CHAPITRE 78 : LE MITAN
MAUVAISES NOUVELLES
Ça s’est brusquement mis à cavaler dans tous les sens sous l’effet de la panique. J’ai aussitôt reconnu ce signe : une nouvelle venait d’arriver et elle n’était pas bonne. Les forces de cavalerie dépêchées à Ghoja pour sonder ses défenses avaient sans doute connu un grave revers.
Je me suis dirigé vers la tente de Roupille sans y avoir été convoqué. Le temps de passer la tête à l’intérieur, j’avais déjà entendu une bonne demi-douzaine de rumeurs différentes dont aucune n’était franchement rassurante.
Répandre de fausses rumeurs est sans doute ce que fait de mieux la plus inepte des armées.
Roupille était en pleine réunion d’état-major avec Suvrin, Chaud-Lapin, Arpenteur et plusieurs commandants de brigade de Hsien. Tobo aussi était là, mais abruti par les calmants. Ni le Hurleur ni Shukrat n’y participaient. Tobo semblait légèrement penaud. Il devait avoir apporté la mauvaise nouvelle, incapable de se reprendre assez pour contribuer plus activement à cette réunion que par la simple transmission du rapport.
J’avais renoncé à le tarabuster. S’il tenait absolument à ses reconnaissances en poteau volant alors qu’il était complètement déglingué et plâtré de partout, il ne fallait plus compter sur moi pour l’en dissuader. Il avait une maman à moitié dingue pour s’en charger.
Roupille a tourné le regard dans ma direction et, l’espace d’une seconde, trahi une extrême irritation. Laquelle a tourné à la résignation lorsqu’elle a vu d’autres ex-capitaines pénétrer derrière moi dans la tente. Saule Cygne lui-même s’est invité.
Roupille devait affronter un défi totalement inédit. Jamais, dans toute l’histoire de la Compagnie, un capitaine en fonction n’avait vu pareille cabale d’ex-capitaines regarder par-dessus son épaule. Bien qu’aucun d’entre nous n’intervienne ni ne donne son avis quand il n’est pas sollicité, ses angoisses bien spécifiques la poussent à s’imaginer que nous la jugeons dès qu’elle exerce ses prérogatives sous nos yeux. Ce qui, bien entendu, est le cas, même si, en petites vieilles dames bien convenables, nous ne daubons sur elle que quand elle a le dos tourné.
« Puisque tout le monde est là sauf les cuistots et les marmitons, j’imagine que je peux poursuivre… Non. Tobo est présent. Il vous l’expliquera mieux que moi. » Elle en avait appelé au gamin dès que ses yeux s’étaient posés sur lui. Elle n’avait nullement besoin de lui infliger cet…
Le regard de Tobo s’est fait moins vitreux. Il a fermé les yeux, avalé un grand bol d’air pur et pris la parole. « Le peuple caché a filé Gobelin et la Fille du mieux qu’il a pu, bien que la tâche soit malaisée, même si nous connaissons l’itinéraire qu’ils doivent emprunter. » Il n’était guère impressionnant, ainsi sanglé sur un poteau volant Voroshk et tellement engoncé dans ses plâtres et ses éclisses qu’il ne pouvait se servir que d’une seule main. « Ils voyagent sous le couvert d’un brouillard de… de divines ténèbres, disons, faute d’un terme plus approprié. Mais, dans la mesure où nous savions par où ils devaient passer, j’avais demandé aux molosses noirs de parsemer leur route de coquilles d’escargot… J’ai joué de bonheur. Un de ceux du Peuple caché a surpris une dispute entre Gobelin et la Fille. » Tobo parlait tout bas, presque en chuchotant, et sur un débit rapide, ce qui contraignait son auditoire à observer le plus grand silence et à légèrement se pencher pour l’entendre.
Il a marqué une pause. Pour mieux souligner son propos, aurais-je soupçonné en d’autres circonstances. Le gamin ne détestait pas faire son petit effet.
Il a enfin daigné annoncer la lugubre nouvelle : « L’entité qui habite le corps de Gobelin connaît par cœur les Livres des Morts. Dès que la Fille aura terminé de les retranscrire, ils projettent d’initier le rituel associé à l’avènement de l’Année des Crânes. »
Le renard était donc dans le poulailler ! Oh, ma Doué !
