6.

Le lieutenant de police et le médecin urgentiste sortirent de l’ascenseur et se dirigèrent vers le Centre de la mémoire, dans l’unité de neurologie. Sur un panneau en liège, près de l’accueil, étaient punaisées des affichettes sur Alzheimer, l’épilepsie, la maladie à corps de Lewy. Rien de bien réjouissant.

— Le visage de cette patiente me disait vaguement quelque chose, expliqua Flavien. Puis ça a fait tilt, tout à l’heure, quand elle a ouvert les yeux. Le bleu si particulier de ses iris. On ne peut pas oublier un tel regard… En tout cas, pas moi ! Je me suis souvenu que je l’avais déjà vue, ici même, voilà tout juste deux heures, avant d’attaquer ma garde.

— Deux heures ? Ça me paraît vraiment difficile. Elle devait errer dans les rues de Lille, du côté de la porte de Béthune. Je pense que vous vous trompez.

— À vous de me le dire…

Il ouvrit la porte d’une salle de consultation.

Au fond, un poster, accroché au mur. Lucie s’appuya contre le chambranle. Elle n’en croyait pas ses yeux.

— Bon sang ! Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

En face d’elle, sur le papier glacé : Manon.

Elle tenait un organiseur électronique à la main. Au bas de l’affiche, un slogan publicitaire disait : « Faites comme moi, avec N-Tech, n’oubliez jamais votre mémoire. »

— Docteur ! À quoi ça rime ?

Il haussa les épaules, perplexe.

— Restez ici, je vais chercher le professeur Ruffaux ou l’un de ses collègues de garde… Je dois retourner à mes urgences, m’occuper de notre vedette. Tenez-moi au courant, cette histoire m’intrigue.

Lucie, à la fois subjuguée et désorientée, acquiesça sans réussir à décrocher son regard de l’affiche. Manon, tailleur beige, sourire éclatant, maquillage léger, resplendissait de beauté.

Le lieutenant s’approcha de la photographie. Qui était donc la victime en survêtement, trempée et traumatisée, allongée en unité de soins ?

Elle sentit une présence dans son dos et se retourna.

— Je suis le docteur Khardif, dit un homme de type méditerranéen, à la stature imposante. Mon confrère m’a demandé de venir vous voir, mais je n’ai pas beaucoup de temps à vous accorder. Alors essayez de faire vite s’il vous plaît. De quoi s’agit-il ?

Lucie se présenta et exposa rapidement la situation. D’un geste un peu précieux, le neurologue, coresponsable du service de neurologie et pathologie neurovasculaire, fit crisser les poils de son bouc, taillé avec la plus grande précision.

— Manon Moinet aurait été victime d’un enlèvement ?

— Vous la connaissez ?

— Pas vraiment, non. Mais depuis quelque temps, elle est devenue la figure emblématique de l’hôpital Swynghedauw.

— Pardonnez-moi si j’ai l’air de venir d’une autre planète, mais… c’est quoi, cet hôpital Swyn…

— Swynghedauw, le bâtiment à l’architecture colorée, une centaine de mètres plus haut… Ici, à Roger Salengro, nous diagnostiquons et traitons, entre autres, les pathologies du cerveau. Nos services se concentrent sur la neuroradiologie, l’exploration fonctionnelle de la vision, les troubles mnésiques. L’hôpital Swynghedauw, lui, est spécialisé dans la rééducation et la réadaptation des troubles cognitifs et mnésiques importants. Traumas crâniens et, dernièrement, amnésies rétrogrades et antérogrades.

— Tout cela ne me dit pas grand-chose.

Khardif s’installa sur un fauteuil en cuir, derrière un bureau, puis regroupa ses mains devant lui.

— Disons, pour faire simple, que l’hôpital Swynghedauw a pour mission d’éviter qu’en quittant nos lits, les patients cérébro-lésés se retrouvent errants dans la nature, sans savoir qui ils sont, ni où ils vont.

— Et Manon est l’une de leurs patientes ?

— Elle est plus que cela. Grâce à elle, un partenariat a été développé entre l’hôpital et les organiseurs électroniques N-Tech. Neuronal Technology, vous connaissez ?

— Je vois ce que c’est, oui.

