages ne constituerait pas une conclusion acceptable de
cette récupération.
Elle rappela les plans à son esprit et changea de
direction. Les autres suivirent à la queue leu leu.
Ils ne montèrent pas. Le couloir s’élargit. La
moquette laissa place à du carrelage. Ils débouchèrent dans
une cuisine de collectivité immaculée où
trônait entre autres un énorme récipient métallique rempli de
fruits. Wren prit une pomme en passant et s’amusa de constater que
plusieurs suivaient son exemple.
Ce n’était pas cela qui reconstituerait ses
réserves de Courant, mais elle avait tout simplement besoin de
nourriture. D’ailleurs ces gamins lui paraissaient beaucoup trop
maigres ; il leur fallait une bonne pizza au pepperoni.
Ah oui, de la pizza ! Des travers de porc. Et
pourquoi pas cinquante litres de soda allégé avec six bières pour
faire passer le tout ?
Bon sang, elle perdait vraiment la tête de penser
à des choses pareilles en un tel moment !
Oui, tu perds la
tête.
Quelque chose ne va pas chez
moi.
Tu le sais. Jenny, fais
attention à toi.
Elle avait évité d’y penser, depuis… Depuis ce
tunnel dans le sous-sol du théâtre. Depuis l’apparition du bitume.
Mais elle savait.
Chaque Talent devait vivre avec cette terreur,
celle de lâcher prise. D’accumuler tant de Courant qu’il brûlait
tous les garde-fous. Cela vous rendait plus puissant. Et
irresponsable. Dangereux… pour vous et votre entourage.
Quand on avait lâché prise, on était fini.
Elle n’avait jamais pardonné à son mentor de la
quitter quand il s’était senti au bord du gouffre.
Wren regarda les Talents apeurés qu’elle avait
pris sous son aile.
Elle ne les abandonnerait pas. Elle ne leur ferait
pas non plus de mal. Elle ne lâcherait pas prise!
Ils se dirigèrent vers le fond de la cuisine.
Passèrent par la chambre froide où, curieusement, rien ne
semblait encore fondu. De l’autre côté se
dressait une grande porte à double battant.
— Je me suis toujours demandé comment ils
faisaient venir les provisions, remarqua un des anciens
ActAges.
Il semblait contrarié de ne pas avoir trouvé la
solution tout seul.
— Les plans, ça aide, lui indiqua Wren. Bon, c’est
là que les problèmes vont peut-être commencer.
Le fait qu’on n’ait pas encore essayé de les
arrêter et qu’ils n’aient même pas entendu d’alarme,
paradoxalement, l’inquiétait. Il était impossible, à ce stade, que
personne n’ait rien remarqué. Elle ne se berçait pas d’espoirs : la
sortie ne serait pas une promenade de santé ! Le Silence savait
qu’une fois ses prisonniers évadés, ils ne seraient plus des rats
de laboratoire, faciles à repérer et à contrôler.
Pourvu que la Diversion ait fonctionné !
« Rosalle, peux-tu ouvrir cette porte ? Tu
n’essayes pas tout de suite. Evalue d’abord la difficulté. »
En principe, on ne transmettait pas des idées
aussi élaborées en hélant. Cela lui paraissait tellement facile…
Encore quelque chose de perturbant.
Rosalle répondit par le même canal.
« Je… oui, je crois. Les battants sont lourds,
mais c’est électrique, je sens encore un peu d’énergie à
l’intérieur. Je vais y arriver. Mais le système de sécurité
fonctionne toujours », objecta-t-elle cependant. « Quand j’ouvrirai
la porte, il y aura une alarme. »
Wren eut presque envie de rire.
« C'est mon affaire », répondit-elle.
Rosalle semblait dubitative, mais elle ne protesta
pas.
« Bon, les gars ! »
Elle les hélait tous à la fois. Allie ne
l’entendait pas ; elle devait s’être évanouie. Du moins Wren
l’espérait-elle.
« Rosalle va ouvrir la
porte, et c’est moi qui m’occupe de ce qui se passe ensuite. Vous,
vous sortez et vous vous dispersez. Surtout ne restez pas ensemble
! Vous n’attendez personne, vous ne regardez pas en arrière, vous
ne vous souciez de personne d’autre que vous. D’accord ? »
Un Solitaire penserait toujours à lui-même
d’abord. Les membres du Conseil des Mages prétendaient avoir le
bien commun comme première priorité. Pourtant, de ce que savait
Wren, ils étaient tout aussi soucieux de leur survie individuelle.
Mais on avait sûrement habitué ces jeunes Talents à faire passer
l’intérêt du Silence avant le leur. Elle devait s’assurer qu’ils
auraient le bon réflexe.
