CHAPITRE 86 : PRÈS DU CIMETIÈRE
LA CONFUSION GAGNE
« Il y a une autre division là-bas, à l’est de la route de roche, apprit Cygne à Roupille et son état-major. À mon sens, elle était censée passer outre pour nous prendre à revers. Mais elle a subitement obliqué pour remonter vers le nord. Nous ne saurons jamais pourquoi, à moins de faire des prisonniers ou d’en être informés par le peuple caché. »
Le peuple caché est brusquement devenu un sujet brûlant. Quelques-uns de ses membres étaient encore dans les parages, mais pas moyen de les contraindre à coopérer. Tobo ne leur avait pas ordonné de nous aider.
Les humeurs ne se sont guère améliorées durant les débats. Tout le monde était harassé, impatient et à cran. Et plus particulièrement Roupille. Manquant de preuves tangibles, elle commençait à se demander si Mogaba ne l’avait pas de nouveau roulée dans la farine. Et c’était loin d’être terminé.
Le Grand Général n’avait toujours pas rompu le contact. Il semblait disposé à poursuivre éternellement cette guerre d’escarmouches.
« Je pense qu’on s’est très bien comportés, a déclaré Cygne à la cantonade. Le taux de pertes est probablement en notre faveur.
— Mais stratégiquement Mogaba doit exulter, aboya Roupille. Tout fier de lui et de sa réussite. » Elle n’en savait strictement rien, bien entendu. Elle savait seulement qu’elle n’était pas contente d’elle. Mogaba l’avait encore prise au dépourvu.
Elle n’oubliait qu’un détail : elle avait réussi à repousser une force nettement supérieure dès le début de l’engagement ; le Grand Général s’était sans doute montré trop subtil et futé pour son propre bien.
Saule Cygne, lui, en était conscient. « Mogaba peut revenir, a-t-il déclaré. Dès qu’il comprendra qu’il nous a surpris et aurait pu nous écraser s’il s’était contenté de donner la charge au lieu de procéder à toutes ces manœuvres. »
Quelques têtes ont opiné. Un brigadier a fait remarquer que, s’il avait commandé l’armée ennemie, il aurait attaqué même avec la certitude que nous nous y attendions. Juste pour voir ce qui se passerait ; et nous persuader que nous devions rester sur le qui-vive. Se préparer plusieurs jours de suite à repousser un assaut ennemi peut vous démoraliser n’importe quelle armée.
Sahra est entrée. En retard et peu intéressée par la discussion. « Il commence à pleuvoir », a-t-elle déclaré sans s’adresser à personne.
Dans la mesure où la nouvelle était d’importance et risquait d’avoir une influence considérable sur le déroulement des opérations, Saule Cygne est allé jeter un coup d’œil dehors.
Le ciel était plombé et l’air sentait la pluie. Mais il ne pleuvait pas encore et l’averse ne se déclencherait probablement pas avant la tombée de la nuit, voire longtemps après. Toutefois, le crépuscule approchait. Cygne est rentré en secouant la tête.
Il devint clair peu après, quand une patrouille rapporta la nouvelle que le bois du Malheur avait été purgé de tous les Félons, que Sahra s’était exprimée de manière métaphorique ou figurative.
« Même la Fille de la Nuit et la créature qui était Gobelin ? a demandé Roupille.
— Nous n’avons pas retrouvé leurs cadavres, capitaine. Et il y avait là-bas beaucoup de cadavres. Tous décapités. Ces deux-là ont peut-être réussi à s’échapper.
— Peut-être. J’aimerais assez que ce fichu Tobo soit de retour. Je déteste avancer à l’aveuglette.
— Tu n’es qu’une enfant gâtée, lui a déclaré Cygne.
— Et j’adore ça. Tso Lien. Un surcroît de travail pour ton équipe de reconnaissance. Tâchez d’apprendre ce qui s’est passé. Et de découvrir si nous pouvons les débusquer. Sans jamais perdre de vue que Mogaba serait ravi de nous entraîner dans un piège mortel.
— Cela sera fait, capitaine. »
La réponse fleurie de Tso Lien a arraché un gloussement à Roupille. L’homme venait d’une province de Hsien où le style du discours compte presque autant que sa teneur. Un autre de ces officiers mercenaires férocement compétents qui avaient souhaité se débarrasser des entraves féodales de Hsien dans l’espoir de faire fortune.
Cygne se demanda si les hommes du Pays des ombres inconnues ne feraient pas mieux de se concentrer davantage sur leur propre survie que sur l’espoir de gagner cette guerre. Leur fortune à venir reposait déjà entre les mains de la Compagnie, cachée dans ce cimetière.