24.
Les collègues de Kohmer n’avaient jamais très bien compris la nature étrange de leur camarade, mais ils savaient que c’était quelqu’un de bien, quelqu’un qui avait risqué sa vie pour eux ou d’autres en de multiples occasions. Maintenant on l’avait tué.
Et ils ne pourraient pas traîner les responsables devant les tribunaux, même si la police arrivait à tirer quelque chose des lampistes qu’ils avaient fait prisonniers. En plus il était hors de question de quitter la caserne pour l’instant. Pas pendant une panne générale de secteur, quand on pouvait les appeler à tout moment pour une intervention.
Ils employèrent donc le seul outil à leur disposition : la radio.
— Oui, c’est ça. Ils ont attaqué un des nôtres. On aurait dit un pistolet électrique, mais ça a provoqué une crise cardiaque ! Non, il n’a pas survécu. Je ne sais pas pour qui travaillaient ces types ; ils sont venus à quatre, un a fui. Ils n’étaient sûrement pas seuls, il s’agit peut-être d’un gang d’un nouveau genre. Je ne sais pas. Mais restez vigilants et surveillez vos arrières ! Surtout, faites passer le mot.
Larry était le seul d’entre eux à avoir des capacités hors du commun, mais pas le seul pompier en ville. Il fallait transmettre le message pour que tout le monde sache. C'était leur caserne qui avait lancé l’alerte.
Ce fut donc leur caserne, trois heures plus tard, qui accueillit le premier Fatæ.


— Vous… ici… venir ici ?
La créature faisait à peine cinquante centimètres, elle était trapue comme une borne d’incendie mais paraissait quand même fragile. Elle avait la peau brune, les yeux noirs, une espèce de crête de fourrure blanche qui allait de son front au bas de son dos dénudé.
Mike, un des pompiers qui avaient intercepté les intrus, se trouvait à l’accueil à ce moment-là. Il faillit tomber de sa chaise quand l’être lui adressa la parole.
— Mais… qu’est-ce que tu es ?
— Ici, il faut être ? On se rassemble ?
— Je… quoi ?
Le machin poussa un gros soupir et s’apprêta à partir. Il avait l’air déçu.
— Attends ! l’appela Mike.
Il attendit.
— Tu es venu à cause de Larry ?
Mike était fatigué, mais pas idiot.
La chose ne sembla pas comprendre. Le pompier essaya encore :
— C'est pour celui qui a été tué ? A propos du message qu’on a passé ?
La créature s’anima.
— Oui ! Le rassemblement. Il a envoyé la vision. Je viens donner.
— Hum…
L'Humain faisait de son mieux, avec l’information dont il disposait. Il ne comprenait pas.
— C'est bon, je m’en occupe.
L'homme qui venait d’intervenir se tenait sur le seuil. Il portait un jean, des bottes de cow-boy, un blouson de cuir usé sur un T-shirt bleu, et une casquette de base-ball avec l’emblème de la police.
— On dirait que vous voulez aider… Nous allons en profiter, je le crains.
Il avança et tendit la main à Mike.
— Daniel Henrikson, se présenta-t-il.
L'être tapa du pied avec impatience.
— On aide, alors ? demanda-t-il.
L'homme se tourna vers la chose pour lui répondre, comme s’il voyait tous les jours de telles créatures.
— Oui, tu pourras aider, assura-t-il. Mais tu es arrivé alors qu’on n’avait encore rien installé et tu as fait peur à nos hôtes. Si tu allais dehors pour accueillir les autres pendant que j’organise tout ici ?
Le truc acquiesça et sortit.
— Quoi ? fit Mike, toujours ébahi.
Daniel eut un grand sourire compréhensif, indulgent… Un sourire d’excuse, aussi.
— Je sais, cela fait beaucoup à la fois. Je vais vous expliquer. Mais d’abord il faut réunir tous ceux qui sont en service. Et puis tous ceux que vous jugerez nécessaire de faire venir.


Pete fut le premier à prendre la parole quand Danny eut fini de parler des Talents (cela, ils s’en doutaient déjà) et des Vigiles. Ils ne savaient rien de ce groupe mais cela semblait logique après l’agression dont ils avaient été témoins. Pour les Fatæ, c’était une autre affaire.
— Alors, si je comprends bien, c’est un peu comme un don de sang ? Ces créatures donnent leur… Courant, vous dites comme ça, et on le transmet aux Talents en train de se faire attaquer ?
