CHAPITRE 103 : PRÈS DU CIMETIÈRE
EN QUÊTE D’UNE ÂME PERDUE
Je m’étais déjà trouvé à proximité d’activités nécromanciennes et autres méthodes de divination de haute volée, mais jamais aussi près que cette nuit-là. Je n’ai aucune envie de remettre ça. Si ma chère et tendre souhaite garder quelqu’un sous la main pour sauver son petit cul en cas de pépin, je nouerai une longue corde à sa cheville et j’attacherai l’autre extrémité à un cheval, dont je fouetterai la croupe si jamais ça tourne mal.
La séance ne s’est pas bien passée. Et, avant qu’elle ne se termine, j’avais eu droit à une vision plus hideuse encore de cette plaine d’ossements qui était revenue si souvent hanter les rêves de Murgen et de ma bien-aimée.
La puanteur était immonde et le vent plus effroyable encore. Je ne m’étais jamais autant pelé. Je suis resté plusieurs heures à me rôtir devant un brasier après la fin de l’évocation, mais les flammes séculières ne peuvent pas grand-chose pour combattre un froid aussi âpre. À tel point que nous avons dû repousser le raid du capitaine, non pas à la nuit suivante mais à celle du surlendemain, et ce uniquement parce que Sa Seigneurie commençait à se demander publiquement si nous attendions la canicule, nous autres mous du genou.
Murgen, Roupille et moi avions assisté à l’évocation. Nul autre n’y avait été invité, pas même Shukrat, ni Suvrin ni aucun des amis de Sahra. Et l’affaire a aussitôt dégénéré. Dès que Madame a levé la main pour se masser la tempe droite. Peu après, j’ai commencé à percevoir, très aléatoirement, de fugaces impressions de choses qui n’étaient pas présentes. D’abord l’odeur puis le froid. Avant même d’avoir aperçu quoi que ce soit, mon équilibre mental a été mis à rude épreuve à plusieurs occasions.
Moins l’opération se déroulait comme elle l’aurait souhaité, plus Madame s’énervait. Elle s’y est reprise à deux fois. Et finalement, quand elle s’est décidée à foncer bille en tête, elle s’est retrouvée là où elle ne souhaitait pas se rendre. Elle a fini par renoncer. Mais pas avant que nous n’ayons respiré une puissante bouffée des rêves charnels de Kina.
« Navrée, a-t-elle déclaré à Tobo. Kina tente de m’atteindre par notre connexion. Plus je lui pompe de pouvoir et plus il lui est facile de me contacter. »
Mauvais, ça. Madame risquait sans doute de devenir suprêmement puissante… mais, en même temps, d’être asservie à la déesse.
Elle a dû lire dans mon esprit, car elle m’a jeté un regard mauvais. « Cette saleté n’aura jamais aucune prise sur moi. » J’ai vaguement envisagé de lui rappeler de qui nous parlions : la Mère de l’Illusion. Tant qu’elle parvenait à les manipuler, Kina n’avait nullement besoin de contrôler les gens. Et elle pouvait manœuvrer des populations entières. En dormant. « Avons-nous découvert quelque chose sur Sahra ? » ai-je préféré lui demander.
L’humeur de Madame ne s’améliorait guère. « Rien de ce que nous aurions pu apprendre, en tout cas, si cette vieille truie démoniaque n’avait pas décidé de saboter l’opération. » Son esprit restait visiblement affecté. Elle donnait l’impression d’être ivre. « Nous n’avons pas réussi à évoquer Sahra. Pas même à la contacter. De sorte que l’affaire ne reste pas moins ambiguë. » Sa voix était pâteuse et elle en avait conscience, mais elle n’en persistait pas moins à employer des mots compliqués. « Je la crois morte. Sinon Tobo et le peuple caché l’auraient déjà retrouvée. Rien n’échappe très longtemps aux molosses noirs.
— Les soldats vivent, ai-je marmonné. Ce n’est pas juste, une chose pareille. » Mais dame Fortune s’en tape le coquillard. À moins qu’elle ne se gausse de la souffrance humaine. « Il doit y avoir une signification ésotérique…
— Tu vires mystique sur le tard, Toubib ? a aboyé Roupille. Tu es pourtant le premier à affirmer que rien n’a de sens sauf celui qu’on y met nous-mêmes.
— Ça me ressemble foutrement en effet, pas vrai ? Tâchons plutôt de surmonter nos frustrations en allant botter le vieux cul râpé de Mogaba. »
Roupille, peu désireuse de nous dépêcher d’aussi méchante humeur hors du campement, nous a fait passer une revue de détail. Nous risquions de nous mettre nous-mêmes en péril.
Elle n’en a pas fait ses choux gras. Notre humeur ne s’améliorait pas non plus. Elle a fini par rengainer ses objections et nous autoriser à partir.
