CHAPITRE 61 : LES TERRITOIRES TAGLIENS

VOL DE NUIT SUR DEJAGORE

Trois poteaux volaient en formation d’oies sauvages. Tobo avait pris la tête, Saule Cygne à cheval sur son pilon. Cygne semblait en proie aux affres d’une grave rechute dans la religiosité : il marmottait sans discontinuer une prière polysyllabique d’un seul mot. Il souffrait du vertige, se cramponnait si fort à Tobo qu’il devait lui infliger des ecchymoses et fermait les yeux si hermétiquement que des crampes musculaires se propageaient sûrement jusque dans ses mollets.

Madame et Shukrat pilotaient les deux autres. Madame avait pris Aridatha Singh en croupe et Shukrat embarqué l’oncle Doj.

Murgen, Thai Dei et moi partagions le tapis volant avec le Hurleur, dont les glapissements étaient étouffés par l’espèce de grand bol de verre dont l’avait coiffé Madame. L’expédient fonctionnait assez bien pour nous épargner des problèmes avec des gens ignorant tout de notre venue.

Murgen et Thai Dei ne nous accompagnaient que pour rassurer Sahra, qui refusait de laisser son bébé s’aventurer seul sur une voie périlleuse. Tout le monde était exaspéré, car, avant de songer à donner l’assaut, il faudrait rapatrier le père et l’oncle du garçon à Gharouanesse. Mais Sahra s’était montrée aussi têtue qu’une mule et avait tellement tempêté que Roupille, de peur de perdre une amie, avait préféré lui céder.

Les souvenirs que Sahra avait conservés de Dejagore, comme les peurs qu’elle y avait connues, restaient aussi impérieusement handicapants.

J’espérais que Murgen et Thai Dei sauraient mieux les surmonter, encore qu’au décollage, livide et ruisselant de sueur, Murgen avait donné l’impression de respirer difficilement. Quant à Thai Dei, il semblait plus que jamais absorbé dans son monde intérieur.

Je leur avais parlé en tête-à-tête et, sachant d’expérience qu’on pouvait permettre à nombre de mes frères de surmonter les trop fortes pressions émotionnelles en leur confiant de lourdes responsabilités de cet ordre, j’avais tenté de leur expliquer que je comptais sur chacun pour veiller sur l’autre et le soutenir en cas de tension excessive.

Le Hurleur maintenait son tapis au centre de la formation. Nous nous dirigions vers le nord à une allure engendrant un vent glacé dont la violence me faisait venir les larmes aux yeux. Murgen et moi occupions chacun un angle du tapis. « J’avais oublié à quel point je détestais ça, lui ai-je confié. Pourquoi n’ai-je pas plutôt envoyé quelques-uns de ces fougueux jeunes étalons de Hsien ?

— Parce que tu n’es pas différent de tous les capitaines récents de la Compagnie. Il faut absolument que tu fourres ton nez dans tous les problèmes pour t’assurer que tout se passera bien comme tu l’entends. »

À l’avant, Tobo a soulevé le rabat d’une lanterne rouge et l’a fait clignoter plusieurs fois. En réponse, un signal lumineux, bien plus distant que je ne m’y étais attendu, est monté du sol à des kilomètres de notre route aérienne.

Lame et la cavalerie avaient tenu une bonne moyenne et se trouvaient déjà à l’intérieur du cercle de collines entourant Dejagore. La lune se lèverait dans une heure, leur fournissant toute la clarté dont ils auraient besoin pour dévaler l’autre versant et s’infiltrer au travers.

Nous avons franchi la lisière, aperçu les lumières éparses de la ville et considérablement ralenti. Les poteaux volants se sont rassemblés. Aridatha s’efforçait d’expliquer à Tobo où nous devions nous rendre.

« Tu aurais dû monter avec Tobo, ai-je soufflé à Murgen. Tu connais Dejagore mieux que personne.

— La Dejagore d’il y a un quart de siècle, peut-être. C’est désormais une ville tout à fait différente. Aridatha y est chez lui. Il ne l’a quittée que depuis quelques semaines. »

La clarté des étoiles ne nous permettait encore que de distinguer quelques détails, mais, à mesure que nous nous rapprochions, les murailles et les bâtiments principaux ressemblaient de plus en plus aux souvenirs que j’en avais gardés.

Les poteaux volants ont adopté une formation en V renversé, dont Madame et Aridatha ont pris la tête tandis que le Hurleur assurait l’arrière-garde. Nous sommes repartis.