Danny eut l’air contrarié de ne pas avoir pensé lui-même à cette analogie.
— Bien vu, répondit-il. Sauf que l’opération qui nécessite le don de sang a lieu en ce moment !
Les pompiers s’entre-regardèrent, et Pete parla pour eux.
— Alors qu’est-ce qu’on attend, bon sang ?
Moins d’une demi-heure plus tard, la caserne s’était transformée en une espèce de théâtre de rue. Au milieu de tout ça, un homme âgé aboyait des ordres à proximité d’un objet qu’il dénommait batterie, installé en plein milieu du garage, à la place de la grande échelle.
La batterie n’avait pas l’air bien impressionnante à première vue : une grande boîte en plastique dépoli. Il y avait quelque chose à l’intérieur, mais, si on essayait de voir de quoi il s’agissait, on ne tardait pas à avoir la vue brouillée. Et on était incapable de décrire l’objet. Kale, un pompier, fit le signe de croix et recula.
— C'est vivant, assura-t-il.
— Pas plus que ce truc que tu as mis la semaine dernière dans le frigo de la caserne, répondit Mike, railleur. Tu pourras peut-être sauver la vie de quelqu’un avec si ça devient de la pénicilline !
Kale retourna à sa tâche. Il indiquait aux arrivants où se rendre.
Heureusement qu’il faisait encore sombre, parce qu’il n’avait pas vraiment envie de savoir à qui il parlait. Le Seigneur avait tout créé sur Terre et dans les cieux, et ces choses étaient venues aider des gens comme Larry, au risque de leur vie s’il fallait en croire les rumeurs. Mais elles ne l’en emplissaient pas moins d’effroi. Surtout celles qui avaient l’air…
Il ne voulait pas l’admettre, mais c’était vrai. On aurait dit des anges.
Les pompiers s’employaient à centraliser les communications.
— J’ai l’impression que je devrais leur poser des questions sur leur vie sexuelle, marmonna Mike en vérifiant sa liste de donneurs et en aiguillant un petit type à l’allure bizarre, porteur d’une casquette rouge, vers la batterie.
— Alors là, remarqua un Talent en passant, je vous assure que vous feriez mieux de vous abstenir.
— Sans doute…
L'atmosphère était tendue. Tout le monde s’agitait dans la faible lumière de l’éclairage de secours. Mais les pompiers avaient l’habitude de travailler sous pression, et là, au moins, ils contrôlaient la situation. Ils en avaient vu d’autres ! Ils n’avaient qu’à abriter la machine insolite, laisser les Humains volontaires s’occuper des êtres du petit peuple, et si quelqu’un voulait leur chercher querelle…
Eh bien, les combattants du feu ne craignaient pas la bagarre!
— Où en sommes-nous ?
La voix, un grondement profond, arrivait d’assez bas.
— Bon Dieu de bois ! s’écria Mike.
Il se trouvait face à une espèce d’énorme peluche, un ours blanc, le genre de jouet géant qu’on voit dans les vitrines des grands magasins à l’approche de Noël. La créature portait un vieux chapeau mou. Ses yeux rouge sombre étaient bien vivants, ses dents blanches et pointues très réelles. Elle tendait une monstrueuse patte pleine de griffes noires vers Mike…
— Appelez-moi O.P., déclara-t-elle tout naturellement. C'est l'acronyme d’Ours Polaire. Pas très imaginatif, je sais, mais cela me décrit assez bien. Vous avez l’air de savoir ce qu’il se passe, c’est pourquoi je vous demande : où en sommes-nous ?
Mike serra la patte tendue.
— Eh bien, soixante-dix-huit éléments du petit peuple ont fait leur don.
Il évalua d’un œil entraîné la foule dans la caserne.
— Il doit en rester une centaine à peu près à faire passer par la machine. Nous essayons d’accélérer le mouvement, mais ce serait bien si quelqu’un pouvait prononcer certains de ces noms bizarres… ou le nom des… euh, ascendances qu’ils nous indiquent.
— D’accord. Je vais voir ce que je peux faire.
Le… O.P. s’éloigna ; il ôta son chapeau et le fit claquer sur son flanc.
— Hé, Danny ! cria-t-il. Dis-moi où on en est ?
La situation n’était guère plus compréhensible, mais, pour la première fois depuis quelques heures, Mike eut l’impression que tout le monde allait voir le jour se lever.
