7.
Le soleil du matin brillait et l’air était étonnamment propre, rafraîchissant comme de l’eau claire. Wren avait envie d’une autre tasse de café et regrettait de ne pas fumer. D’accord, la loi ne permettait plus désormais de fumer à moins de dix mètres d’une autre personne, mais au moins, si elle avait été en manque de nicotine, cela aurait pu expliquer son humeur de chien.
La dernière fois qu’on l’avait bombardée responsable d’autre chose que sa propre peau, elle s’était engagée dans l’affaire à reculons et avait traité les problèmes au fur et à mesure, sans plan défini. Aujourd’hui, elle planifiait une — oui, exactement — récupération. Elle avait un objectif, un plan, une zone bien précise à attaquer.
Ce qui ne la faisait pas se sentir mieux. Plus organisée, plus efficace, oui. Mais pas mieux.
Trois jours après cette première réunion chez elle, trois jours passés à réfléchir, à jouer avec des idées réalisables, folles, folles et réalisables à la fois, voilà qu’ils tentaient leur premier recrutement — sans doute le plus important. La recrue potentielle ne semblait pas ravie qu’on ait pensé à elle.
— On va voir si j’ai bien compris, disait le Dr Joe Doherty. Vous avez l’intention de pénétrer le lieu fortifié d’une organisation qui a juré de nous détruire par tous les moyens possibles, un lieu fortifié dont personne ne connaît l’emplacement précis. D’y entrer seule pour récupérer un nombre indéterminé de Talents qui, ayant subi un lavage de cerveau, feront eux aussi de leur mieux pour vous tuer. De les évacuer pour ensuite annuler leur conditionnement, ou les rendre au moins inutilisables par le Silence.
— Non, répondit Wren, nonchalamment appuyée contre le mur.
Elle avait bien écouté le médecin assis à son bureau maltraité par les ans, qui répétait son plan sur le ton qu’il devait réserver à ses étudiants, brillants mais complètement à côté de la plaque.
— Pas du tout, insista-t-elle. Le déconditionnement, je vous en charge.
— Formidable.
Manifestement le mot n’était pas la représentation exacte de sa pensée.
O.P. lâcha un gloussement amusé. Il faisait souvent ça depuis quelques jours, tandis qu’ils parcouraient mentalement les rangs de la Cosa, ne conservant que les quelques personnes à qui Wren pensait pouvoir faire part de son plan. L'obsession toute neuve de l’Humaine semblait plaire énormément au Démon.
Wren, pour sa part, n’était pas sûre de s’en réjouir autant. Ce qu’elle comptait faire, oui, c’était bien. Mieux que bien. Mais ce qu’elle allait demander à d’autres, sous sa seule autorité…
La Cosa avait survécu depuis des générations, en se faisant oublier quand les temps étaient durs, en se rendant suffisamment utile, si besoin était, à des personnes éminentes, de sorte à disposer toujours d’un peu de marge de manœuvre, de négociation.
Mais le Silence ne voulait pas de la Cosa. Il ne lui laisserait aucune marge, aucune place où se cacher, rien. Rien d’autre que des échos le long des couloirs d’une histoire révolue.
Wren ne flanchait pas ; il n’y avait pas de regret en elle, pas l’ombre d’un doute. Mais, chaque fois qu’elle voulait dormir, les morts venaient la visiter. Pas des fantômes, non — elle croyait aux fantômes à présent, cela faisait déjà plusieurs années qu’elle avait rencontré le spectre vindicatif de l’architecte du Conseil, Jamie Koogler. Ils lui auraient été moins pénibles : on pouvait raisonner les fantômes, plus ou moins. On avait des chances de découvrir ce qu’ils voulaient, de leur donner le repos. Mais aucune recette ne pouvait fonctionner pour des manifestations d’une culpabilité encore à venir.