Dix minutes plus tard, nous atterrissions. Et cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’Aridatha nous faisait précipitamment entrer dans l’échoppe de son frère.

Sugriva Singh était une version en réduction de son cadet. Il avait assez bien réussi. Il possédait un immeuble entier dont son commerce occupait le rez-de-chaussée et dont les étages supérieurs hébergeaient sa famille… laquelle brillait par son absence.

Sa bonne fortune antérieure expliquait amplement le vif déplaisir que lui infligeait notre irruption. Il se retrouvait brusquement cerné par dix malfrats plantés au beau milieu de ses légumes, dont seuls son frère et une petite blonde opulente n’avaient pas l’air disposés à lui rôtir la plante des pieds. Il avait beaucoup à perdre. Et bien davantage s’il refusait de coopérer. Le culte des Félons était vu d’un très mauvais œil à Dejagore. La seule rumeur de sa parenté avec le saint vivant des Étrangleurs risquait de les anéantir, lui et tous ceux à qui il avait jamais adressé la parole.

Aridatha s’est dispensé des présentations. Sugriva n’avait nullement besoin de connaître l’identité de ses visiteurs. De fait, il y avait de fortes chances pour qu’il ait déjà reconnu certains d’entre nous.

« Notre père est mort, lui a appris Aridatha. Il a été assassiné voilà quelques semaines. Étranglé. »

Sugriva était son aîné de dix ans. Il se souvenait encore du Narayan Singh d’avant l’invasion des Maîtres d’Ombres, qui vendait des fruits et légumes et dorlotait ses enfants. Le coup le frappa plus durement qu’Aridatha. « Et ça ne devrait pas me surprendre, n’est-ce pas ? a-t-il demandé à travers des larmes qui devaient davantage à la fureur, peut-être, qu’à la douleur. C’est ce que tu veux dire ? »

Il a mis plusieurs minutes à reprendre contenance. Je dois lui reconnaître au moins une qualité : il n’a pas rouspété contre l’inéluctable. Il comprenait parfaitement qu’on lui forçait la main et, si les événements avaient peu de chances de se dérouler comme Aridatha le lui avait fait miroiter lors de sa visite précédente, il a néanmoins préféré coopérer. Il voulait en finir le plus tôt possible, en espérant que la nouvelle administration se montrerait aussi indifférente à son égard que celle qui tenait les rênes actuellement.

Mais la situation ne prenait pas non plus la tournure qu’avait prévue Aridatha.

« Vous n’avez pas choisi la nuit la plus propice pour agir, a déclaré Sugriva. La lune trahira tous ceux qui tenteraient d’approcher de la ville. »

Tobo a gloussé. « Tu risques d’être très surpris, frère Sugriva. La nuit est notre alliée.

— Je me serais plutôt attendu à entendre ces paroles dans la bouche de mon père, jeune homme. »

Et le fils de son père ? Y croyait-il aussi ? Notre apparition avait sans doute mécontenté, voire courroucé Sugriva, mais elle ne l’avait pas réellement étonné. Quel grossiste en fruits et légumes ne serait pas surpris d’être réveillé en pleine nuit, dans une cité dont les portes se fermaient avec une diligence touchant au fanatisme dès que l’arc inférieur du soleil effleurait le sommet des collines occidentales ?

Le frère aîné d’Aridatha serait-il une manière d’escroc ?

« Nous ne t’avons dérangé que parce que nous ignorions comment étaient gardées les portes, lui a expliqué Aridatha.

— Tu me l’as déjà dit. J’ai pris mes renseignements. Une compagnie est affectée à la garde de chacune des portes. La poterne ouest est la plus étroitement surveillée, dans la mesure où, à elle seule, elle voit passer plus de trafic que les trois autres réunies. » Une des bizarreries de Dejagore est que la presque-totalité des routes qui permettent aujourd’hui d’y accéder se rejoignent au même carrefour occidental, hors les murs, de sorte que la circulation est pratiquement inexistante ailleurs. Seuls les agriculteurs et ceux qui ont partie liée avec ce secteur empruntent les poternes nord et sud.

« La poterne orientale devrait donc être la plus facile à investir et contrôler », a-t-il poursuivi. Une vraie route y conduisait autrefois, mais elle ne menait qu’à de petits hameaux éloignés. « La surveillance y est plus relâchée, dans tous les sens du terme. Aucune des sentinelles n’est d’origine autochtone. Et toutes sont beaucoup trop jeunes pour se souvenir de la dernière fois où Jaicur a été attaquée. » Quand il avait pris un nom dejagorien, Sugriva avait adopté tant l’accent du cru que le nom qu’on donnait à la ville dans la région.

