CHAPITRE 80 : LES TERRITOIRES
TAGLIENS
AU CAMP
La vie ne ressemble jamais à l’eau d’un canal s’écoulant paisiblement entre les rives rectilignes et prévisibles d’un chenal tout tracé. Elle évoque plutôt un tumultueux torrent de montagne aux méandres abrupts, qui tantôt roule des eaux presque dormantes, tantôt voit son cours se précipiter, de nouveau turbulent, au gré d’un relief inattendu.
J’exposais une métaphore similaire à Madame et Suvrin, tout en vérifiant si Tobo était désormais capable de s’appuyer légèrement sur sa jambe cassée. Il avait l’impression de se porter beaucoup mieux et commençait à s’agiter énormément, signe sans doute d’une nette amélioration de la santé du patient, sans pour autant que sa convalescence soit, loin s’en faut, aussi avancée qu’il cherche à s’en persuader. Nous nous trouvions dans mon lazaret réservé aux huiles. Volesprit et Arkana étaient présentes elles aussi. Shukrat faisait tout un cirque et enguirlandait Tobo, tout en laissant clairement entendre qu’Arkana n’existait plus à ses yeux. Madame, parfaitement immobile et les mains posées à plat sur les cuisses, était agenouillée près de la paillasse de sa sœur, dans la même posture depuis près d’une heure. Pendant un certain temps, je l’avais crue en méditation ou plongée dans une transe. Je commençais désormais à m’inquiéter.
Ces deux femmes faisaient davantage penser à une mère et sa fille qu’à deux sœurs. Pauvre Madame ! Les humains guerroient en vain contre les années. Et celles-ci ne s’étaient guère montrées tendres avec ma mie, récemment.
Maintenant que nous étions installés et que nous n’avions rien de mieux à faire qu’attendre le rétablissement des blessés, Madame passait des heures tous les jours avec Volesprit. Elle était incapable de se l’expliquer.
Elle a fini par revenir à elle, tourner la tête et poser la question qui lui brûlait les lèvres. « Elle est en train de mourir, n’est-ce pas ?
— Je crois, ai-je reconnu. Et j’ignore pourquoi. De la même affection, dirait-on, qui a emporté le jeune Voroshk. Si bien que je ne sais pas comment la juguler. Le Hurleur n’en a aucune idée non plus. » Le petit sorcier vociférant était pourtant renommé pour ses talents de guérisseur. « Gobelin a dû lui faire quelque chose, ai-je ajouté, mais il ne s’agit pas de magie. Personne, d’ailleurs, n’est en mesure de l’identifier. Et il ne s’agit d’aucune des maladies que j’ai rencontrées sur le terrain. » Dans la grande majorité des armées, les soldats meurent plus souvent de la dysenterie que des blessures infligées par l’ennemi. Ça n’a jamais été le cas dans la mienne et je m’en flatte.
Madame a hoché la tête. Elle s’est remise à fixer sa sœur. « Je me demande ce que c’est. Ce que Gobelin a bien pu lui faire. Il faudrait la réveiller pour le savoir, non ? » Une seconde plus tard : « Ce petit salaud était encore là quand Sedvod est tombé malade. Pas vrai ?
— J’en ai bien peur. » J’ai confié Tobo à Shukrat. « Tâche de mettre une sourdine avec lui, fillette. Sinon on devra vous trouver deux tentes séparées. »
Tobo a piqué un fard. Shukrat a souri. Je me suis tourné vers Arkana. « Tu te sens prête à reprendre ta carrière de danseuse ?
— Rien n’est jamais sérieux à vos yeux, hein ? »
Elle me prenait au dépourvu. La frivolité ne fait pas partie, d’ordinaire, des crimes qu’on m’impute. « Absolument. Aucun de nous n’en sortira vivant, alors autant se payer une bonne crise de fou rire quand on peut encore se le permettre. » C’était du moins le credo de Qu’un-Œil. « Ronchon, ce matin ? » Je me suis penché sur elle pour murmurer : « Je me mets à ta place. Les fractures, c’est pas rigolo. J’en sais quelque chose. J’en ai eu quelques-unes. Mais essaie de sourire. Le pire est passé. »
Elle m’a décoché son regard le plus noir. Le pire était encore dans sa tête. Moralement, elle ne s’en remettrait peut-être jamais. Ni son éducation ni sa condition ne l’avaient préparée à seulement concevoir qu’elle pourrait être un jour victime de telles horreurs.
« Tâche d’envisager les choses sous cet angle, petite : si moche que ça te paraisse aujourd’hui, ça peut toujours empirer. J’exerce depuis un bon bout de temps le métier des armes et, crois-moi, c’est une loi de la nature.
— Comment ma situation pourrait-elle bien empirer ?
— Réfléchis. Tu aurais pu rentrer chez toi. Pour y trouver la mort. Après avoir vécu un enfer. Ou tu pourrais être ma prisonnière au lieu d’une invitée. Chaque jour, autrement dit, risquerait d’être le pire de ta vie. Un tas de gars ici pensent que nous vous laissons un peu trop les coudées franches. Ce qui me rappelle une autre loi de la nature. Une fois sorti du petit cercle des gens qui voient en toi quelqu’un d’extraordinaire, on n’est plus qu’un corps humain comme les autres. Et, pour une femme, ça n’est jamais une situation idéale. Tu t’en tires bien mieux chez nous, où des femmes mènent la barque, qu’à peu près partout ailleurs. »
Arkana s’est comme rétractée en elle-même, manifestement Persuadée que je la menaçais. Ce n’était nullement le cas. Je me contentais de penser tout haut. De radoter. Comme tous les vieillards.
