45.
Forcés de combattre ensemble malgré le dégoût qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, Lucie Henebelle et Hervé Turin se tenaient assis côte à côte dans la salle des archives, autour d’une grande table en bois. L’Ovale était une pièce impressionnante par son volume et la pureté de sa forme en ellipse. Partout sur les murs s’alignaient des milliers de thèses, de livres et de revues scientifiques. Au plafond, un étonnant vitrail abstrait projetait sur les étagères d’innombrables touches de lumière multicolores. Bleus profonds, verts incisifs, rouges incandescents.
La photo de la promotion de 1995 reposait sur la table, à côté d’une pile de dossiers scolaires poussiéreux. Sur le cliché, six visages masculins, entourés au stylo-bille noir. À gauche, celui de Frédéric Moinet.
— C’est incroyable, dit Turin, avachi sur sa chaise, les deux coudes sur la table. « Incompatibilité avec l’esprit de l’école », « Manque de rigueur », « Indiscipline », c’est la même chose sur chaque bulletin. Et tous virés la même année alors qu’ils faisaient partie des plus balèzes en maths, physique, chimie…
Lucie se prit la tête dans les mains.
— Ils ont dû très mal supporter leur échec, fit-elle. Se retrouver sans aucun diplôme après tant d’années d’études, avec pour seul bagage leur savoir théorique… Les portes les plus prestigieuses qui se referment juste devant leur nez, leurs rêves brisés… Comment se reconvertir quand on a la tête pleine d’ambition et farcie de connaissances absolument inexploitables professionnellement ? Comment redevenir simple cadre, ou banquier, ou prof de maths, quand on s’est imaginé être le roi du monde ?
Turin tenait une liste sous ses yeux. En face de chacun des six noms correspondait une adresse que lui avait transmise la brigade.
— J’en reviens pas, je les ai tous déjà croisés quand j’enquêtais sur l’entourage des victimes du Professeur… Putain… Tout était là, et j’ai rien capté.
Il désigna un type blond, le visage fermé, les cheveux plaqués sur le crâne.
— Lui par exemple, c’est Olivier Quetier… Il habite aujourd’hui Rodez, une des villes de la spirale, où Caroline Turdent, vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter, s’est fait buter. Au départ, c’était la meuf de Quetier. Mais un soir où elle le croyait parti en déplacement, il l’a surprise au pieu avec un autre mec. Ils se sont séparés. Sept mois plus tard, on la retrouvait morte, labourée de l’intérieur par des éclats de nautiles…
Il s’arrêta un instant avant d’ajouter :
— Je me rappelle de ma rencontre avec Olivier Quetier. Un type réservé, extrêmement hautain, alors cadre sup dans une boîte de conseil financier. Un suspect idéal, évidemment, sauf qu’il créchait à Madrid la semaine de l’assassinat. Avec un alibi pareil, nous avons immédiatement laissé tomber, sans même prendre la peine de fouiller dans son passé. Pourquoi on l’aurait fait ? On avait d’un côté un crime ritualisé à dominante sadique, ce qui semblait exclure toute vengeance personnelle, et de l’autre un type à mille kilomètres de là au moment du meurtre.
Lucie fixait la photo, immobile, écrasée par les révélations de Turin. Le Parisien désigna un autre visage.
— Grégory Poissard, aujourd’hui prof dans une école privée à Limoges, spécialisé en physique quantique.
— Limoges… Pas très loin de Poitiers où un des meurtres a été commis.
— Exact. Là où Jean-Paul Grunfeld a rendu l’âme…
— C’est complètement fou, murmura Lucie. Je n’arrive toujours pas à réaliser.
— Les deux bossaient dans la même école et selon leurs collègues, ils ne pouvaient pas se blairer. Ils se haïssaient même. On m’a raconté une histoire où il était question de restructuration de l’établissement, et donc de suppression de l’un des deux postes. Bref, Poissard avait le cul sur un siège éjectable.
— Et je parie qu’il avait un alibi en béton à la mort de Grunfeld ?
— Il skiait dans les Alpes, au milieu de dizaines de témoins. Physiquement, il ne pouvait pas être l’auteur du crime.
Lucie soupira.