A dire vrai, Wren ne ressentait pour sa part aucune culpabilité. Non. Car elle ne ressentait pas grand-chose. Les larmes ne lui étaient toujours pas venues, même lorsqu’elle restait éveillée en pleine nuit, le regard fixé au plafond. Elle n’avait pas de regrets, pas de souvenirs pénibles, rien. Les détails s’effaçaient de sa conscience. Mais elle entendait le bruit lointain de toutes ces petites boîtes dans sa tête dont les couvercles se fermaient ; des boîtes qui contenaient tant de choses dont elle voulait, mais ne pouvait apparemment pas se débarrasser…
Et puis autre chose la tracassait, en arrière-plan, et l’empêchait de dormir. Quelque chose qu’elle devrait bien affronter à un moment, reconnaître, gérer, une information qui pouvait faire la différence… plus tard. Wren sentait ce quelque chose, mais, chaque fois qu’elle essayait de mettre le doigt dessus, il s’enfonçait plus loin dans sa conscience, dansait derrière un autre voile, se dissimulait jusqu’à ce qu’une quelconque tâche vienne accaparer son attention.
Et les tâches ne manquaient pas depuis cette intrusion dans le sous-sol du Théâtre Taylor ! Il semblait à Wren que son cerveau ne fonctionnait plus comme d’habitude : elle était plus concentrée que jamais sur ce qu’elle avait à faire, pourtant elle avait l’impression que des pans entiers de son esprit évoluaient de façon aussi désordonnée qu’un papillon se laissant porter d’une brise à l’autre. Même en plein milieu d’une réflexion, elle sentait parfois que quelque chose d’autre se passait en elle, sur quoi elle n’avait aucun contrôle. Cela l’inquiétait lorsqu’elle y pensait. Aussi, évitait-elle d’y penser.
Malgré tout, le plan avançait vers une perspective d’action. O.P., comme prévu, avait été partant d’emblée. Danny, contre toute attente, avait suivi. Ce n’était peut-être pas si surprenant, après tout : le Fatæ avait fait partie de la police dans un passé assez proche, avant de devenir détective privé, et aussi bien la police que les privés détestaient qu’on les mette à l’écart.
Grâce à ces deux amis et à d’autres contacts, Wren pouvait se faire entendre de la communauté des Fatæ. Mais ce n’était pas eux dont elle avait besoin. Pour que le plan ait une chance de fonctionner, elle devait enrôler des Talents. Des Talents solides.
Bonnie, après cette première réunion, avait quitté l’appartement de Wren complètement bouleversée. Depuis, la Récupératrice n’avait eu aucune nouvelle de son amie. Ce qui relevait de l’exploit dans la mesure où l’immeuble ne comportait qu’une seule cage d’escalier… et une seule entrée. Mais Wren n’avait pas insisté ; ceux qui participaient devaient le faire sans réserve.
Elle avait un avantage sur le Quad et le Comité de Trêve : elle ne recherchait pas un consensus. Elle n’avait besoin ni d’alliés ni de renforts.
Elle voulait des gens qui agiraient et non qui pèseraient le pour et le contre. Des gens prêts à faire ce qu’il fallait, sans hésitation, sans restriction morale.
Pendant que Wren ruminait ces pensées, Doherty, un peu remis de sa surprise, reprit la parole.
— Ah ! Je comprends mieux pourquoi vous êtes venue me voir.
Les médecins Talents étaient assez rares, car les études de médecine posaient un problème particulier, sans parler de l’internat ; le stress et le manque de sommeil qui en découlaient se mariaient mal, pour un Talent, avec toute cette machinerie électronique délicate et chère. Le Dr Doherty avait choisi l’enseignement plutôt que d’exercer son art et de gagner beaucoup plus d’argent. Ceci non par idéalisme, mais parce que, s’il avait voulu faire carrière dans un hôpital, il aurait fini par tuer plus de patients qu’il n’en aurait soigné ; il aurait suffi pour cela de quelques moments passés dans le service des urgences où, pour une raison ou pour une autre, son contrôle n’aurait pas été absolu. L'homme n’était pas quelqu’un de très important dans la Cosa, mais ses étudiants, Talents ou Ignorants, l’appréciaient en général beaucoup, et ses patients le considéraient comme un brillant thérapeute — plutôt excentrique — pour les désordres mentaux frisant la psychose.
— Avez-vous une petite idée de la manière dont vous allez mener à bien cette étonnante opération ? poursuivit Doherty.
Il avait adopté un ton plus que sceptique, même franchement condescendant. Wren, qui n’avait ni le temps ni la patience de supporter ce genre de comédie, renonça à sa posture nonchalante.
— Qui suis-je ? demanda-t-elle.
