Le soleil du matin brillait et l’air était
étonnamment propre, rafraîchissant comme de l’eau claire. Wren
avait envie d’une autre tasse de café et regrettait de ne pas
fumer. D’accord, la loi ne permettait plus désormais de fumer à
moins de dix mètres d’une autre personne, mais au moins, si elle
avait été en manque de nicotine, cela aurait pu expliquer son
humeur de chien.
La dernière fois qu’on l’avait bombardée
responsable d’autre chose que sa propre peau, elle s’était engagée
dans l’affaire à reculons et avait traité les problèmes au fur et à
mesure, sans plan défini. Aujourd’hui, elle planifiait une — oui,
exactement — récupération. Elle avait un objectif, un plan, une
zone bien précise à attaquer.
Ce qui ne la faisait pas se sentir mieux. Plus
organisée, plus efficace, oui. Mais pas mieux.
Trois jours après cette première réunion chez
elle, trois jours passés à réfléchir, à jouer avec des idées
réalisables, folles, folles et
réalisables à la fois, voilà qu’ils tentaient leur premier
recrutement — sans doute le plus important. La recrue potentielle
ne semblait pas ravie qu’on ait pensé à elle.
— On va voir si j’ai bien compris, disait le Dr
Joe Doherty. Vous avez l’intention de pénétrer le lieu
fortifié d’une organisation qui a juré de nous
détruire par tous les moyens possibles, un lieu fortifié dont
personne ne connaît l’emplacement précis. D’y entrer seule pour
récupérer un nombre indéterminé de Talents qui, ayant subi un
lavage de cerveau, feront eux aussi de leur mieux pour vous tuer.
De les évacuer pour ensuite annuler leur conditionnement, ou les
rendre au moins inutilisables par le Silence.
— Non, répondit Wren, nonchalamment appuyée contre
le mur.
Elle avait bien écouté le médecin assis à son
bureau maltraité par les ans, qui répétait son plan sur le ton
qu’il devait réserver à ses étudiants, brillants mais complètement
à côté de la plaque.
— Pas du tout, insista-t-elle. Le
déconditionnement, je vous en charge.
— Formidable.
Manifestement le mot n’était pas la représentation
exacte de sa pensée.
O.P. lâcha un gloussement amusé. Il faisait
souvent ça depuis quelques jours, tandis qu’ils parcouraient
mentalement les rangs de la Cosa, ne conservant que les quelques
personnes à qui Wren pensait pouvoir faire part de son plan.
L'obsession toute neuve de l’Humaine semblait plaire énormément au
Démon.
Wren, pour sa part, n’était pas sûre de s’en
réjouir autant. Ce qu’elle comptait faire, oui, c’était bien. Mieux
que bien. Mais ce qu’elle allait demander à d’autres, sous sa seule
autorité…
La Cosa avait survécu depuis des générations, en
se faisant oublier quand les temps étaient durs, en se rendant
suffisamment utile, si besoin était, à des personnes éminentes, de sorte à disposer toujours d’un peu de
marge de manœuvre, de négociation.
Mais le Silence ne voulait pas de la Cosa. Il ne
lui laisserait aucune marge, aucune place où se cacher, rien. Rien
d’autre que des échos le long des couloirs d’une histoire
révolue.
Wren ne flanchait pas ; il n’y avait pas de regret
en elle, pas l’ombre d’un doute. Mais, chaque fois qu’elle voulait
dormir, les morts venaient la visiter. Pas des fantômes, non — elle
croyait aux fantômes à présent, cela faisait déjà plusieurs années
qu’elle avait rencontré le spectre vindicatif de l’architecte du
Conseil, Jamie Koogler. Ils lui auraient été moins pénibles : on
pouvait raisonner les fantômes, plus ou moins. On avait des chances
de découvrir ce qu’ils voulaient, de leur donner le repos. Mais
aucune recette ne pouvait fonctionner pour des manifestations d’une
culpabilité encore à venir.
A dire vrai, Wren ne ressentait pour sa part
aucune culpabilité. Non. Car elle ne ressentait pas grand-chose.