— Tout comme Frédéric qui séjournait aux États-Unis lors du décès de sa sœur. Sa sœur, qu’il détestait. Sa sœur, qui tenait les rênes de leur société familiale. Sa sœur, qui essayait de le guider, de le dominer…
Turin approuva d’un mouvement de la tête. Les couleurs des vitraux se reflétaient maintenant sur son profil anguleux.
— Nous cherchions à l’époque un homme, célibataire, pervers, sans attaches, paraissant frapper au hasard et reproduisant toujours la même mise en scène sanglante. Un de ces putain de tueurs en série comme on n’en trouve que dans les bouquins.
— En fait, un tueur… presque trop attendu, trop scolaire. Ce qui vous a éloignés de certains individus comme Poissard ou Frédéric Moinet. Vous avez creusé dans la mauvaise direction…
Turin serra les mâchoires. Il se voyait encore interroger ces suspects. Il avait été si proche d’eux, et pourtant si loin de la vérité. Il interrompit la jeune flic :
— Vous auriez été meilleure que nous, peut-être ?
Lucie réfléchit avant de répondre :
— Non, je ne crois pas. Il faut bien l’avouer, le système était infaillible. Le Professeur qui n’était pas une seule personne mais ces six personnes en même temps…
Elle considéra de nouveau la photo, les broches en forme de toile d’araignée, et continua :
— Ils ont cherché à commettre le crime parfait, aussi implacable qu’une démonstration mathématique. Ils ont créé le Professeur de toutes pièces, à partir de documentation, de recherches sur nos techniques, sur le comportement de ce genre de psychopathe. Avec toute leur intelligence, leur rigueur, leur confiance absolue les uns envers les autres, ils ont bâti un être inhumain, un assassin sans pitié, obéissant à un mode opératoire hallucinant qui porte leur signature commune : la spirale… Nous avons tous plongé, alors que l’ensemble de « l’œuvre » du Professeur n’était qu’un gigantesque scénario, un plan destiné à nous tromper, à désorienter les psychologues !
Elle se leva de sa chaise et appuya ses deux mains sur la table.
— Frédéric Moinet a « choisi » sa sœur et l’un de ces salopards l’a tuée à sa place ! Était-ce une question d’argent ? Un jeu pour prouver son emprise sur le monde, sur nous ? Un châtiment infligé à la société ? Ou se l’est-il payée simplement parce qu’il la vomissait ?
Elle se tourna vers Turin.
— Et lui, qui a-t-il assassiné en contrepartie ? Quelle part du contrat a-t-il respectée ?
— Ça j’en sais rien, mais ce qui me paraît clair c’est que chacun d’entre eux préparait le terrain pour qu’un autre agisse. Le commanditaire connaissait les habitudes, les horaires, les lieux de la future victime, qu’il côtoyait chaque jour. Petite amie, sœur, voisin, collègue… Il mettait en place le crime puis disparaissait, pendant qu’un autre, l’un de ses putain de complices, tuait. Et ils se relayaient comme ça, à quelques mois d’écart. C’était carrément… imparable…
Son poing s’abattit sur le cliché.
— Je les imagine parfaitement se réunir sur cette île après tant d’années, comme au temps de leurs études. Verser de nouveau des calamars dans le goulot naturel, suivre les fous de Bassan pour s’orienter dans le dédale… Et discuter pendant des heures de leurs échecs, de leurs reconversions, des individus qu’ils haïssaient, tout en se remémorant leur période de gloire, quand Moinet pissait cette démonstration sous leurs yeux, quand ils se prenaient pour des dieux. C’est peut-être dans cette grotte de merde que l’idée a germé… Se venger, se débarrasser d’une personne gênante, reprendre ce que la société leur devait, de la manière la plus violente qui soit : en arrachant une vie.
Lucie approuva d’un hochement de tête. Il poursuivit :
— Ces jeunes matheux devaient tous être au courant de l’existence de la spirale sur la tombe de Bernoulli. Alors, ils ont eu une idée de dingue : faire coïncider la spirale avec les lieux de leurs crimes. Je ne suis pas mathématicien, mais ça ne doit pas être trop compliqué de faire passer une spirale par trois ou quatre points définis. Rappelez-vous : « Eadem mutata resurgo », on peut faire grossir ou rapetisser n’importe quelle spirale…
Turin considéra la carte de France étalée devant lui, la liste des adresses, et les endroits où les cadavres avaient été retrouvés.
