Les collègues de Kohmer n’avaient jamais très bien
compris la nature étrange de leur camarade, mais ils savaient que
c’était quelqu’un de bien, quelqu’un qui avait risqué sa vie pour
eux ou d’autres en de multiples occasions. Maintenant on l’avait
tué.
Et ils ne pourraient pas traîner les responsables
devant les tribunaux, même si la police arrivait à tirer quelque
chose des lampistes qu’ils avaient fait prisonniers. En plus il
était hors de question de quitter la caserne pour l’instant. Pas
pendant une panne générale de secteur, quand on pouvait les appeler
à tout moment pour une intervention.
Ils employèrent donc le seul outil à leur
disposition : la radio.
— Oui, c’est ça. Ils ont attaqué un des nôtres. On
aurait dit un pistolet électrique, mais ça a provoqué une crise
cardiaque ! Non, il n’a pas survécu. Je ne sais pas pour qui
travaillaient ces types ; ils sont venus à quatre, un a fui. Ils
n’étaient sûrement pas seuls, il s’agit peut-être d’un gang d’un
nouveau genre. Je ne sais pas. Mais restez vigilants et surveillez
vos arrières ! Surtout, faites passer le mot.
Larry était le seul d’entre eux à avoir des
capacités hors du commun, mais pas le seul pompier en ville. Il
fallait transmettre le message pour que tout
le monde sache. C'était leur caserne qui avait lancé
l’alerte.
Ce fut donc leur caserne, trois heures plus tard,
qui accueillit le premier Fatæ.
— Vous… ici… venir ici ?
La créature faisait à peine cinquante centimètres,
elle était trapue comme une borne d’incendie mais paraissait quand
même fragile. Elle avait la peau brune, les yeux noirs, une espèce
de crête de fourrure blanche qui allait de son front au bas de son
dos dénudé.
Mike, un des pompiers qui avaient intercepté les
intrus, se trouvait à l’accueil à ce moment-là. Il faillit tomber
de sa chaise quand l’être lui adressa la parole.
— Mais… qu’est-ce que tu es ?
— Ici, il faut être ? On se rassemble ?
— Je… quoi ?
Le machin poussa un gros soupir et s’apprêta à
partir. Il avait l’air déçu.
— Attends ! l’appela Mike.
Il attendit.
— Tu es venu à cause de Larry ?
Mike était fatigué, mais pas idiot.
La chose ne sembla pas comprendre. Le pompier
essaya encore :
— C'est pour celui qui a été tué ? A propos du
message qu’on a passé ?
La créature s’anima.
— Oui ! Le rassemblement. Il a envoyé la vision.
Je viens donner.
— Hum…
— C'est bon, je m’en occupe.
L'homme qui venait d’intervenir se tenait sur le
seuil. Il portait un jean, des bottes de cow-boy, un blouson de
cuir usé sur un T-shirt bleu, et une casquette de base-ball avec
l’emblème de la police.
— On dirait que vous voulez aider… Nous allons en
profiter, je le crains.
Il avança et tendit la main à Mike.
— Daniel Henrikson, se présenta-t-il.
L'être tapa du pied avec impatience.
— On aide, alors ? demanda-t-il.
L'homme se tourna vers la chose pour lui répondre,
comme s’il voyait tous les jours de telles créatures.
— Oui, tu pourras aider, assura-t-il. Mais tu es
arrivé alors qu’on n’avait encore rien installé et tu as fait peur
à nos hôtes. Si tu allais dehors pour accueillir les autres pendant
que j’organise tout ici ?
Le truc acquiesça et sortit.
— Quoi ? fit Mike, toujours ébahi.
Daniel eut un grand sourire compréhensif,
indulgent… Un sourire d’excuse, aussi.
— Je sais, cela fait beaucoup à la fois. Je vais
vous expliquer. Mais d’abord il faut réunir tous ceux qui sont en
service. Et puis tous ceux que vous jugerez nécessaire de faire
venir.
Pete fut le premier à prendre la parole quand
Danny eut fini de parler des Talents (cela, ils s’en doutaient
déjà) et des Vigiles. Ils ne savaient rien de ce groupe mais
cela semblait logique après l’agression dont
ils avaient été témoins. Pour les Fatæ, c’était une autre
affaire.
— Alors, si je comprends bien, c’est un peu comme
un don de sang ? Ces créatures donnent leur… Courant, vous dites
comme ça, et on le transmet aux Talents en train de se faire
attaquer ?