Les larmes ne lui étaient toujours pas venues, même lorsqu’elle
restait éveillée en pleine nuit, le regard fixé au plafond. Elle
n’avait pas de regrets, pas de souvenirs pénibles, rien. Les
détails s’effaçaient de sa conscience. Mais elle entendait le bruit
lointain de toutes ces petites boîtes dans sa tête dont les
couvercles se fermaient ; des boîtes qui contenaient tant de choses
dont elle voulait, mais ne pouvait apparemment pas se
débarrasser…
Et puis autre chose la tracassait, en
arrière-plan, et l’empêchait de dormir. Quelque chose qu’elle
devrait bien affronter à un moment, reconnaître, gérer, une
information qui pouvait faire la différence… plus tard. Wren
sentait ce quelque chose, mais, chaque fois qu’elle essayait de
mettre le doigt dessus, il s’enfonçait plus loin dans sa conscience, dansait derrière un autre
voile, se dissimulait jusqu’à ce qu’une quelconque tâche vienne
accaparer son attention.
Et les tâches ne manquaient pas depuis cette
intrusion dans le sous-sol du Théâtre Taylor ! Il semblait à Wren
que son cerveau ne fonctionnait plus comme d’habitude : elle était
plus concentrée que jamais sur ce qu’elle avait à faire, pourtant
elle avait l’impression que des pans entiers de son esprit
évoluaient de façon aussi désordonnée qu’un papillon se laissant
porter d’une brise à l’autre. Même en plein milieu d’une réflexion,
elle sentait parfois que quelque chose
d’autre se passait en elle, sur quoi elle n’avait aucun
contrôle. Cela l’inquiétait lorsqu’elle y pensait. Aussi,
évitait-elle d’y penser.
Malgré tout, le plan avançait vers une perspective
d’action. O.P., comme prévu, avait été partant d’emblée. Danny,
contre toute attente, avait suivi. Ce n’était peut-être pas si
surprenant, après tout : le Fatæ avait fait partie de la police
dans un passé assez proche, avant de devenir détective privé, et
aussi bien la police que les privés détestaient qu’on les mette à
l’écart.
Grâce à ces deux amis et à d’autres contacts, Wren
pouvait se faire entendre de la communauté des Fatæ. Mais ce
n’était pas eux dont elle avait besoin. Pour que le plan ait une
chance de fonctionner, elle devait enrôler des Talents. Des Talents
solides.
Bonnie, après cette première réunion, avait quitté
l’appartement de Wren complètement bouleversée. Depuis, la
Récupératrice n’avait eu aucune nouvelle de son amie. Ce qui
relevait de l’exploit dans la mesure où l’immeuble ne comportait
qu’une seule cage d’escalier… et une seule entrée. Mais Wren
n’avait pas insisté ; ceux qui participaient devaient le faire sans
réserve.
Elle avait un avantage sur
le Quad et le Comité de Trêve : elle ne recherchait pas un
consensus. Elle n’avait besoin ni d’alliés ni de renforts.
Elle voulait des gens qui agiraient et non qui pèseraient le pour et le
contre. Des gens prêts à faire ce qu’il fallait, sans hésitation,
sans restriction morale.
Pendant que Wren ruminait ces pensées, Doherty, un
peu remis de sa surprise, reprit la parole.
— Ah ! Je comprends mieux pourquoi vous êtes venue
me voir.
Les médecins Talents étaient assez rares, car les
études de médecine posaient un problème particulier, sans parler de
l’internat ; le stress et le manque de sommeil qui en découlaient
se mariaient mal, pour un Talent, avec toute cette machinerie
électronique délicate et chère. Le Dr Doherty avait choisi
l’enseignement plutôt que d’exercer son art et de gagner beaucoup
plus d’argent. Ceci non par idéalisme, mais parce que, s’il avait
voulu faire carrière dans un hôpital, il aurait fini par tuer plus
de patients qu’il n’en aurait soigné ; il aurait suffi pour cela de
quelques moments passés dans le service des urgences où, pour une
raison ou pour une autre, son contrôle n’aurait pas été absolu.
L'homme n’était pas quelqu’un de très important dans la Cosa, mais
ses étudiants, Talents ou Ignorants, l’appréciaient en général
beaucoup, et ses patients le considéraient comme un brillant
thérapeute — plutôt excentrique — pour les désordres mentaux
frisant la psychose.
— Avez-vous une petite idée de la manière dont
vous allez mener à bien cette étonnante opération ? poursuivit
Doherty.
Il avait adopté un ton plus que sceptique, même
franchement condescendant. Wren, qui n’avait ni le temps ni la patience de supporter ce genre de comédie,
renonça à sa posture nonchalante.
