CHAPITRE 85 : LE BOIS DU MALHEUR

UNE GROSSE SURPRISE

La Fille de la Nuit était prête à hurler d’ennui tant devenait oppressante la chape de plomb qui pesait sur son esprit dans le bois du Malheur. L’existence avec Narayan n’avait certes jamais été idéale, mais elle pouvait encore la comprendre. La vie avec le Khadidas était carrément intolérable. Le petit homme possédé par Kina était odieux. Sans arrêt, jour et nuit, c’était sermon sur sermon. Et toujours, pratiquement, sur des sujets qu’elle connaissait déjà. Quand il ne s’agissait pas de leçons de philosophie destinées à lui faire comprendre qu’elle devait se livrer entièrement à la volonté de Kina. Consentir à se débarrasser de tout fragment résilient de sa personnalité et se résoudre à n’être plus la Fille de la Nuit mais le seul véhicule de Kina : la Khadidasa.

Le Khadidas ne cessait de lui ressasser ses arguments pendant que, le menton sur les genoux et ceignant ses tibias de ses bras, elle patientait, assise sur les marches du temple des Félons. Des pèlerins en visite y entraient et en sortaient après l’avoir nettoyé. Elle ne leur prêtait aucune attention. Elle se remémora plus d’une fois l’époque où elle se trouvait ici même avec papa Narayan. Quand il lui arrivait de se pencher sur son passé, il lui semblait presque, à présent, avoir mené une vie de famille normale.

Elle se repassait mentalement des fragments de cette vie passée, devenait aussitôt très fébrile et se demandait pourquoi. Elle n’avait pas nourri de telles pensées sur les hommes depuis qu’elle avait appris la mort de Narayan.

Quelqu’un entreprit de descendre les marches et passa près d’elle avant de vider un seau d’eau sale. On entendit un bruit sourd. L’homme poussa un petit couinement de surprise, bascula à la renverse, s’abattit sur les marches à côté de la Fille et fixa son messie d’un œil stupéfait. Elle vit son regard s’éteindre lentement.

Une flèche plantée dans sa poitrine lui avait percé le cœur. La Fille ne remarqua pas les marques bariolées qui ornaient sa hampe et permettaient d’identifier tant l’archer lui-même que son unité. Elle regarda autour d’elle. Des cris et un grand fracas s’élevaient alentour. Des flèches sifflaient à ses oreilles et venaient se planter derrière elle, transperçant son nouveau commensal. Elle s’efforça de se rétracter en elle-même pour libérer l’effet « Aime-moi ». Un trait émoussé la cueillit en plein sternum. Un autre la frappa un peu plus bas. Elle bascula vers l’avant en s’efforçant de ne vomir que sur ses chevilles.

Les premières flèches ne parurent pas importuner le Khadidas. Mais elles ne cessaient de pleuvoir. Sans arrêt. Puis des soldats tagliens se mirent à grouiller tout partout. « Coupez les têtes ! hurla un gradé. On les emportera. Laissez les cadavres dans le cimetière. Pour les corbeaux. »

Un deuxième officier se dirigea à grandes enjambées vers la Fille de la Nuit. Tous les autres Tagliens prenaient leurs ordres de lui. La première réaction de la Fille fut de remarquer son invraisemblable beauté. Puis elle se souvint de l’avoir déjà croisé quand elle était prisonnière de la Compagnie noire, bien des années plus tôt. On l’avait amené pour voir Narayan. « Mon frère Aridatha, hoqueta-t-elle. On dirait bien que ma destinée me voue à mener la vie d’une éternelle prisonnière. » Elle se tenait toujours le ventre. Un soldat shadar colossal la toisait, prêt à l’assommer au moindre geste suspect.

La stupéfaction de l’officier taglien ne dura qu’un bref instant. Il avait parfaitement saisi l’allusion à leur soi-disant « fraternité ». « Tu es la Fille de la Nuit. Ma mission consiste à t’empêcher de réaliser ta destinée. » Il inspecta du regard la créature qui gisait à côté d’elle, inerte mais pas encore morte. Au sens conventionnel du terme. Il avait aussi rencontré Gobelin ce même soir.

« C’est désormais le Khadidas, déclara-t-elle. Plus le sorcier. Il n’est pas mort. Et on ne peut pas le tuer. La déesse est en lui. »

Le Taglien fit quelques gestes brefs. Les soldats ligotèrent celui qui avait été Gobelin puis le fourrèrent dans un sac de chanvre… après avoir arraché les flèches plantées dans sa chair. « Je ne tablerais pas trop là-dessus.

— Kina l’habite.

— Et si je le découpais en tout petits morceaux, Boubou ? Avant de demander à mes hommes de les brûler en des lieux distants de plusieurs centaines de kilomètres ? Je n’ai pas connu mon géniteur et, assurément, je ne l’honorais pas. Il n’empêche que cette créature l’a assassiné.

— Comment m’as-tu appelée ?

— Hein ? Oh, Boubou, tu veux dire ?

— Oui. Ce nom. Pourquoi as-tu fait ça ? » Elle se contraignait à ne pas regarder ce qu’il advenait des Félons martyrisés, tout en s’efforçant de ne pas réfléchir à l’accusation portée contre le Khadidas.

« Ton père et ta mère t’appellent Boubou, comme d’ailleurs tous ceux de la Compagnie noire qui se soucient de toi. Parce que c’est moins pompeux que “la Fille de la Nuit”. Allons, lève-toi. Je dois continuer à faire progresser ces hommes. Et pas de coup fourré. Si tu n’es pas sage, tu t’en repentiras cruellement. Ces soldats ont très peur de toi. »

Elle avait ressenti un petit pincement de surprise au cœur. Ainsi, ces gens se souciaient assez d’elle pour lui donner un petit nom affectueux ? Narayan lui-même ne s’y était pas risqué ; il lui était pourtant extrêmement dévoué.

En dépit de la mise en garde d’Aridatha, elle tenta de nouveau de projeter autour d’elle l’effet « Aime-moi ». En vain. Était-ce en raison des ravages dont son propre corps était victime ou bien celui du Khadidas ? Elle n’aurait su le dire. La créature qui avait été Gobelin avait démontré à plusieurs reprises qu’elle était capable d’agir sur elle. Généralement lorsqu’elle refusait de se conformer au modèle qu’il lui imposait.

L’espace d’un instant, elle espéra que ses ravisseurs réduiraient effectivement le Khadidas en charpie avant d’en rôtir les lambeaux dans une centaine de fosses ardentes disséminées. Puis elle s’efforça de mettre ses sentiments de côté. Le moment était mal choisi. Elle devait plutôt se concentrer sur leur survie à tous deux, jusqu’au jour où ils jouiraient d’une occasion propice d’entamer leur grand-œuvre.

Elle ne doutait pas que cette occasion se présenterait. Kina trouverait un moyen. Kina était les ténèbres. Et les ténèbres viennent toujours.

Elle se montra donc docile et coopérative. Elle ne put cependant s’empêcher de remarquer combien sa nervosité augmentait chaque fois que le beau général l’approchait. Mais Aridatha était bien trop occupé pour lui prêter attention. Il venait de recevoir un contrordre à sa mission.