Il fallut quelques minutes à Roupille pour apaiser tout son monde. Entre-temps, Tobo avait profité du répit pour se reposer. « C’est moins moche qu’il n’y paraît, a-t-il affirmé dès qu’un simulacre de calme se fut rétabli. N’oubliez pas que la présence de deux personnes est nécessaire. Si nous parvenons à tuer l’une des deux, c’est l’échec de la résurrection. Pour un siècle et au-delà. Et, comme pourront vous le confirmer en long et en large tous ceux qui ont participé à la rédaction des annales, écrire un livre exige beaucoup de temps. Même s’il ne s’agit que de le recopier. J’ai vu les Livres des Morts avant que Roupille ne les détruise. Ils étaient énormes. Et la Fille de la Nuit devra les retranscrire sans commettre la moindre erreur. Nous ne sommes donc pas immédiatement confrontés à une crise, même s’il s’agit d’un problème que nous n’avions pas prévu. »
J’ai repris la balle au bond. « Si l’une de tes bestioles a pu les approcher d’assez près pour apprendre tout ça, tu sais probablement où ils se trouvent à l’heure actuelle. Nous pourrions leur tendre une manière d’embuscade. » Madame et le Hurleur étaient censés avoir retourné de fond en comble leur cerveau encombré de toiles d’araignée pour essayer de se remémorer quelque antique procédé susceptible de distraire, désorienter, paniquer ou détruire Gobelin et la Fille. Ou tout bonnement les neutraliser, pour ce qui concernait ma bourgeoise. Si réaliste et pragmatique qu’elle fût, elle ne s’en berçait pas moins aveuglément de l’illusion qu’elle parviendrait à retourner Boubou. Ce qu’au demeurant elle ne consentirait jamais à avouer.
« Très bien, maître stratège et architecte de la perte du plus maléfique des Maîtres d’Ombres… explique-moi un peu comment tu comptes tendre un traquenard à une fille dont on tombe amoureux dès qu’on s’en trouve à portée d’arbalète.
— Le gamin marque un point, a déclaré Madame en me jetant un regard inquisiteur.
— Ton rôdeur en coquille d’escargot n’est pas tombé amoureux d’elle, pas vrai ? Il s’est contenté de se tapir et d’écouter aux portes, jusqu’au moment où il a décidé de courir te rapporter son ragot.
— Et ?
— Les ombres inconnues ne sont donc pas affectées par la Fille de la Nuit. L’inverse est-il vrai ?
— Elles ne pourraient pas lui faire grand mal.
— Skryker ? Choc Noir ? Cette espèce de gros machin cabriolant à bec de canard ? Tu te moques de moi ?
— Non. Sincèrement.
— Eh bien, elles n’en ont pas vraiment besoin, n’est-ce pas ? Il leur suffirait de la hanter. D’intervenir sans arrêt dans son sommeil. De la rendre maboule. De pousser son coude quand elle essaie d’écrire. De se rendre réellement coupables de tous les méfaits dont on les accuse à Hsien. Pisser dans son encrier. Cacher ses plumes. Renverser du liquide sur ce qu’elle écrit. Faire tourner son lait et gâter sa nourriture.
— Et pourquoi pas empêcher son futur mari de conclure pendant sa nuit de noces ? a aboyé Roupille. Tu vois un peu trop loin, Toubib. Et tu vises peut-être la mauvaise cible. C’est la calebasse de celui qui était Gobelin qui renferme les Livres des Morts. Il pourrait se débrouiller sans la Fille de la Nuit. Je suis bien persuadée, en revanche, qu’elle ne pourrait réussir sans lui. »
Autant de points qui méritaient d’être pris en considération.
« Tous deux sont des instruments éphémères, a annoncé Sahra de la voix sépulcrale d’un oracle. Tous deux peuvent être remplacés. Avec le temps. Tant que Kina elle-même survivra, la menace de la plaine scintillante perdurera. »
L’atmosphère festive en a pris un sérieux coup dans l’aile.
Tous, même le jeune blessé, ont fixé sa mère. Il en émanait quelque chose d’effrayant, comme si une autre entité avait pris son contrôle et s’exprimait par sa bouche.
Murgen, un peu plus tard, a reconnu qu’elle avait parlé sur le même ton et affiché la même expression que Hong Tray, sa grand-mère, quand elle délivrait ses prophéties, bien des décennies plus tôt.
Sahra les avait fait mourir de peur, Tobo et lui. Ils consacrèrent le peu de forces qui leur restaient à tenter de nous persuader que les inquiétudes de Roupille vis-à-vis de Gobelin et la Fille de la Nuit étaient encore prématurées.