— Ils ont monté ensemble un programme appelé MemoryNode. Un gros coup pour N-Tech, mais plus encore pour Swynghedauw. Une importante campagne de publicité vient d’être lancée par le fabricant d’organiseurs, qui met en valeur l’aspect universel de son outil en prouvant que même les amnésiques, les sourds muets ou les aveugles peuvent l’utiliser et mener une vie moins… difficile. Vous risquez d’apercevoir la photo de Moinet placardée un peu partout en France.

Lucie s’empara du petit carnet fourre-tout qu’elle emportait toujours avec elle.

Elle surprit le regard curieux que le neurologue portait sur ses rangers et son jean moulant.

— J’avoue que j’ai du mal à saisir, reprit-elle, gênée de son accoutrement. Si Manon Moinet est une de leurs patientes, de quoi souffre-t-elle, exactement ?

Le médecin lui tendit délicatement le stylo qui dépassait de la poche de sa blouse.

— Je ne l’ai jamais soignée personnellement, je n’ai pas eu accès à son dossier. Vous devriez vous entretenir avec son neurologue. Moi, je ne puis vous donner qu’une vision assez… théorique de son affection. Une conception globale, qui ne s’applique pas forcément au cas Moinet.

— Je vous écoute.

Il inspira longuement.

— D’un point de vue pathologique, Manon Moinet souffre d’une amnésie hippocampique, appelée, de manière plus schématique, antérograde…

— Génial. Vous pourriez traduire ?

Il continua sans sourire :

— Cette amnésie se caractérise par une incapacité à fixer les nouveaux souvenirs. Sans entrer dans des explications compliquées, les patients qui en souffrent peuvent promener leur chien vingt fois par jour sans s’en rendre compte. S’ils manquent d’organisation, ils ne parviennent plus à mener une vie normale. Ils se mettent à accomplir des actions aberrantes. Se nourrir deux fois d’affilée par exemple, puisqu’ils oublient qu’ils ont déjà mangé. Si vous retournez voir Moinet, tout à l’heure, elle ne vous reconnaîtra pas.

Lucie nota les mots-clés de la conversation. Le comportement de Manon, cette terreur qu’elle semblait ressentir dans la résidence Saint-Michel, lui paraissait à présent plus logique. Elle demanda au spécialiste :

— Un peu comme Alzheimer ?

Khardif secoua la tête en émettant des petits bruits de succion.

— La maladie que l’on placarde sur n’importe quelle pathologie en rapport avec la mémoire… Non, non, non… Alzheimer est une pathologie neurodégénérative. La personnalité se dégrade au fil du temps, jusqu’à la démence. Ce n’est pas le cas pour Manon Moinet, loin de là. Elle a conservé l’ensemble de ses facultés intellectuelles, son caractère, son énergie. Et croyez-moi, pour convaincre une société comme N-Tech de verser des fonds à l’hôpital, il a dû en falloir, des qualités ! En réalité, cette stabilité relative est sûrement due au fait que ses autres mémoires ont été épargnées, parce qu’elles se situent dans des zones moins sensibles au manque d’oxygène ou de glucose.

— Ses autres mémoires ?

Khardif se leva.

— Pendant tout le XXe siècle, la médecine n’a jamais fait la différence entre le souvenir de ce que l’on a préparé à dîner, et celui de la manière dont on l’a préparé. Pourtant, ces deux souvenirs stimulent des mémoires différentes, dans des zones distinctes de l’encéphale. Mais il me faudrait toute une vie pour vous expliquer les mystères qu’abrite notre cerveau… et j’ai des obligations. Sachez juste que les patients atteints par ce genre de troubles se rappellent très bien leur passé, savent encore conduire une voiture ou jouer du piano, et sont parfaitement capables d’apprendre. Pas de retenir des visages, des phrases, des chansons, mais d’apprendre des gestes, des automatismes. Mettre une ceinture de sécurité, éteindre la lumière, se lever quand un réveil sonne…

— Une espèce de conditionnement ?