— Qui suis-je ? demanda-t-elle.
— Pardon ?
Le visage rond du médecin exprimait la perplexité,
et un début de soupçon quant à la santé mentale de la femme qui se
trouvait devant lui.
Soupçon partagé à l’occasion par l’intéressée. En
fait, l’hypothèse qu’elle puisse se trouver en ce moment même dans
un lit d’hôpital, en plein délire hallucinatoire, aurait expliqué
beaucoup de choses. Peut-être devrait-elle prendre rendez-vous avec
le bon docteur quand tout ceci serait terminé.
Des serpents noirs, un
Courant bitumineux. La magie ancienne qui devient obscure, toujours
plus obscure, jusqu’à ce que tu n’y voies plus rien parce que c’est
trop sombre à l’intérieur. Qu’as-tu dans la tête, linotte
?
Wren refoula cette voix intérieure.
— Oui, qui. Qui
suis-je ? répéta-t-elle.
Doherty lança un regard inquiet à Danny, appuyé
contre le mur face à la Récupératrice. Il semblait certain à
présent qu’elle avait craqué. Danny répondit par un grand sourire
qui ne lui apporta aucune aide.
— Vous êtes Wren, finit par répondre le médecin
sur un ton trop ostensiblement apaisant. Geneviève Valère.
— Qui suis-je ? insista-t-elle d’une voix de plus
en plus froide.
Doherty finit par saisir :
— Vous êtes La Wren.
Bien ! Un élève un peu lent, mais plein de bonne
volonté.
— Oui, je suis La Wren. Beaucoup me
considèrent comme la meilleure Récupératrice
du Nouveau Monde. Voire de mon époque.
— Et comme une personne extrêmement modeste,
grommela Danny.
Il se tenait comme Wren un peu plus tôt, l’air
nonchalant. Avec sa casquette baissée sur le front, il avait tout à
fait l’attitude décontractée qu’on appréciait tant dans les années
soixante-dix. Mais il arborait un sourire plus qu’inquiétant. Wren
le soupçonnait de s’être mis à se tailler les dents en pointe,
comme faisaient ses ancêtres, les faunes sauvages.
O.P. et Danny ne la quittaient plus d’une semelle
depuis son agression ; elle ne pensait pas les avoir vus dormir ces
derniers temps. D’ailleurs elle n’était même pas sûre qu'O.P. ait
besoin de sommeil, en fait. L'avait-elle seulement jamais entendu
ronfler ? Non.
Elle se rendait compte à présent qu’ils lui
tenaient lieu de gardes du corps. Ils prenaient très au sérieux
cette attaque contre elle. A moins qu’ils ne pensent eux aussi
qu’elle était folle…
Peut-être l’était-elle d’ailleurs, folle.
Peut-être fallait-il l’être pour ce qu’elle avait à faire.
— Je n’ai pas à être modeste, annonça-t-elle aux personnes présentes. Je
dis que le boulot sera fait. Il sera fait.
La Wren termine toujours le
boulot.
Elle pouvait le dire, désormais : elle avait fini
par trouver la banshee qu’elle avait cherchée pendant des années.
La créature se trouvait toujours empaquetée dans la salle de
stockage chez Sergueï ; un colis en attente d’expédition chez ses
propriétaires au Royaume-Uni. Wren l’avait retrouvée, emprisonnée,
étiquetée, mise en boîte. La Wren terminait toujours le boulot, une
fois qu’elle avait eu la stupidité de l’accepter.
— Tout ce qu’il me faut,
reprit-elle en maudissant son esprit qui battait la campagne, c’est
un minimum d’information… et une diversion.
— Et c’est pourquoi vous avez besoin de
nous.
Doherty commençait à comprendre.
— Pour ça, et pour un refuge.
Elle ne pouvait guère stocker les prochains
éléments récupérés avec la banshee ; et chez elle, c’était trop
petit. Combien d’enfants le Silence retenait-il encore prisonniers
? Combien avaient survécu à la Bataille du Pont ? Et dans quel état
? Des détails dont elle s’occuperait plus tard.
— Et le déconditionnement, rappela Doherty.
Il établissait déjà mentalement une liste de gens,
Talents ou non, à qui faire appel ; ça crevait les yeux.
— Ou pour les tuer, remarqua Wren.
Le silence qui s’ensuivit était beaucoup plus
froid que la température extérieure.
Tu ne tueras
point.