— Pardon ?
Le visage rond du médecin exprimait la perplexité, et un début de soupçon quant à la santé mentale de la femme qui se trouvait devant lui.
Soupçon partagé à l’occasion par l’intéressée. En fait, l’hypothèse qu’elle puisse se trouver en ce moment même dans un lit d’hôpital, en plein délire hallucinatoire, aurait expliqué beaucoup de choses. Peut-être devrait-elle prendre rendez-vous avec le bon docteur quand tout ceci serait terminé.
Des serpents noirs, un Courant bitumineux. La magie ancienne qui devient obscure, toujours plus obscure, jusqu’à ce que tu n’y voies plus rien parce que c’est trop sombre à l’intérieur. Qu’as-tu dans la tête, linotte ?
Wren refoula cette voix intérieure.
— Oui, qui. Qui suis-je ? répéta-t-elle.
Doherty lança un regard inquiet à Danny, appuyé contre le mur face à la Récupératrice. Il semblait certain à présent qu’elle avait craqué. Danny répondit par un grand sourire qui ne lui apporta aucune aide.
— Vous êtes Wren, finit par répondre le médecin sur un ton trop ostensiblement apaisant. Geneviève Valère.
— Qui suis-je ? insista-t-elle d’une voix de plus en plus froide.
Doherty finit par saisir :
— Vous êtes La Wren.
Bien ! Un élève un peu lent, mais plein de bonne volonté.
— Oui, je suis La Wren. Beaucoup me considèrent comme la meilleure Récupératrice du Nouveau Monde. Voire de mon époque.
— Et comme une personne extrêmement modeste, grommela Danny.
Il se tenait comme Wren un peu plus tôt, l’air nonchalant. Avec sa casquette baissée sur le front, il avait tout à fait l’attitude décontractée qu’on appréciait tant dans les années soixante-dix. Mais il arborait un sourire plus qu’inquiétant. Wren le soupçonnait de s’être mis à se tailler les dents en pointe, comme faisaient ses ancêtres, les faunes sauvages.
O.P. et Danny ne la quittaient plus d’une semelle depuis son agression ; elle ne pensait pas les avoir vus dormir ces derniers temps. D’ailleurs elle n’était même pas sûre qu'O.P. ait besoin de sommeil, en fait. L'avait-elle seulement jamais entendu ronfler ? Non.
Elle se rendait compte à présent qu’ils lui tenaient lieu de gardes du corps. Ils prenaient très au sérieux cette attaque contre elle. A moins qu’ils ne pensent eux aussi qu’elle était folle…
Peut-être l’était-elle d’ailleurs, folle. Peut-être fallait-il l’être pour ce qu’elle avait à faire.
— Je n’ai pas à être modeste, annonça-t-elle aux personnes présentes. Je dis que le boulot sera fait. Il sera fait.
La Wren termine toujours le boulot.
Elle pouvait le dire, désormais : elle avait fini par trouver la banshee qu’elle avait cherchée pendant des années. La créature se trouvait toujours empaquetée dans la salle de stockage chez Sergueï ; un colis en attente d’expédition chez ses propriétaires au Royaume-Uni. Wren l’avait retrouvée, emprisonnée, étiquetée, mise en boîte. La Wren terminait toujours le boulot, une fois qu’elle avait eu la stupidité de l’accepter.
— Tout ce qu’il me faut, reprit-elle en maudissant son esprit qui battait la campagne, c’est un minimum d’information… et une diversion.
— Et c’est pourquoi vous avez besoin de nous.
Doherty commençait à comprendre.
— Pour ça, et pour un refuge.
Elle ne pouvait guère stocker les prochains éléments récupérés avec la banshee ; et chez elle, c’était trop petit. Combien d’enfants le Silence retenait-il encore prisonniers ? Combien avaient survécu à la Bataille du Pont ? Et dans quel état ? Des détails dont elle s’occuperait plus tard.
— Et le déconditionnement, rappela Doherty.
Il établissait déjà mentalement une liste de gens, Talents ou non, à qui faire appel ; ça crevait les yeux.
— Ou pour les tuer, remarqua Wren.
Le silence qui s’ensuivit était beaucoup plus froid que la température extérieure.
Tu ne tueras point.