— Attention ! s’exclama quelqu’un.
Il y eut un craquement assourdissant, un éclair bleu jaillit de la batterie. Tout le monde se mit hors de portée.
— Fini, les rase-mottes, lança une voix. Ils ne conviennent pas.
— On dirait, grommela Mike en se demandant ce que c’était encore que cette histoire. Marche pas bien.
O.P. s’approcha du plastique dépoli et essaya de voir au travers. Mike tendit sa liste à quelqu’un et avança vers le nounours animé.
— Ça contient combien, ce truc ? demanda-t-il.
O.P. haussa théâtralement les épaules.
— On ne sait pas.
— Et là, il y a quelle quantité de… Courant ?
Encore un haussement d’épaules.
— On ne sait pas.
Mike refusait de regarder une fois de plus à l’intérieur de cette machine.
— Vous savez ce qui peut se passer quand on surcharge une batterie ? Surtout quand on est allé trop vite ? insista-t-il.
Cette fois O.P. n’eut pas de geste désinvolte.
— Oui, je sais, répondit-il.
— Parfait.
Mike comprenait mieux pourquoi ils avaient décidé de s’installer dans une caserne de pompiers.
— Ce n’est pas vraiment une batterie, indiqua O.P.
Ce qui ne rassura en rien Mike.
— Mais ça explosera quand même si on fait n’importe quoi, dit-il.
— Tout juste.
Le pompier eut un rire.
— Quelqu’un prépare le matériel contre les feux électriques, ordonna-t-il à la cantonade.
Les extincteurs à neige carbonique ne serviraient peut-être pas à grand-chose si ce truc faisait vraiment des siennes, mais un professionnel devait toujours essayer de se préparer au mieux.
— Et je veux un détendeur d’eau !
— Vous vous débrouillez bien, pour un Ignorant, remarqua O.P.
Mike regarda la fameuse batterie, parcourut des yeux la pièce pleine de créatures bizarres, fit face à la dernière en date.
— Je suis pompier dans cette ville depuis dix ans, déclara-t-il.
Une explication bien suffisante. En dix ans on voit beaucoup de choses, et des bien plus dingues.
— D’accord, les amis, on va…
Mike n’eut pas le temps de finir sa phrase : la boîte cracha un éclair rouge vif qui faisait penser à la fois à un feu d’artifice et à un feu de brousse. Il s’accroupit instinctivement et chercha du regard les lances à incendie.
Finalement il n’y avait pas de flammes ; simplement une lumière qui faisait mal aux yeux si on la fixait.
— Je crois que la batterie fonctionne.
C'était un des volontaires qui venait de parler d’un ton sec, presque railleur.
Le soldat du feu hocha la tête. Bon, il n’y avait plus qu’à suivre le mouvement.
— Ravi de l’apprendre, annonça-t-il. Et que…
O.P. tituba et faillit tomber sur la machine. Mike le rattrapa à temps. Cet être pesait davantage qu’il aurait cru, et sa fourrure était plus douce que la plus douce peluche de sa fille.
— Wren, non ! cria-t-il.
Sa voix était rauque, comme s’il avait passé ces dernières heures à hurler.
— NON !
Autour d’eux, tous les volontaires Humains s’effondrèrent ensemble, comme assommés. Plus d’un se mit à vomir. Deux des pompiers de l’équipe blêmirent. Les… Fatæ se dispersèrent dans tous les coins, et certains poussèrent de petits bêlements stridents qui agacèrent les dents de Mike.
Le pompier entendit une voix, très lointaine, celle d'O.P. On aurait dit qu’il criait dans un tunnel, à des kilomètres de là.
« Non, Wren… »
« Oh si ! »
La réponse provenait du même tunnel, plus faible, plus angoissée encore. La voix de cette femme trahissait une détresse insurmontable. Mike sentit ses muscles se tendre comme s’il s’apprêtait à retourner au cœur d’un incendie juste après s’en être arraché. Les femmes avaient cette voix-là quand leur bébé se retrouvait piégé dans un immeuble en feu.
« Jamais », disait O.P. maintenant, plus faiblement.
« Alors, AIDE-MOI ! »
Le hurlement déchira Mike, l’angoisse qu’il trahissait le mit à genoux. On voyait sur le visage de tous les Talents alentour qu’ils entendaient la même chose que lui : le cri de rage d’une femme désespérée.