« Si tu dois vraiment t’en prendre à quelqu’un, place Gromovol en tête de ta liste, lui ai-je conseillé.
— C’est mon unique et dernier pont avec quatre-vingt-quinze pour cent de mon existence, a laissé tomber Madame. L’ultime lien avec ma famille. »
Le torrent fait parfois de furieux virages. « Sors-la de là par un moyen ou un autre et, à peine remise sur pied, elle te tranchera les jambes à la hauteur des genoux et t’obligera à danser sur les moignons. »
Tobo s’apprêtait à dire quelque chose. Je lui ai flanqué un coup de coude. Nous en avions parlé maintes fois. Il penchait pour l’effusion de sang.
« Je sais, je sais. Mais c’est à croire que quelqu’un disparaît chaque fois que je me retourne, et que nous devenons de plus en plus étrangers à…
— Je te comprends. Depuis la mort de Qu’un-Œil, je me sens déboussolé. Intemporel. Il ne reste pratiquement plus rien de mon passé. » L’élément qui s’en rapprochait le plus était Murgen, arrivé sur le tard. Madame et moi avons choisi cette voie… et, aujourd’hui, nous ne sommes plus guère que des transfuges, des réfugiés de notre propre époque et de notre pays natal. Pourquoi devrais-je m’en étonner sur mes vieux jours ? La Compagnie n’a toujours été que cela : un ramassis d’apatrides, de désespérés, de fugitifs et de parias.
J’ai soupiré. Allais-je brusquement me mettre à me recréer un passé, comme une espèce de béquille affective ?
Je me suis agenouillé auprès de Madame.
« Je ne pense pas qu’elle passera la semaine. J’ai le plus grand mal à lui faire avaler quelque chose. Et plus encore à le lui faire garder. Mais j’ai peut-être trouvé une solution pour retarder sa fin. Et peut-être aussi établir un diagnostic plus solide. »
Madame m’a jeté un tel regard que j’en ai frissonné, en me remémorant l’époque reculée où j’étais prisonnier de la Dame dans la tour de Charme et où je m’apprêtais à affronter l’Œil de la Vérité. « Je t’écoute. »
J’ai remarqué qu’elle répugnait, encore aujourd’hui, à toucher sa sœur. En réalité, son émotion apparente masquait un profond égoïsme. Elle ne souhaitait sauver sa folle de sœur que pour son seul plaisir personnel.
« Nous pourrions la conduire à Shivetya. Nous le savons capable de guérir le Hurleur…
— C’est ce qu’il prétend. Il ne nous dit que ce que nous souhaitons entendre. »
Ce que le Hurleur souhaitait entendre. Le bien-être de l’avorton m’était indifférent. À mon avis, le monde ne se porterait que mieux après sa liquidation.
Mais le ton de Madame démentait ses paroles. Une lueur d’espoir avait brillé.
« Demandons-lui de confectionner un autre tapis, ai-je proposé. Qui nous permettra de gagner la plaine scintillante en douce, de le faire soigner et de vérifier si Shivetya peut quelque chose pour Volesprit. En cas d’impuissance de sa part, nous pourrons l’entreposer dans la caverne de glace jusqu’au jour où nous aurons le loisir de rechercher la vraie cause de son mal. Ce qui, pour Tobo, devrait représenter un authentique défi. »
Cette dernière ligne d’action avait ma préférence. Une fois Volesprit installée dans la caverne des Anciens, Madame finirait probablement par s’en désintéresser. Pour le reste du monde, les conséquences seraient exactement les mêmes que si nous la tuions sur-le-champ ; tandis que Madame, de son côté, garderait la possibilité de préserver son seul lien avec ses racines puisqu’elle pourrait intervenir à tout moment pour ressusciter sa frangine.
« L’idée me plaît, a-t-elle déclaré. Je vais demander au Hurleur dans quel délai il pourrait fabriquer un tapis.
— Très bien. » J’ai repoussé une des paupières de Volesprit. Je n’ai rien vu de très prometteur. J’ai eu l’impression que son essence elle-même était absente, errante ou égarée. Juste retour de bâton ! s’exclamerait sans doute Murgen si c’était le cas.
« Tu mijotes autre chose que ce que tu lui as dit, n’est-ce pas ? m’a demandé Tobo dès que Madame a tourné les talons.
— Moi ? » J’ai haussé les épaules. « J’ai quelques petites idées. Je vais devoir en éclaircir certaines avec l’aide du capitaine. »
Shukrat a fait une réflexion qui a définitivement ruiné l’image de petite blonde stupide que je me faisais d’elle. « Es-tu conscient que Volesprit n’est descendue du Nord et ne vous a suivis jusqu’ici que pour la même raison qui incite aujourd’hui Madame à vouloir la sauver ? Je suis prête à parier qu’elle aurait pu vous tuer tous à n’importe quel moment si elle en avait réellement éprouvé le désir. »
Je me suis pétrifié. J’ai jeté un regard à Tobo puis je l’ai de nouveau fixée.
Shukrat a piqué un fard. « Aucune des deux n’a jamais appris à dire “Je t’aime” », a-t-elle murmuré.
Je pouvais comprendre. Gobelin et Qu’un-Œil avaient entretenu la même relation durant des décennies, quoique sur un mode moins létal. Quand ils étaient sobres, tout du moins. Je suis sans cesse témoin du même genre de rapports entre certains de mes frères qui sont (ou se croient) incapables d’exprimer leurs sentiments réels. « Sauf que ces deux femmes ne savent même pas qu’elles devraient se l’avouer », ai-je ajouté.