CHAPITRE 107 : TAGLIOS

LES SOLDATS VIVENT

J’ai entrevu Mogaba derrière une fenêtre. La fureur m’a consumé. J’ai piqué droit sur lui en accélérant. En même temps, quelques dernières bribes de raison en moi se demandaient si ce que j’avais entraperçu était bien réel, non un tour que me jouerait mon esprit, avide de découvrir un bouc émissaire que je pourrais faire souffrir autant que je souffrais moi-même.

Si le Mogaba que j’avais aperçu était le fruit de mon imagination, il s’est effacé avant que je ne m’écrase contre le carreau.

Celui-ci ne s’est pas brisé. Il n’a même pas fléchi. Mon poteau a pilé net. Pas moi. Le poteau a rebondi. J’ai emplafonné le verre. Puis rebondi à mon tour. Avant de retomber. J’ai juste eu le temps de pousser un hurlement exubérant avant d’agripper l’extrémité de mon câble, puis je me suis retrouvé en train de tournoyer trois mètres plus bas, sous ma monture.

Celle-ci continuait de jouer les béliers et de rebondir contre le carreau. J’ai bien tenté de me remettre en selle, mais je n’arrivais à rien avec une seule main valide. Le va-et-vient du poteau me faisait osciller comme le balancier d’un pendule et, à l’un des pics de cette oscillation, j’entrais en contact très intime avec la muraille du palais.

Sans doute la cape Voroshk me protégeait-elle, mais j’ai fini par sombrer dans l’inconscience.

 

Je me balançais encore au bout d’un fil quand je suis revenu à moi. Le sol n’était plus qu’à quelques mètres et se déplaçait lentement. Je survolais apparemment la route de roche en faisant du rase-mottes au-dessus de la tête des voyageurs. J’ai tenté de me tortiller pour regarder le ciel, mais sans y parvenir. Le câble était fixé à mon dos, juste au-dessus de la ceinture. Il ne me restait plus assez de forces pour me renverser.

Je souffrais légèrement quand je me débattais.

J’ai de nouveau perdu conscience.

 

À mon réveil, j’étais étendu par terre dans l’état natif de l’humanité. Un fragment de silex acéré s’efforçait de me transpercer l’échine. Une voix a prononcé quelques mots dans un dialecte de Hsien, puis les a répétés en mauvais taglien. Arkana s’est matérialisée au-dessus de moi, le visage lugubre. « Tu vas survivre, p’pa ?

— Si j’en crois toutes les souffrances que j’endure, il y a de fortes chances. Que s’est-il passé ?

— Tu as fait une sottise.

— À part ça, quoi de neuf ? » a demandé une seconde voix. La figure de Roupille m’est apparue face à celle d’Arkana. « Quand comptes-tu te rétablir, demi-solde ? J’ai besoin d’aide. Ce fiasco que vous avez monté risque de nous mettre tous au chômage.

— J’accours, patron. Dès que j’aurai rafistolé les os de ma jambe et raccroché mon pied à ma cheville. »

J’ai essayé de me redresser pour tenter d’apercevoir mon épouse. Ce seul effort m’a replongé dans les vapes.

 

C’est la pluie sur mon visage qui m’a réveillé ensuite. Mes souffrances physiques s’étaient résorbées en une douleur sourde. On m’avait administré quelque chose. J’ai fait l’inventaire et décidé qu’en dépit d’un bon nombre de bleus et d’ecchymoses je n’avais rien de cassé ni d’endommagé de façon permanente.

À ma première tentative pour me redresser, je me suis mis à flotter vers le ciel. Au terme d’un bref instant de panique, je me suis rendu compte que j’étais étendu sur une civière qu’on était en train de rentrer pour m’abriter de la pluie. Ce n’étaient pas ces premières gouttes de crachin qui m’avaient sorti de mon sommeil, mais le soulèvement de ma litière.

Cette fois-ci, j’ai réussi à mieux me cramponner à la réalité. J’étais encore lucide quand Roupille s’est pointée. « Comment va mon épouse ? ai-je demandé d’une voix qui couinait un tantinet.

— Elle est encore en vie. Mais en mauvais état. Meilleur, sans doute, que si elle n’avait pas porté la tenue Voroshk. Je crois qu’elle s’en remettra. Du moins si nous réussissons à obtenir de Tobo qu’il se concentre assez longuement sur le problème pour l’aider. »

Il m’a vaguement semblé entendre dans ces paroles comme une allusion à une offre d’emploi. « C’est quoi son problème, au gamin ?

— Son père a été tué. Où donc étais-tu ? »

J’ai poussé un grognement. « C’est bien ce que je craignais. » J’avais peut-être tenté de le refouler. Ça allait faire très mal.

Roupille avait l’air de croire que nous n’avions pas le temps de pleurer.

Je commençais à me fier à son instinct. « Tu avais raison, Toubib. Les soldats vivent. Ils n’ont été que trois à sortir indemnes de l’échauffourée. Tobo, Arkana et un soldat au cul bordé de nouilles du nom de Tam Do Linh. Ni le Hurleur ni le Premier Père, Nashun le Chercheur, Murgen ni aucun des soldats n’ont eu cette chance. Les autres ne sont que blessés. Tobo se sent coupable. Il pense qu’il aurait pu faire mieux. Qu’il aurait dû flairer le piège.

— Je comprends. Et Shukrat ?

— Ecchymoses, abrasions et bleus à l’âme. La tenue Voroshk a parfaitement pris soin d’elle. Elle la connaissait si intimement qu’elle s’est ajustée beaucoup plus vite que celle de Madame. Si j’ai bien compris.