Danny émit un son qui pouvait aussi bien représenter une protestation qu’un accord. La réaction de Doherty fut beaucoup moins ambiguë :
— Mais de quoi parlez-vous, enfin !
Le bitume. Un bitume froid, poisseux, qui amortissait l’impact des mots et lui permettait de les prononcer d’une voix parfaitement égale.
— Je les ai affrontés, sur le Pont. Ces… Agents Actifs de Terrain, comme dit le Silence. Quatre seulement contre Michalea, Bart et moi, et je suis la seule à en être sortie sur mes deux jambes. Ce que le Silence leur a fait, la manière dont il les a abîmés… cela dépasse l’entendement.
Elle le comprenait à peine, même après l’avoir constaté elle-même, après avoir entendu dans les détails le rapport de conclusion de Sergueï devant le Quad.
— Ils sont en permanence sur le point de lâcher prise. Le Silence les a tellement surexploités qu’ils n’ont plus la possibilité de refouler leur Courant. Ils sont déments !
— Peut-être devrions-nous les tuer tout de suite, dans ce cas.
Tiens, Doherty n’était pas aussi timoré qu’il en avait l’air à première vue. Excellent.
— Oui, peut-être, approuva-t-elle.
Un ensemble de souvenirs qu’elle ne pouvait partager lui revint à la mémoire : des éclaboussures de sang sur la table en Formica d’un snack du New Jersey, des fragments humains jonchant un sous-sol aux parois de pierre, sa main qui tenait un morceau poisseux de quelqu’un qu’elle venait de tuer avec un Courant épais, furieux.
Noir. Wren se rappela un fugitif instant ce Courant, et sa mémoire se ferma tout de suite.
Ne touche jamais le noir.
La voix de Neezer, affaiblie par le temps passé. Ç’avait été l’une des premières leçons de Wren, à l’époque où son noyau était minuscule, peuplé de minces serpents plus potentiels que réels.
Ne touche jamais le noir. Il est ancien, et surtout sauvage. Tu ne peux pas le contrôler ; personne ne le peut.
Personne. Ou du moins personne qui puisse ensuite en parler.
Le souvenir s’effaça. Il était parti.
— Mais nous ne tuons pas ceux qui ont lâché prise, rappela-t-elle. Nous nous occupons d’eux.
Cette leçon-là aussi, Neezer l’avait martelée, même quand il ne savait pas encore que lui aussi titubait au bord de l’abîme.
— Mais si la seule manière pour nous de mettre fin à leur souffrance est de…
Elle avait parlé comme en transe ; elle revint à elle, eut l’impression de réintégrer son corps dans un claquement presque audible.
— … je le ferai. Je ne demanderai ça à personne d’autre, conclut-elle.
« Pas seule. Tous ensemble ! »
La voix d'O.P. dans sa tête, étrangère et réconfortante.
« Tu ne seras plus jamais seule. »
Wren savait que le Démon ne mentait pas. O.P. était son Démon; il l’avait décidé, et cela voulait tout dire pour elle.
Pourtant elle était seule ; elle le serait toujours.
Sans Sergueï elle était seule.


Sergueï ne voulait pas se trouver là. Le besoin ne s’en faisait pas vraiment sentir, la galerie marchait toute seule ; ou, pour être plus exact, Lowell s’en occupait tout seul. Au jour le jour, un client après l’autre.
Le marchand d’art était sur la passerelle où il effectuait une deuxième tournée de vérification des éclairages prévus pour la nouvelle installation artistique — de petits objets de verre soufflé qui, on se demandait bien pourquoi, le faisait penser à des vaccins contre le tétanos. Appuyé sur la rampe, il regardait vers le bas.
— Mais oui, disait Lowell, vous pourrez venir le chercher dès la fin de l’exposition.
Il faisait des gestes encourageants mais pas envahissants, il savait mettre le client en confiance. Ses cheveux blonds impeccablement coiffés, son visage aux traits aristocratiques, ses manières raffinées, tout en lui donnait l’impression qu’il n’exerçait pas son métier pour l’argent mais par passion; une aisance sympathique, rassurante, sans trace d’arrogance, imprégnait ses moindres inflexions.