L’ennui avec la poterne orientale, c’était que Lame venait de l’ouest. Mais très en avance sur l’horaire. En se pressant un peu, il pourrait arriver avant le lever du soleil.

« Pourquoi Madame n’irait-elle pas annoncer à Lame qu’il entrera par la porte est ? a suggéré Tobo.

— Parce que je vais devoir m’habiller. »

Endeuilleur et Ôte-la-Vie seraient de la fête. Voilà bien trop longtemps qu’ils avaient quitté la scène.

« Le moment est venu de vérifier si tu me fais réellement confiance, j’imagine, Tobo », a laissé tomber Shukrat trente secondes plus tard.

Je suis intervenu avant que le jeune garçon ait eu le temps d’ouvrir la bouche. « Je suppose. Dis à Lame de ne pas perdre de temps. Plus longtemps nous pourrons profiter de la nuit, mieux nous nous en porterons. Et, une fois à pied d’œuvre, nous ne passerons pas longtemps inaperçus. Annonce-lui que nous attendrons son arrivée à la poterne. »

Un sourire a joué sur le visage encore poupin et piqueté de taches de rousseur de Shukrat. Elle s’est dressée sur la pointe des pieds et a planté un bécot sur la joue de Tobo. Comportement pour le moins effronté dans cette région du monde, selon tous les critères en vigueur. Les Voroshk se plient sans doute à d’autres usages.

Elle s’est écartée d’un bond. Tobo était estomaqué. J’ai affiché un grand sourire niais, jusqu’à ce que Madame me flanque un coup de coude dans les côtes. De toute évidence, j’avais un peu trop ouvertement apprécié les rebonds.

« Je suggère que nous nous mettions immédiatement au travail, mes amis, a déclaré Murgen. Je ne tiens pas à m’attarder dans ces murs une minute de plus que nécessaire. » Il tenait le choc, mais sa tension était visible.

Thai Dei n’était pas loin de s’effondrer non plus, et pour une raison encore plus valable. Un grand nombre de ses proches avaient trouvé la mort durant le siège. Si coriace qu’on se prétende, tous ces deuils ne peuvent que vous ronger le cœur. À moins d’être inhumain.

« Cet homme vient de marquer un point, ai-je laissé tomber. Commencez à vous préparer. »

Madame et moi avions le plus gros du boulot. Nous allions donner une grande représentation. Nous nous sommes retirés dans une petite arrière-boutique plus froide que la salle principale. « Tu as réellement maîtrisé le maniement de ces poteaux, trésor ? lui ai-je demandé pendant que nous nous escrimions à nous transformer en cauchemars ambulants.

— Ce n’est pas si ardu. Sauf pour se maintenir en selle. N’importe quel crétin pourrait le faire. Il suffit de déplacer les petites baguettes noires qui saillent des troncs et de faire glisser des manettes pour monter, descendre, accélérer ou ralentir. Pourquoi ?

— Je me suis dit qu’il serait peut-être préférable pour notre bien comme pour celui d’Aridatha qu’on le renvoie à Taglios. Il est resté très longtemps absent. Mogaba aura besoin de sa présence pour le montrer en public avant que la nouvelle de l’affaire de cette nuit se répande. »

Elle n’a pas cessé de revêtir l’armure d’Endeuilleur, mais m’a jeté un regard que je lui avais très rarement vu. Exactement comme si elle lisait dans mon cœur et sondait tous mes cagibis secrets. Ça peut être assez terrifiant.

« D’accord. On va devoir faire vite si je veux décoller avant le jour.

— Le poteau pourra te conduire jusque-là, tu crois ? » Ignorant le fonctionnement de ces engins, je n’avais aucune idée du carburant qu’il fallait leur fournir, comme son picotin à un cheval. Les poteaux semblaient plus ou moins obéir aux mêmes principes que les tapis volants du Hurleur, dont le pilotage exigeait un sorcier puissant, à la volonté de fer. Et une vigilance sans partage dès lors qu’ils avaient pris l’air.

« J’en suis persuadée. Que veux-tu que je dise à Mogaba ? »

L’ancien défi « mes frères impardonnés » m’a bien traversé la tête, en même temps que « tous leurs jours sont comptés ». Mais le moment était plutôt mal choisi.