Danny émit un son qui pouvait aussi bien
représenter une protestation qu’un accord. La réaction de Doherty
fut beaucoup moins ambiguë :
— Mais de quoi parlez-vous, enfin !
Le bitume. Un bitume froid, poisseux, qui
amortissait l’impact des mots et lui permettait de les prononcer
d’une voix parfaitement égale.
— Je les ai affrontés, sur le Pont. Ces… Agents
Actifs de Terrain, comme dit le Silence. Quatre seulement contre
Michalea, Bart et moi, et je suis la seule à en être sortie sur mes
deux jambes. Ce que le Silence leur a fait, la manière dont il les
a abîmés… cela dépasse l’entendement.
Elle le comprenait à peine, même après l’avoir
constaté elle-même, après avoir entendu dans les détails le rapport
de conclusion de Sergueï devant le Quad.
— Ils sont en permanence
sur le point de lâcher prise. Le Silence les a tellement
surexploités qu’ils n’ont plus la possibilité de refouler leur
Courant. Ils sont déments !
— Peut-être devrions-nous les tuer tout de suite,
dans ce cas.
Tiens, Doherty n’était pas aussi timoré qu’il en
avait l’air à première vue. Excellent.
— Oui, peut-être, approuva-t-elle.
Un ensemble de souvenirs qu’elle ne pouvait
partager lui revint à la mémoire : des éclaboussures de sang sur la
table en Formica d’un snack du New Jersey, des fragments humains
jonchant un sous-sol aux parois de pierre, sa main qui tenait un
morceau poisseux de quelqu’un qu’elle
venait de tuer avec un Courant épais, furieux.
Noir. Wren se rappela un fugitif instant ce
Courant, et sa mémoire se ferma tout de suite.
Ne touche jamais le
noir.
La voix de Neezer, affaiblie par le temps passé.
Ç’avait été l’une des premières leçons de Wren, à l’époque où son
noyau était minuscule, peuplé de minces serpents plus potentiels
que réels.
Ne touche jamais le noir. Il
est ancien, et surtout sauvage. Tu ne peux pas le contrôler ;
personne ne le peut.
Personne. Ou du moins personne qui puisse ensuite
en parler.
Le souvenir s’effaça. Il était parti.
— Mais nous ne tuons pas ceux qui ont lâché prise,
rappela-t-elle. Nous nous occupons d’eux.
Cette leçon-là aussi, Neezer l’avait martelée,
même quand il ne savait pas encore que lui aussi titubait au bord
de l’abîme.
— Mais si la seule manière pour nous de mettre fin
à leur souffrance est de…
Elle avait parlé comme en
transe ; elle revint à elle, eut l’impression de réintégrer son
corps dans un claquement presque audible.
— … je le ferai. Je ne demanderai ça à personne
d’autre, conclut-elle.
« Pas seule. Tous ensemble ! »
La voix d'O.P. dans sa tête, étrangère et
réconfortante.
« Tu ne seras plus jamais seule. »
Wren savait que le Démon ne mentait pas. O.P.
était son Démon; il l’avait décidé, et
cela voulait tout dire pour elle.
Pourtant elle était seule ; elle le serait
toujours.
Sans Sergueï elle était seule.
Sergueï ne voulait pas se trouver là. Le besoin ne
s’en faisait pas vraiment sentir, la galerie marchait toute seule ;
ou, pour être plus exact, Lowell s’en occupait tout seul. Au jour
le jour, un client après l’autre.
Le marchand d’art était sur la passerelle où il
effectuait une deuxième tournée de vérification des éclairages
prévus pour la nouvelle installation artistique — de petits objets
de verre soufflé qui, on se demandait bien pourquoi, le faisait
penser à des vaccins contre le tétanos. Appuyé sur la rampe, il
regardait vers le bas.
— Mais oui, disait Lowell, vous pourrez venir le
chercher dès la fin de l’exposition.
Il faisait des gestes encourageants mais pas
envahissants, il savait mettre le client en confiance. Ses cheveux
blonds impeccablement coiffés, son visage aux traits
aristocratiques, ses manières raffinées, tout en lui donnait
l’impression qu’il n’exerçait pas son métier pour l’argent mais
par passion; une aisance sympathique,
rassurante, sans trace d’arrogance, imprégnait ses moindres
inflexions.