Ce garçon était très bien. Pas exceptionnel, mais très bien. Cependant, le fait qu’il soit bien avec les clients, hélas, n’impliquait pas qu’il saurait assurer la gestion des affaires : commandes, factures, expéditions, assurances, prêts bancaires…
Il peut apprendre.
Certes.
Tu viens de recruter une réceptionniste pour les jours d’affluence. Si Lowell te déchargeait d’une partie de la gestion du magasin, tu aurais davantage de temps pour…
Pour quoi, au juste ?
Bonne question.
Même si le Silence survivait à ses dissensions internes et à l’inévitable confrontation qui allait avoir lieu avec la Cosa, cette voie lui était désormais définitivement fermée.
Alors tu pourrais travailler davantage avec Wren.
Cette idée-là lui faisait mal, puisqu’elle lui rappelait que Wren devrait d’abord l’accepter comme partenaire, en affaires ou… personnellement. Sergueï n’était pas complètement idiot, il savait bien de quoi Wren avait vraiment peur, quelque excuse qu’elle puisse trouver.
La première étape, c’est d’admettre que tu as un problème.
Exact. Il prit une profonde inspiration, sans se rendre compte qu’il serrait la rampe à s’en faire blanchir les phalanges.
— Bonjour. Je m’appelle Sergueï Didier, je suis un drogué du Courant.
Il s’attendait presque à entendre un chœur lui répondre : « Bonjour, Sergueï », et ressentit une déception absurde quand rien ne vint. Bien sûr, avec sa chance habituelle, un client se trouvait peut-être juste derrière lui. Dans ce cas, une version déformée de ses mots alimenterait les ragots des amateurs d’art dès le prochain week-end.
Le monde artistique était un petit monde, cruel à l’occasion.
En fait, y avait-il un seul groupe dans lequel il évoluait qui ne le soit pas ? Sergueï Didier, semblait-il, avait une prédilection pour les milieux chatoyants et cruels.
Des qualificatifs qu’on pouvait appliquer aux Fées telles qu’on les évoquait dans l’ancien monde, celles des histoires que lui racontait sa grand-mère russe, qui avaient des dents pointues et de la mousse dans les cheveux. Des histoires qui l’épouvantaient quand il savait à peine marcher, et qu’il écoutait religieusement jusqu’à l’arrivée de son père, à la fin de la journée.
Sergueï avait regretté, à la mort de sa grand-mère, qu’elle ne puisse plus lui faire si délicieusement peur. Il se demandait si, sans ces contes, il aurait accepté aussi naturellement la présence de la magie dans le monde réel : la vraie magie, dangereuse, voire mortelle.
Mortelle !
Wren pouvait mourir. Il l’avait toujours su, mais l’année précédente cette perspective était devenue beaucoup plus concrète. Bien trop concrète. Car Wren avait désormais des ennemis. Non pas ceux auprès de qui elle avait récupéré des objets ; en général ils n’avaient pas la moindre idée de son identité. Mais d’autres savaient pourquoi ils lui en voulaient, et la haïssaient réellement.
Elle pouvait mourir : un faux mouvement, un réflexe un peu lent, un seul jour où elle ne se trouverait pas au mieux de sa forme, et…
Et à quoi cela t’avance de penser à ça ? Dis-moi ?
Il n’en savait rien. Pour la première fois de sa vie, il ne savait comment remédier à son malaise. Car il ne pouvait rien faire. Pas tant que Wren refuserait de le voir — et l’accepterait-elle un jour à nouveau ?
— Bon sang, Didier, ça suffit ! s’écria-t-il, écœuré. Assez.
Il descendit l’escalier, se rendit dans son bureau, prit son manteau et sa mallette, revint dans la salle d’exposition. Lowell en avait fini avec le client, il travaillait à l’accueil.
— Lowell ?
Le jeune homme leva les yeux sur lui, anxieux de s’exécuter ; Sergueï se sentit vieux dans la peau du patron plein d’autorité.
— J’ai une réunion, annonça-t-il, je ne rentre pas ensuite. Vous fermerez, on se voit demain.
Lowell était trop stylé pour manifester une quelconque émotion devant cette soudaine délégation de responsabilités, ou pour exprimer de la surprise à l’idée d’une réunion non indiquée dans le planning de l’ordinateur. Pourtant, un éclair indiscutable de satisfaction brilla dans ses yeux. On lui confiait une responsabilité supplémentaire !