— Je suis persuadé que ces putain de fanatiques sont allés jusqu’à Bâle pour graver les croix des futurs meurtres sur la tombe. Regardez sur la carte… Ils partent de l’île Rouzic, leur lieu culte, puis… Caen, Lyon, Rodez, là où trois d’entre eux habitent. On a nos quatre points… Ils tracent la spirale de Bernoulli passant par ces endroits, mais il se trouve que celle-ci ne coupe pas les villes des trois autres complices, alors… Comment faire pour aller au bout de leur délire ? Pour que tout coïncide parfaitement ?
— Forcer les victimes à se déplacer, pour qu’elles viennent « mourir » sur la spirale.
— Exactement ! Trois des six victimes n’ont pas été assassinées là où elles résident, mais dans la ville la plus proche appartenant à la spirale ! Grunfeld a été buté à Poitiers, Taillerand au Mans alors qu’il vivait à Angers, et Julie Fernando à Vincennes, alors qu’elle habitait Beauvais. Facile, pour un frère, un mari ou un « ami », de forcer la future victime à se rendre à un endroit particulier, alors que soi-même on se tire ailleurs, loin du lieu du crime, pour s’assurer le meilleur des alibis.
Lucie suivait parfaitement le raisonnement de Turin. Elle admirait ses qualités de flic mais ressentait un profond malaise à devoir continuer à travailler avec lui. Sans cesse, elle repensait à cette culotte tachée de sperme, à la manière dont la flamme l’avait dévorée devant le sourire sadique du Parisien. Ce type était aussi malade que ceux qu’il traquait.
— C’est dément d’en arriver jusque-là, lâcha-t-elle. Tout ça pour défier le hasard, aller au bout de convictions complètement stupides. C’est comme cette idée de cacher la spirale dans leurs meurtres avec les coquilles de nautiles… Laisser, en quelque sorte, leur vraie signature. La seule chose non simulée. Leur erreur.
Tout s’éclaircissait progressivement dans sa tête.
— Peu à peu, ils ont dû se prendre à leur propre jeu, leur barbarie. Souvenez-vous de ces scalps que le Professeur emportait : dans le cadre de son rituel. Ils ont choisi de les conserver dans cette grotte, comme des trophées. Indirectement ils sont devenus le monstre qu’ils avaient eux-mêmes créé.
Elle s’éloigna de la table en silence et fit quelques pas avant de reprendre :
— Tout pourrait se tenir. Imaginez un peu. Ces types sont tellement frappés qu’aujourd’hui, tant d’années plus tard, ils décident de reprendre du service. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont jamais été attrapés, parce qu’ils se sentent surpuissants, intouchables. Parce qu’ils adorent jouer et qu’ils vomissent la société qui les a construits puis rejetés. Sauf que Frédéric Moinet n’est pas d’accord. Pour lui, tout est terminé. Il a une belle situation, une sœur qu’il aime et qu’il veut maintenant protéger. De ce fait, il refuse. Alors, comment lui mettre la pression ? Comment le forcer à participer à ce pari fou ?
— En enlevant sa sœur, pour lui faire peur. Lui montrer qu’ils peuvent l’atteindre, n’importe quand, n’importe où. Ce qui expliquerait pourquoi ils ont relâché Manon si vite. Juste de l’intimidation.
Lucie ne cessait de regarder sa montre. Manon, quelque part…
— Exactement ! Et Frédéric voulait la protéger de ces menaces. Cela expliquerait alors ces mystérieux cours d’autodéfense dans le N-Tech, et aussi le Beretta ! Il la protégeait, tout en l’empêchant de découvrir la vérité. Vérité qui le compromettrait lui-même au plus haut point. D’où l’effacement des données dans l’organiseur et les cahiers. Plus de Bernoulli, plus de Bretagne. En définitive, il dirigeait sa sœur comme un animal de cirque. Il la faisait tourner en rond. Sauf qu’elle a quand même réussi à échapper à son contrôle… Quand elle s’est rendue à deux reprises sur l’île Rouzic par exemple.
Turin glissa ses mains sous son menton :
— Pas mal votre hypothèse. Mais il y a quand même quelques incohérences.
— Lesquelles ?