Le Hurleur venait d’achever un tapis volant capable de transporter vingt passagers. En sus de la cargaison, il en supportait seize cette nuit-là. Dont les deux vieux Voroshk, un certain nombre de soldats de Hsien formés pour les commandos et Murgen. Depuis le fiasco du rituel de Madame, Murgen se comportait comme un zombi. Il lui avait entendu dire que Sahra était morte.
Je l’avais exhorté à rester, mais il avait insisté pour venir.
J’aurais dû tenir bon. Il ne pouvait s’interdire d’être un poids mort, sinon un facteur de risque.
Tobo était moins défait. Il pensait trop à Shukrat pour se polariser sur la disparition de sa mère. Il n’empêche qu’il continuerait d’ouvrir l’œil.
Madame et moi avions revêtu toute la panoplie : armure noire d’Endeuilleur et d’Ôte-la-Vie sous la tenue Voroshk. Mes deux corbeaux me filaient le train. Arkana volait avec nous. C’était une mise à l’épreuve et elle en était pleinement consciente.
Sous nous se mouvaient de noires créatures. Présentes depuis la tombée de la nuit.
Taglios ne dort jamais. Ses habitants qui, ce soir-là, auraient une raison valable de fourrer le nez dehors feraient bien de s’inquiéter de ce qui rôderait dans les coins sombres. Eh, Mogaba ! Méfie-toi ! Les ténèbres viennent toujours.
Nous montions encore vers le ciel, tout juste sortis du campement, quand je me suis faufilé près de Madame. Nous voguions cuisse contre cuisse, notre traîne Voroshk claquant au vent vingt mètres derrière nous. Nous avons d’abord débattu de celui de nos compagnons qu’il nous fallait surveiller de plus près, puis la tentative avortée de Madame pour établir le contact avec Sahra est revenue sur le tapis. « Je la crois encore quelque part dans la nature, tout aussi avide que nous de nous contacter, m’a-t-elle répété pour la vingtième fois. Mais cette ignoble déesse tient à nous séparer.
— Kina serait-elle réveillée ?
— Elle n’a jamais été plus consciente depuis très longtemps. Du moins depuis que Gobelin est descendu sous terre. Sinon depuis l’époque où, sentant approcher son apocalypse, bien avant que nous ne fussions entrés dans cette contrée, elle nous déclara la guerre. »
Bien avant que nous ne fussions… Wouah ! « J’ai une question à te poser. Sur un tout autre sujet. Elle me brûle les lèvres depuis un certain temps, mais je n’ai jamais réussi à la formuler convenablement.
— Poète, va !
— Droguée du pouvoir !
— Quelle est ta question, bas-bleu ?
— Qu’est-il advenu des ombres de Volesprit ? »
Madame m’a jeté un regard inexpressif.
« Allons ! Cette vieille cervelle ne peut être sclérosée à ce point. C’était un Maître d’Ombres accompli. Il ne lui restait plus beaucoup de ses familiers, puisque ceux de Tobo n’ont pas cessé de les éliminer. Certes, elle a renoncé à les utiliser contre nous. Mais elle a bien dû en planquer un certain nombre quelque part. Pour les jours d’orage. »
Madame a poussé un grognement. « Je vois mal comment la tempête aurait pu se faire plus violente. » Mais elle n’élevait pas une objection, elle se concentrait sur la question. « À mon avis, les ombres inconnues les ont toutes exterminées. Il ne reste plus aucune ombre tueuse. Sinon nous entendrions encore parler de morts inexplicables.
— Peut-être. » Probablement. Si les ombres tueuses continuaient effectivement de rôder, elles provoqueraient une effervescence nettement supérieure à celle autorisée par leur nombre. Les populations des territoires tagliens enduraient depuis très longtemps leurs exactions.
Toujours est-il que j’ai poursuivi de l’avant jusqu’à me retrouver au coude à coude avec Tobo, promiscuité dont Shukrat a paru s’offusquer. Elle s’est laissé déporter au loin. En affichant, ai-je trouvé, une morgue typiquement adolescente.
« Je n’ai pas l’intention de te tenir la jambe jusqu’à la fin de tes jours. » J’ai confié mes appréhensions au gamin.
Il a paru les trouver recevables. « Je tâcherai de savoir s’il y a des raisons de s’inquiéter. »
J’ai ralenti jusqu’à ce que Madame m’ait rattrapé.
« Que t’a-t-il répondu ?
— Qu’il s’informerait.
— Ça n’a pas l’air de franchement te satisfaire.
— Sur le ton qu’on emploie pour rassurer son interlocuteur quand on n’a pas envie de gaspiller sa salive en vaines parlottes sur des problèmes qui vous indiffèrent. »