Donne-lui une occasion de faire ses preuves, vois comment il s’en sort.
Sergueï n’ajouta rien, il enfila d’un seul mouvement son manteau et sortit dans le soleil de fin d’après-midi.
Il n’y avait aucune réunion, bien sûr. Si Sergueï devait se complaire dans la morosité et remâcher une situation contre laquelle il ne pouvait rien, autant le faire devant un dîner léger en buvant un verre de vin.
Il n’avait pas envie de cuisiner, mais à Manhattan, on pouvait s’offrir un repas complet à toute heure du jour ou de la nuit, sur place ou à emporter. La seule question était le genre de cuisine qu’on souhaitait.
En ce qui concernait la nourriture, Sergueï avait un secret. Enfin, rien d’inavouable ; un petit secret qu’il était devenu compliqué de révéler.
Il n’aimait pas la cuisine chinoise.
Il ne la détestait pas non plus ; il pouvait en apprécier certains plats, quelques épices, et il reconnaissait son excellent rapport qualité-prix. Mais, à choisir, il préférait la cuisine thaïe, japonaise… n’importe quoi, en fait, plutôt que les plats chinois à emporter. Même les fameuses nouilles de chez Jimmy ne pouvaient le faire changer d’avis.
Wren, elle, adorait la cuisine chinoise qui la dynamisait. Le simple fait de briser les fortune cookies pour lire le petit message de bonne aventure caché à l’intérieur l’amusait. Et, pour Sergueï, la voir piocher, ravie, son riz dans les cartons blancs, constater avec toujours la même surprise que les épices semblaient la remplir d’énergie au point qu’elle parlait plus vite… oui, cela valait largement la peine de taire son peu d’intérêt pour la cuisine chinoise.
Sans Wren, Sergueï se fournissait en général au restaurant thaï de son quartier. Ce qu’il fit encore ce jour-là en rentrant de la galerie. Une portion de khao khluk kapi et un verre de vin blanc sec bien frais conviendraient parfaitement à son humeur.
Aussi, une fois de retour chez lui, fut-il surpris de découvrir un fortune cookie dans son paquet. Le petit gâteau était posé sur le récipient de plastique qui contenait le plat.
— Bon sang ! s’écria-t-il avant d’éclater de rire. Ils ne vous ratent décidément jamais.
Il s’employa d’abord à mettre son couvert sur le comptoir de sa cuisine américaine, et ouvrit une bouteille de vin.
Il se versa un verre, alla dans le salon, regarda par les grandes baies vitrées en sirotant son vin, sans vouloir reconnaître qu’il était affamé.
Wren, à un moment, avait essayé pendant des mois d’éviter qu’on lui remette un de ces gâteaux ; elle était allée jusqu’à renoncer à la cuisine chinoise. Un gros sacrifice pour elle. Mais cela n’avait rien changé : la Voyante employée chez Jimmy, spécialiste des nouilles, l’avait suivie jusque dans la rue. C'était une très vieille dame — elle ressemblait à un grillon, lui avait dit Wren, aussi grêle et frêle qu’un grillon — qui n’aurait même pas dû pouvoir se lever de sa chaise, encore moins suivre à la trace une jeune femme en pleine santé dans une grande ville. Mais elle l’avait fait, et avait remis à Wren son cookie divinatoire de la main à la main. Impossible d’y échapper.
De quoi vous rendre fou : on pouvait courir, ou se cacher. On pouvait faire semblant de ne pas prendre ça au sérieux ; aucune importance.
Ils ne vous rataient jamais.
Sergueï termina son verre de vin, abandonna la vue splendide à sa fenêtre, retourna dans la cuisine.
— D’accord. Qu’y a-t-il ? demanda-t-il au gâteau en le ramassant.
Il le soupesa. Contrairement aux fortune cookies industriels, il n’était pas emballé dans une petite pochette plastique, mais dans une papillote de parchemin. Maudite Voyante.
Il ouvrit la papillote, brisa le gâteau, en retira le morceau de papier.
« La chute n’est pas l’échec en soi mais l’échec du choix ».
— Wren avait raison, déclara Sergueï au papier dans sa main. On devrait fusiller toutes les Voyantes à la naissance.