— Je veux sortir d’ici, dit l’un d’eux.
Les autres hochèrent la tête sans réserve. Ils se
débrouilleraient.
Le plus grand des porteurs d’Allie la prit dans
ses bras.
— Ce sera plus facile comme ça une fois dehors,
expliqua-t-il.
Wren s’écarta de quelques pas.
Ah. Ils arrivaient. Elle les sentait venir, se
rassembler comme des chats autour d’un trou de souris. Ils étaient
armés : revolvers, et puis ces trucs…
Elle frissonna violemment.
Des traque-sorcières.
Des tue-sorcières!
Ils voulaient les brûler, comme au temps de
l’Inquisition.
Elle repoussa cette idée et se concentra sur son
noyau. Elle alla y chercher tout ce qu’il restait de Courant.
Elle se sentait épuisée, mais pouvait surmonter sa
fatigue. Le Courant venait, plus sombre que jamais, dispersé, semblable à des papillons aux ailes
noires qui s’élèvent mollement dans l’air froid du matin.
Il faudrait que cela suffise. Elle n’osait pas
puiser davantage dans ses réserves.
« Coucou les petits ! » lança-t-elle à l’adresse
du système d’alarme.
Elle s’y intégra en quelques secondes. Cela aurait
dû être plus rapide, elle avait bien étudié les plans, mais la
disposition des lieux n’était pas tout à fait celle prévue… Là,
voilà.
Elle entendit mentalement une série de cliquetis.
Elle donna le feu vert à Rosalle, et, tout de suite, les lourds
battants métalliques s’écartèrent sans un bruit. Les Talents se
précipitèrent dehors…
A la rencontre des armes, de leur crépitement, de
leurs étincelles. Des hurlements de souffrance et de surprise
retentirent.
Bon sang, ils se trouvaient pile devant l’issue !
Elle les avait sentis plus loin, elle…
Wren vit une des silhouettes vêtues de sombre
viser avec un tube le jeune homme fluet qu’elle avait trouvé en
premier. Des étincelles jaillirent, non pas de l’arme vers le
Talent, mais en sens inverse, vers ce tube, rouges et bleu argenté.
Ensuite elles firent le trajet inverse, blanches à présent,
frappèrent le garçon et le firent se convulser de douleur.
Ils prenaient leur Courant après avoir provoqué
cette panne de secteur qui les empêchait de se réapprovisionner.
Ensuite ils le leur renvoyaient. Ils utilisaient contre les Talents
leur propre énergie !
Wren sentit son Courant noir monter jusqu’à sa
peau, s’y inscrire comme des meurtrissures furieuses, mauves,
acerbes.
« Non, Wren… »
« Oh si ! »
O.P. voulait la retenir. Elle comprenait enfin ce
qui lui faisait peur. Elle savait ce qu’elle se cachait depuis le
début, ce qui s’était passé dans le sous-sol du théâtre. Elle le
savait et s’en moquait.
Elle ne risquait pas de lâcher prise, en fait.
Parce qu’elle l’avait déjà fait.
Pourtant personne ne récupérait après avoir lâché
prise.
Si je dois me consumer, qu’au
moins je choisisse où, quand,
pour quelle raison !
Elle alla chercher le moindre atome de Courant en
elle, autour d’elle, même les miettes qu’elle aurait délaissées en
temps normal. Elle rassembla le tout sans laisser le temps aux
traque-sorcières de frapper, chargea cette masse de sa colère, de
sa peur, de son sentiment d’impuissance. La douleur l’envahit, mais
cette douleur n’était rien devant l’extase qu’elle ressentait, expression de la folie
enfin totale, déchaînée.
« Wren… »
Elle se sentait écartelée entre la puissance qui
l’imprégnait et cet ancrage, cette main immatérielle sur sa
cheville, qui la ramenait au sol.
« Lâche-moi », lui ordonna-t-elle.
« Jamais. »
« Alors, AIDE-MOI ! »
Ce cri désespéré retentit dans l’esprit de tous
les Talents à plus d’un kilomètre à la ronde. En principe elle
n’aurait pas dû pouvoir atteindre autant de monde, même disposant
de la puissance démente de celle qui va lâcher prise.
Elle entendit un silence
abasourdi, puis le Courant des Talents. Ils lui envoyaient ce
qu’ils pouvaient, essayaient de l’alimenter.
Au même instant, une vague mentale glacée balaya
tout. La connexion prit fin brutalement.
« Wren ! »
L'appel du Démon ne rencontra qu’une obscurité
immobile et froide.
Wren, drapée de Courant noir et mauve, brûla, tout
contrôle perdu.