Danny eut l’air contrarié de ne pas avoir pensé
lui-même à cette analogie.
— Bien vu, répondit-il. Sauf que l’opération qui
nécessite le don de sang a lieu en ce moment !
Les pompiers s’entre-regardèrent, et Pete parla
pour eux.
— Alors qu’est-ce qu’on attend, bon sang ?
Moins d’une demi-heure plus tard, la caserne
s’était transformée en une espèce de théâtre de rue. Au milieu de
tout ça, un homme âgé aboyait des ordres à proximité d’un objet
qu’il dénommait batterie, installé en
plein milieu du garage, à la place de la grande échelle.
La batterie n’avait pas l’air bien impressionnante
à première vue : une grande boîte en plastique dépoli. Il y avait
quelque chose à l’intérieur, mais, si on essayait de voir de quoi
il s’agissait, on ne tardait pas à avoir la vue brouillée. Et on
était incapable de décrire l’objet. Kale, un pompier, fit le signe
de croix et recula.
— C'est vivant, assura-t-il.
— Pas plus que ce truc que tu as mis la semaine
dernière dans le frigo de la caserne, répondit Mike, railleur. Tu
pourras peut-être sauver la vie de quelqu’un avec si ça devient de
la pénicilline !
Kale retourna à sa tâche. Il indiquait aux
arrivants où se rendre.
Heureusement qu’il faisait encore sombre, parce
qu’il n’avait pas vraiment envie de savoir à qui il parlait.
Le Seigneur avait tout créé sur Terre et dans
les cieux, et ces choses étaient venues aider des gens comme Larry,
au risque de leur vie s’il fallait en croire les rumeurs. Mais
elles ne l’en emplissaient pas moins d’effroi. Surtout celles qui
avaient l’air…
Il ne voulait pas l’admettre, mais c’était vrai.
On aurait dit des anges.
Les pompiers s’employaient à centraliser les
communications.
— J’ai l’impression que je devrais leur poser des
questions sur leur vie sexuelle, marmonna Mike en vérifiant sa
liste de donneurs et en aiguillant un petit type à l’allure
bizarre, porteur d’une casquette rouge, vers la batterie.
— Alors là, remarqua un Talent en passant, je vous
assure que vous feriez mieux de vous abstenir.
— Sans doute…
L'atmosphère était tendue. Tout le monde s’agitait
dans la faible lumière de l’éclairage de secours. Mais les pompiers
avaient l’habitude de travailler sous pression, et là, au moins,
ils contrôlaient la situation. Ils en avaient vu d’autres ! Ils
n’avaient qu’à abriter la machine insolite, laisser les Humains
volontaires s’occuper des êtres du petit peuple, et si quelqu’un
voulait leur chercher querelle…
Eh bien, les combattants du feu ne craignaient pas
la bagarre!
— Où en sommes-nous ?
La voix, un grondement profond, arrivait d’assez
bas.
— Bon Dieu de bois ! s’écria Mike.
Il se trouvait face à une espèce d’énorme peluche,
un ours blanc, le genre de jouet géant qu’on voit dans les vitrines
des grands magasins à l’approche de Noël. La créature portait un
vieux chapeau mou. Ses yeux rouge sombre
étaient bien vivants, ses dents blanches et pointues très réelles.
Elle tendait une monstrueuse patte pleine de griffes noires vers
Mike…
— Appelez-moi O.P., déclara-t-elle tout
naturellement. C'est l'acronyme d’Ours Polaire. Pas très
imaginatif, je sais, mais cela me décrit assez bien. Vous avez
l’air de savoir ce qu’il se passe, c’est pourquoi je vous demande :
où en sommes-nous ?
Mike serra la patte tendue.
— Eh bien, soixante-dix-huit éléments du petit
peuple ont fait leur don.
Il évalua d’un œil entraîné la foule dans la
caserne.
— Il doit en rester une centaine à peu près à
faire passer par la machine. Nous essayons d’accélérer le
mouvement, mais ce serait bien si quelqu’un pouvait prononcer
certains de ces noms bizarres… ou le nom des… euh, ascendances
qu’ils nous indiquent.
— D’accord. Je vais voir ce que je peux
faire.
Le… O.P. s’éloigna ; il ôta son chapeau et le fit
claquer sur son flanc.
— Hé, Danny ! cria-t-il. Dis-moi où on en est
?
La situation n’était guère plus compréhensible,
mais, pour la première fois depuis quelques heures, Mike eut
l’impression que tout le monde allait voir le jour se lever.