— Exactement, c’est le terme employé, le conditionnement. Le problème de taille est que ces personnes ignorent complètement que les tours du World Trade Center ont été détruites ou que le pape Jean-Paul II est mort. Elles vivent dans un présent furtif, avec un passé qui s’efface au fur et à mesure et un futur qui n’est qu’illusion. Il m’est arrivé de rencontrer un sujet atteint d’une encéphalite à herpes simplex, persuadé de vivre en 1964, et qui ne comprenait pas que les autres, autour de lui, vieillissaient. Il répétait perpétuellement la même chose, ne pouvait pas enregistrer trente lignes d’un texte sans en oublier le début, tenait un journal intime où il notait toujours cette même et unique phrase : « Je viens de me réveiller. » L’information ne se stockait plus dans sa mémoire à long terme, celle des souvenirs, celle qui permet aussi de lire un roman ou de regarder un film sans perdre le fil de l’intrigue.

— Vous voulez dire que… Manon pourrait ignorer que sa propre mère est décédée ? Qu’elle pourrait ne pas se remémorer un événement qui pourtant la touche au plus profond d’elle-même ?

— Si cela s’est produit après son accident cérébral, oui. Comme j’ai essayé de vous l’expliquer, les imprimantes qui fabriquent les souvenirs, appelées hippocampes, n’ont plus d’encre. Vous êtes policier. Considérez, pour comprendre, qu’elle est sous l’emprise permanente de benzodiazépines ou de GHB, votre drogue du violeur. Buvez deux coupes de champagne, avalez un somnifère et vous aurez un aperçu de ce qu’elle ressent à chaque seconde. Tout cela est purement chimique, voire électrique : quand vous coupez un câble, le courant ne passe plus.

Lucie peinait à assimiler l’information, tant ce phénomène cérébral défiait toute logique. Que se passait-il quand Manon cherchait à joindre sa mère ? Apprenait-elle à chaque fois son décès ? S’écroulait-elle alors en larmes, avant d’oublier la raison de son chagrin ?

Comment réussissait-elle tout simplement à vivre ? À sortir, à manger, à faire ses courses, à retirer de l’argent, à savoir où elle allait ?

Tant de questions, d’inconnues. Lucie en restait interdite. Le neurologue l’interrompit dans ses pensées :

— Pourriez-vous me rendre mon stylo, s’il vous plaît ? C’est un Faber-Castell, j’y tiens beaucoup.

De ses doigts de couturière, il le replaça exactement au même endroit, sur le bord de la poche.

— Je vais devoir y aller. Je vous le répète, je ne connais pas le dossier de cette patiente, elle n’a jamais été traitée dans notre centre. Par contre, je peux vous donner le nom de mon confrère. C’est lui qui est en charge du programme MemoryNode, il est neurologue et travaille en permanence avec des neuropsychologues qui suivent, eux aussi, Manon Moinet…

— Je vous écoute.

— Charles Vandenbusche. Mais ne cherchez pas à le joindre cette nuit, Swynghedauw est un hôpital de jour, et les médecins ont horreur des appels à leur domicile. Les journées pèsent déjà assez lourd…

— Malheureusement, les victimes ne peuvent pas toujours attendre.

Khardif continua sans tenir compte de la remarque :

— Vous venez de plonger dans l’une des zones les plus mystérieuses et les plus excitantes de l’histoire de la médecine, chère inspectrice… La mémoire. Un labyrinthe élastique constitué de milliards de chemins différents.

— Lieutenant, pas inspectrice.

— Pardon ?

— Je suis lieutenant, pas inspectrice. Et j’avoue que cela ne m’excite qu’à moitié, parce que j’ai en face de moi une femme qui sera probablement incapable de reconnaître son agresseur… Une dernière chose. En quoi consiste précisément ce programme MemoryNode ?

— C’est une chance pour les amnésiques. Un moyen de leur rendre un semblant de mémoire, grâce à un N-Tech adapté avec des fonctions spéciales. Photos, enregistrements audio, boutons « Qui », « Quoi », « Où », « Comment »… Une sorte de mémoire prothétique… Mais allez voir Vandenbusche. Il prendra certainement le temps de vous expliquer tout cela.

Le portable du neurologue se mit à sonner.

Khardif répondit. Après avoir raccroché, il dit, en s’éloignant vers la porte :

— C’était le docteur Flavien. Il veut vous voir de toute urgence.