Ce garçon était très bien. Pas exceptionnel, mais
très bien. Cependant, le fait qu’il soit bien avec les clients,
hélas, n’impliquait pas qu’il saurait assurer la gestion des
affaires : commandes, factures, expéditions, assurances, prêts
bancaires…
Il peut
apprendre.
Certes.
Tu viens de recruter une
réceptionniste pour les jours d’affluence. Si Lowell te déchargeait
d’une partie de la gestion du magasin, tu aurais davantage de temps
pour…
Pour quoi, au juste ?
Bonne question.
Même si le Silence survivait à ses dissensions
internes et à l’inévitable confrontation qui allait avoir lieu avec
la Cosa, cette voie lui était désormais définitivement
fermée.
Alors tu pourrais travailler
davantage avec Wren.
Cette idée-là lui faisait mal, puisqu’elle lui
rappelait que Wren devrait d’abord l’accepter comme partenaire, en
affaires ou… personnellement. Sergueï n’était pas complètement
idiot, il savait bien de quoi Wren avait vraiment peur, quelque excuse qu’elle puisse
trouver.
La première étape, c’est
d’admettre que tu as un problème.
Exact. Il prit une profonde inspiration, sans se
rendre compte qu’il serrait la rampe à s’en faire blanchir les
phalanges.
— Bonjour. Je m’appelle Sergueï Didier, je suis un
drogué du Courant.
Il s’attendait presque à entendre un chœur lui
répondre : « Bonjour, Sergueï », et ressentit une déception absurde
quand rien ne vint. Bien sûr, avec sa chance habituelle, un client
se trouvait peut-être juste derrière lui. Dans ce cas, une version déformée de ses mots alimenterait les
ragots des amateurs d’art dès le prochain week-end.
Le monde artistique était un petit monde, cruel à
l’occasion.
En fait, y avait-il un seul groupe dans lequel il
évoluait qui ne le soit pas ? Sergueï Didier, semblait-il, avait
une prédilection pour les milieux chatoyants et cruels.
Des qualificatifs qu’on pouvait appliquer aux Fées
telles qu’on les évoquait dans l’ancien monde, celles des histoires
que lui racontait sa grand-mère russe, qui avaient des dents
pointues et de la mousse dans les cheveux. Des histoires qui
l’épouvantaient quand il savait à peine marcher, et qu’il écoutait
religieusement jusqu’à l’arrivée de son père, à la fin de la
journée.
Sergueï avait regretté, à la mort de sa
grand-mère, qu’elle ne puisse plus lui faire si délicieusement
peur. Il se demandait si, sans ces contes, il aurait accepté aussi
naturellement la présence de la magie dans le monde réel : la vraie
magie, dangereuse, voire mortelle.
Mortelle !
Wren pouvait mourir. Il l’avait toujours su, mais
l’année précédente cette perspective était devenue beaucoup plus
concrète. Bien trop concrète. Car Wren avait désormais des ennemis.
Non pas ceux auprès de qui elle avait récupéré des objets ; en
général ils n’avaient pas la moindre idée de son identité. Mais
d’autres savaient pourquoi ils lui en voulaient, et la haïssaient
réellement.
Elle pouvait mourir : un faux mouvement, un
réflexe un peu lent, un seul jour où elle ne se trouverait pas au
mieux de sa forme, et…
Et à quoi cela t’avance de
penser à ça ? Dis-moi ?
Il n’en savait rien. Pour la première fois de sa
vie, il ne savait comment remédier à son malaise. Car il ne
pouvait rien faire. Pas tant que Wren
refuserait de le voir — et l’accepterait-elle un jour à nouveau
?
— Bon sang, Didier, ça suffit ! s’écria-t-il,
écœuré. Assez.
Il descendit l’escalier, se rendit dans son
bureau, prit son manteau et sa mallette, revint dans la salle
d’exposition. Lowell en avait fini avec le client, il travaillait à
l’accueil.
— Lowell ?
Le jeune homme leva les yeux sur lui, anxieux de
s’exécuter ; Sergueï se sentit vieux dans la peau du patron plein
d’autorité.
— J’ai une réunion, annonça-t-il, je ne rentre pas
ensuite. Vous fermerez, on se voit demain.
Lowell était trop stylé pour manifester une
quelconque émotion devant cette soudaine délégation de
responsabilités, ou pour exprimer de la surprise à l’idée d’une
réunion non indiquée dans le planning de l’ordinateur. Pourtant, un
éclair indiscutable de satisfaction brilla dans ses yeux. On lui
confiait une responsabilité supplémentaire !