— La présence du burin chez Frédéric, par exemple…
— Non, non, c’est pas forcément une incohérence ! Frédéric a peut-être hésité. Il a très bien pu accepter de tuer Dubreuil au début, avant de se rétracter. Alors, quelqu’un d’autre a poursuivi l’ouvrage. Cet inconnu a tracé les décimales de π dans la maison hantée de Hem, puis il a tué à sa place, pour montrer l’exemple, pour le motiver… Mais Frédéric, toujours réfractaire, a menacé de tout déballer, quitte à plonger lui aussi. Si bien qu’ils l’ont tué…
— Ouais, ça se tient… Mais j’avoue avoir du mal à piger comment un cadre sup, un chef de projets, un professeur ou même un directeur, comme Frédéric Moinet, ont pu agir de la sorte. Je veux dire… Vous seriez capable de le faire, vous ? Poser une énigme, empoisonner une victime qui vous supplie de l’épargner, et la… scalper ?
Lucie s’était rapprochée de nouveau de la table. Elle dit :
— On est parfois prêt à tout pour arriver à ses fins. La colère, la rage, la douleur sont des motivations suffisantes. Et vous le savez. Tout est une question de frontière. Une frontière que vous aussi, vous avez franchie. À Bâle…
Elle s’empara du cliché d’un geste sévère.
— Dans son processus de mise à mort, l’un des six a réellement pris goût à la domination, la torture, l’acte de tuer ! Il a croqué dans le fruit défendu, a franchi la limite et n’a pas pu revenir en arrière ! Le salaud qui a assassiné puis, emporté par ses pulsions, a violé Karine Marquette post mortem, est le Chasseur ! Et il se trouve parmi ces enfoirés ! On doit le retrouver ! Maintenant !
— Kashmareck, Menez, les différents SRPJ se préparent à intervenir, dit Turin. On dispose des adresses précises, on sait où les cinq travaillent. Tout n’est plus qu’une question d’heures. On va faire d’une pierre deux coups. Le Chasseur et le Professeur.
Lucie se mordit la lèvre inférieure. Il était peut-être déjà trop tard.
— Pourtant, le Chasseur agit aux alentours de Nantes, et aucun n’habite Nantes…
Elle prit dans ses mains la liste des six noms.
— Olivier Quetier, cadre supérieur à Rodez… Grégory Poissard, professeur de physique à Limoges… Laurent Delafarge, chef de projet chez Altos Semiconductor, à Beauvais… Grégoire Michel, directeur d’un pôle recherche sur Lyon… Et finalement Romain Ardère, patron d’une petite entreprise de pyrotechnie, à Angers.
Turin rejoignit de son pouce jauni Angers et Nantes.
— Angers n’est même pas à cent kilomètres de Nantes.
— Et on retrouvait les victimes du Chasseur dans l’océan, sur la côte atlantique, entre Saint-Nazaire et La Rochelle. Ça concorde parfaitement.
— D’autant plus que les artificiers manipulent très souvent des produits chimiques…
Lucie écrasa son index sur le visage de Romain Ardère, puis elle fouilla avec précipitation dans son dossier scolaire.
— On y est ! Ardère avait choisi une spécialisation en chimie organique, il passait la majeure partie de son temps dans le laboratoire expérimental de l’institut ! C’est lui qui fabriquait les broches en étain ! Et…
Elle feuilleta rapidement les pages.
— Vous devinerez jamais !
— Quoi ?
— Il a été surpris en train de faire des expérimentations sur des animaux, dans le labo ! La raison de son renvoi ! Ardère était subjugué par la force destructrice du feu, des substances corrosives…
— Jacques Taillerand, cinquième victime du Professeur, a été le producteur des spectacles d’Ardère avant de décider de ne plus travailler avec lui, de l’abandonner…
— Et donc, Ardère se met à le haïr. Jusqu’à le faire tuer !
— On les tient enfin !
Turin saisit son portable et composa nerveusement le numéro de la brigade parisienne. Lucie enfila son blouson et fonça vers la sortie.
— Vous allez où encore ? grogna Turin.
— À Angers ! Je veux être auprès de Manon quand on la retrouvera !
— Je serais vous, je me ferais pas trop d’illusions. Quand on voit la manière dont le frère a été massacré… Notre homme est en colère. Très en colère…