— Attention ! s’exclama quelqu’un.
Il y eut un craquement assourdissant, un éclair
bleu jaillit de la batterie. Tout le monde se mit hors de
portée.
— Fini, les rase-mottes, lança une voix. Ils ne
conviennent pas.
— On dirait, grommela Mike en se demandant ce que
c’était encore que cette histoire. Marche pas bien.
O.P. s’approcha du plastique dépoli et essaya de
voir au travers. Mike tendit sa liste à
quelqu’un et avança vers le nounours animé.
— Ça contient combien, ce truc ?
demanda-t-il.
O.P. haussa théâtralement les épaules.
— On ne sait pas.
— Et là, il y a quelle quantité de… Courant
?
Encore un haussement d’épaules.
— On ne sait pas.
Mike refusait de regarder une fois de plus à
l’intérieur de cette machine.
— Vous savez ce qui peut se passer quand on
surcharge une batterie ? Surtout quand on est allé trop vite ?
insista-t-il.
Cette fois O.P. n’eut pas de geste
désinvolte.
— Oui, je sais, répondit-il.
— Parfait.
Mike comprenait mieux pourquoi ils avaient décidé
de s’installer dans une caserne de pompiers.
— Ce n’est pas vraiment une batterie, indiqua
O.P.
Ce qui ne rassura en rien Mike.
— Mais ça explosera quand même si on fait
n’importe quoi, dit-il.
— Tout juste.
Le pompier eut un rire.
— Quelqu’un prépare le matériel contre les feux
électriques, ordonna-t-il à la cantonade.
Les extincteurs à neige carbonique ne serviraient
peut-être pas à grand-chose si ce truc faisait vraiment des
siennes, mais un professionnel devait toujours essayer de se
préparer au mieux.
— Et je veux un détendeur d’eau !
— Vous vous débrouillez bien, pour un Ignorant,
remarqua O.P.
Mike regarda la fameuse
batterie, parcourut des yeux la pièce pleine de créatures bizarres,
fit face à la dernière en date.
— Je suis pompier dans cette ville depuis dix ans,
déclara-t-il.
Une explication bien suffisante. En dix ans on
voit beaucoup de choses, et des bien plus dingues.
— D’accord, les amis, on va…
Mike n’eut pas le temps de finir sa phrase : la
boîte cracha un éclair rouge vif qui faisait penser à la fois à un
feu d’artifice et à un feu de brousse. Il s’accroupit
instinctivement et chercha du regard les lances à incendie.
Finalement il n’y avait pas de flammes ;
simplement une lumière qui faisait mal aux yeux si on la
fixait.
— Je crois que la batterie fonctionne.
C'était un des volontaires qui venait de parler
d’un ton sec, presque railleur.
Le soldat du feu hocha la tête. Bon, il n’y avait
plus qu’à suivre le mouvement.
— Ravi de l’apprendre, annonça-t-il. Et que…
O.P. tituba et faillit tomber sur la machine. Mike
le rattrapa à temps. Cet être pesait davantage qu’il aurait cru, et
sa fourrure était plus douce que la plus douce peluche de sa
fille.
— Wren, non ! cria-t-il.
Sa voix était rauque, comme s’il avait passé ces
dernières heures à hurler.
— NON !
Autour d’eux, tous les volontaires Humains
s’effondrèrent ensemble, comme assommés. Plus d’un se mit à vomir.
Deux des pompiers de l’équipe blêmirent. Les… Fatæ se dispersèrent
dans tous les coins, et certains poussèrent
de petits bêlements stridents qui agacèrent les dents de
Mike.
Le pompier entendit une voix, très lointaine,
celle d'O.P. On aurait dit qu’il criait dans un tunnel, à des
kilomètres de là.
« Non, Wren… »
« Oh si ! »
La réponse provenait du même tunnel, plus faible,
plus angoissée encore. La voix de cette femme trahissait une
détresse insurmontable. Mike sentit ses muscles se tendre comme
s’il s’apprêtait à retourner au cœur d’un incendie juste après s’en
être arraché. Les femmes avaient cette voix-là quand leur bébé se
retrouvait piégé dans un immeuble en feu.
« Jamais », disait O.P. maintenant, plus
faiblement.
« Alors, AIDE-MOI ! »
Le hurlement déchira Mike, l’angoisse qu’il
trahissait le mit à genoux. On voyait sur le visage de tous les
Talents alentour qu’ils entendaient la même chose que lui : le cri
de rage d’une femme désespérée.