— Murgen aurait dû en porter une. » Mais il avait décliné. L’imbécile !

Il ne se battait plus très farouchement depuis la disparition de Sahra.

« J’aimerais que tu sortes Tobo de sa déprime. On a besoin de lui. Et des ombres inconnues. Si j’étais dans les bottes de Mogaba, j’aurais déjà lancé contre nous un autre assaut en force.

— Je ne crois pas.

— Il n’est pas du genre à tergiverser, Toubib. Saisis ta chance au vol. C’est son évangile. »

Discutailler avec une bonne femme qui avait combattu le Grand Général pendant plus d’années que je ne l’avais moi-même connu n’aurait eu d’autre résultat que de me ridiculiser. D’autant qu’elle avait vécu à Taglios aussi longtemps que moi et bien plus récemment. Je n’étais à ses yeux qu’un vieillard bougon cherchant à déclencher une querelle dans le seul but de se rendre intéressant. Ça sautait aux yeux. Sauf quand elle avait besoin de quelque chose. « En ce cas, nous ferions pas mal d’échafauder une stratégie qui le mettrait dans une situation très périlleuse s’il arrivait malheur à l’un d’entre nous. »

Je me suis senti stupide avant même d’avoir fini ma phrase. L’existence de Mogaba avait bien peu de chances de devenir plus dangereuse qu’elle ne l’était déjà.

J’avais perdu de vue la règle d’or : efforce-toi de réfléchir comme l’ennemi. Étudie-le jusqu’au jour où tu raisonneras exactement comme lui. Jusqu’à ce que tu deviennes lui.

« Tu devrais aussi songer à te trouver un apprenti, m’a conseillé Roupille. Au cas où tu persisterais à t’engager dans des entreprises fatales. » Sous-entendu « à ton âge ». Du moins jusqu’à ce que le capitaine ajoute : « Tu as percé tes dents depuis trop longtemps pour te retrouver encore au beau milieu de la mêlée. Il serait temps que tu te reposes et que tu commences à transmettre tes secrets. »

Roupille s’est retirée en me laissant perplexe. Qui donc étais-je censé former ? J’aurais volontiers jeté mon dévolu sur son coursier, Mihlos Sedona, mais il présentait une lacune majeure : il était complètement illettré. Et je n’avais pas la moindre envie de gaspiller mon temps et mon énergie à tenter d’y remédier.

Puis l’homme auquel j’aurais dû songer en tout premier lieu s’est porté volontaire de son propre chef.

« Suvrin ? Qu’est-ce qui te prend ? Tu comptes nous quitter d’un jour à l’autre.

— Alors j’ai sans doute eu une révélation. Je ressens peut-être le besoin d’étudier les annales parce que j’ai décidé d’affronter mon destin.

— N’est-ce pas le fumet de la merde en barre que le vent soudain m’apporte ? » Étant de nature un vieux cynique, j’avais plutôt tendance à croire qu’il comptait dessus pour tirer sa crampe. Mais je me suis bien gardé d’y faire allusion. Je me suis contenté de l’accepter, avant de constater en bougonnant que le jeune homme si bien élevé de Roupille n’écrivait ni ne lisait le premier mot de taglien, langue dans laquelle sont rédigées les annales depuis un bon quart de siècle.

Le livre de Madame avait été le tout dernier écrit dans une autre langue. Et Murgen l’avait traduit et mis à jour en même temps que deux des miens, qui d’ailleurs n’avaient pas réellement besoin d’être fignolés.

« Tu veux vraiment apprendre à lire et écrire le taglien ? lui ai-je demandé. Tu n’auras peut-être jamais à faire ni l’un ni l’autre…

— Sauf si je veux lire les annales. Les saintes écritures de la Compagnie noire.

— Ouais. Si jamais je disparais, tu te retrouveras tout seul, à moins que Roupille n’ait des loisirs à revendre ou que Madame ne se rétablisse. » J’avais assez de temps devant moi pour feindre l’indifférence. Mais ça ne convainquait personne.

Suvrin m’a fixé comme s’il attendait la chute de l’histoire.

Elle n’en avait pas, en réalité. Sauf qu’il devrait veiller à me maintenir assez longtemps en vie pour lui permettre de déployer les talents requis.

 

Deux jours après que Suvrin est devenu mon assistant, Roupille a mis en scène une cérémonie destinée à officialiser sa nomination au grade de lieutenant de la Compagnie noire, faisant ainsi de lui son successeur en titre.

 

Nous nous trouvions devant la grande place forte anonyme qui, depuis le sommet d’une colline, domine la route de roche aux abords de Taglios. Une vaste plaine avait été nivelée pour servir de campement ou de place d’armes aux troufions, où ils pourraient s’exercer à toutes les subtilités du combat rapproché exigées pour la victoire. Voire de champ de bataille, où les forces chargées de la défense de la ville pourraient engager le combat contre un ennemi menaçant de l’attaquer.

Personne ne nous importunait, hormis quelques petites troupes de cavaliers vehdnas composées de jeunes gens désireux de prouver leur bravoure. Mais j’avais prévenu Roupille et Suvrin contre la tentation de laisser derrière nous cette place forte invaincue.

Roupille ne semblait guère plus intéressée que d’habitude par l’avis d’autrui, mais, ces temps-ci, elle faisait mine de prêter l’oreille. Sa stratégie de conquête s’était soldée par un désastre que seule la survie d’un petit nombre d’entre nous était venue tempérer.