Donne-lui une occasion de
faire ses preuves, vois comment il s’en sort.
Sergueï n’ajouta rien, il enfila d’un seul
mouvement son manteau et sortit dans le soleil de fin
d’après-midi.
Il n’y avait aucune réunion, bien sûr. Si Sergueï
devait se complaire dans la morosité et remâcher une situation
contre laquelle il ne pouvait rien, autant le faire devant un dîner
léger en buvant un verre de vin.
Il n’avait pas envie de cuisiner, mais à
Manhattan, on pouvait s’offrir un repas complet à toute heure du
jour ou de la nuit, sur place ou à emporter. La seule question
était le genre de cuisine qu’on souhaitait.
En ce qui concernait la nourriture, Sergueï avait
un secret. Enfin, rien d’inavouable ; un
petit secret qu’il était devenu compliqué de révéler.
Il n’aimait pas la cuisine chinoise.
Il ne la détestait pas non plus ; il pouvait en
apprécier certains plats, quelques épices, et il reconnaissait son
excellent rapport qualité-prix. Mais, à choisir, il préférait la
cuisine thaïe, japonaise… n’importe quoi, en fait, plutôt que les
plats chinois à emporter. Même les fameuses nouilles de chez Jimmy
ne pouvaient le faire changer d’avis.
Wren, elle, adorait la cuisine chinoise qui la
dynamisait. Le simple fait de briser les fortune cookies pour lire le petit message de bonne
aventure caché à l’intérieur l’amusait. Et, pour Sergueï, la voir
piocher, ravie, son riz dans les cartons blancs, constater avec
toujours la même surprise que les épices semblaient la remplir
d’énergie au point qu’elle parlait plus vite… oui, cela valait
largement la peine de taire son peu d’intérêt pour la cuisine
chinoise.
Sans Wren, Sergueï se fournissait en général au
restaurant thaï de son quartier. Ce qu’il fit encore ce jour-là en
rentrant de la galerie. Une portion de khao
khluk kapi et un verre de vin blanc sec bien frais
conviendraient parfaitement à son humeur.
Aussi, une fois de retour chez lui, fut-il surpris
de découvrir un fortune cookie dans son
paquet. Le petit gâteau était posé sur le récipient de plastique
qui contenait le plat.
— Bon sang ! s’écria-t-il avant d’éclater de rire.
Ils ne vous ratent décidément jamais.
Il s’employa d’abord à mettre son couvert sur le
comptoir de sa cuisine américaine, et ouvrit une bouteille de
vin.
Il se versa un verre, alla dans le salon, regarda
par les grandes baies vitrées en sirotant son vin, sans vouloir
reconnaître qu’il était affamé.
Wren, à un moment, avait essayé pendant des
mois d’éviter qu’on lui remette un de ces
gâteaux ; elle était allée jusqu’à renoncer à la cuisine chinoise.
Un gros sacrifice pour elle. Mais cela n’avait rien changé : la
Voyante employée chez Jimmy, spécialiste des nouilles, l’avait
suivie jusque dans la rue. C'était une très vieille dame — elle
ressemblait à un grillon, lui avait dit Wren, aussi grêle et frêle
qu’un grillon — qui n’aurait même pas dû pouvoir se lever de sa
chaise, encore moins suivre à la trace une jeune femme en pleine
santé dans une grande ville. Mais elle l’avait fait, et avait remis
à Wren son cookie divinatoire de la
main à la main. Impossible d’y échapper.
De quoi vous rendre fou : on pouvait courir, ou se
cacher. On pouvait faire semblant de ne pas prendre ça au sérieux ;
aucune importance.
Ils ne vous rataient jamais.
Sergueï termina son verre de vin, abandonna la vue
splendide à sa fenêtre, retourna dans la cuisine.
— D’accord. Qu’y a-t-il ? demanda-t-il au gâteau
en le ramassant.
Il le soupesa. Contrairement aux fortune cookies industriels, il n’était pas emballé
dans une petite pochette plastique, mais dans une papillote de
parchemin. Maudite Voyante.
Il ouvrit la papillote, brisa le gâteau, en retira
le morceau de papier.
« La chute n’est pas l’échec en soi mais l’échec
du choix ».
— Wren avait raison, déclara Sergueï au papier
dans sa main. On devrait fusiller toutes les Voyantes à la
naissance.