37.
— Manon ? Tu dors ? C’est Lucie. Lucie Henebelle.
— Lucie Henebelle ?
Le bruit des respirations au creux du lit. L’obscurité. Dehors, le vent dans les branches.
— Chut… Nous sommes en Bretagne, nous approchons du Professeur, des spirales.
— Les spi…
— Ne bouge pas. Ne pose pas de questions, je t’en prie. Fais-moi confiance. Tu sais que tu peux m’accorder la confiance ? Tu le sais ?
Manon s’agita, prête à jaillir hors du lit. Mais elle retrouva rapidement son calme. Lucie Henebelle…
— Oui… Oui, je le sais. Enfin, je crois. Lucie Henebelle. On se connaît, Lucie. On enquête à deux, c’est cela ?
— Écoute, j’ai… j’ai juste besoin de te parler. Je ne parle jamais à personne. Et j’ai mal Manon, j’ai mal tout au fond de moi.
— Lucie, je… On est dans un lit… En Bretagne ? Comment se…
— Chut… Il y a quelques heures, tu m’as dit que… que tu voulais entendre mon histoire.
Manon se rapprocha.
— Si je vous l’ai dit, c’est que j’étais sincère. Je…
— Tutoie-moi Manon. Tutoie-moi comme tout à l’heure, s’il te plaît.
— Je t’écoute.
Lucie chercha ses mots avant de se lancer :
— Depuis dix-sept ans, je n’ai jamais raconté mon histoire à personne. Ou plutôt si, mais ceux à qui je l’ai fait sont partis loin de moi… Ce que je vais te confier n’est pas très… rationnel…
— Vas-y, parle. N’hésite pas.
— Tout a commencé quand j’avais seize ans. Je venais d’entrer au lycée Jean Bart, à Dunkerque. Je me suis mise à avoir des maux de crâne, de plus en plus fréquents. Au début, je supportais, je la jouais discrète, parce que… parce que je ne voulais surtout pas aller à l’hôpital. Mon… Mon père est mort d’un cancer du poumon, et j’ai pu voir toutes les étapes par lesquelles il est passé… La chimio, les traitements… Je ne supportais pas la vue du sang, je détestais cette atmosphère… morbide… C’était à en vomir… Tant de choses ont changé depuis…
Lucie soupira avant de poursuivre :
— À cause de ces douleurs dans ma tête, je ne sortais plus avec mes copines, je restais enfermée chez moi. J’étais même devenue incapable de suivre un cours. Ça a peut-être duré… quatre ou cinq mois, sans que personne ne s’aperçoive de rien.
— Jusqu’à ce que ta mère s’en rende compte, je suppose. N’est-ce pas ?
— Oui… Et là, j’ai dû faire tous les examens. Scanners, radios, prises de sang… Ils ont finalement détecté une anomalie sous mon crâne, plaquée contre la dure-mère, juste à côté de mon cerveau. Et très mal placée.
— Une tumeur ?
Lucie se recroquevilla sur elle-même.
— Quand on m’a annoncé qu’on allait m’ouvrir la tête pour tenter d’extraire cette… cette chose, je… je me suis mise à hurler. D’où venait cette horreur ? Comment avait elle réussi à se loger là, au plus profond de mon être ? Pourquoi une telle injustice, pourquoi moi ? J’ai voulu savoir, mais on ne répondait jamais à mes questions, comme si… on cherchait à me cacher la vérité.
Elle serra les draps dans ses mains. Doucement, Manon vint se blottir contre elle.
— Et donc… Tu t’es fait opérer quand même ?
— Avais-je le choix ? On m’a rasé les cheveux, mes beaux cheveux blonds, l’opération a duré plus de quatre heures, parce que cette saloperie s’était logée dans un endroit critique, au niveau de la ligne médiane de l’os frontal… Quand je me suis réveillée, quand j’ai demandé de quoi il s’agissait, on m’a répondu qu’on ne savait pas, que… la « chose » était partie pour analyse au laboratoire médical de Dunkerque. Mais, dans les yeux de ma mère, j’ai lu qu’elle savait…
— Et que savait-elle ?
— Elle n’a pas voulu me le dire. Elle a toujours été sur-protectrice, elle voulait me couver. Alors, j’ai contacté mon parrain…
— Ton parrain ?
— Il se trouve qu’à l’époque il bossait dans le labo médical comme stagiaire. Je l’ai appelé et je l’ai supplié de me dire ce qu’ils avaient reçu… Un kyste, une tumeur ? Aujourd’hui, plus que tout au monde, je souhaiterais ne jamais avoir su. Ça a parfois du bon de ne pas savoir.
— Cela dépend des cas…
— Un soir où il était de garde au labo, quelques semaines après mon opération, il m’a fait entrer en cachette.
J’avais dit à ma mère que j’allais au cinéma… Il risquait sa place, mais il l’a fait, pour moi… Et là, j’ai découvert l’endroit le plus… traumatisant qu’il m’ait été donné de voir… On est descendus dans une espèce de sous-sol, il y avait… des niches semblables à des nids d’abeilles, avec… des choses hideuses… dans des bocaux étiquetés. Des kystes, de la matière visqueuse, des morceaux de chair… Je me rappelle le plafond, de plus en plus bas, la fraîcheur sur mon visage, l’odeur des produits conservateurs et le vrombissement des congélateurs… Quand Luc a ouvert l’un d’entre eux, j’ai vu un bocal, avec une grosse étiquette sur laquelle était inscrite mon…
— Ton nom ?
— Mon numéro de sécu… Celui qui nous identifie tous, dès la naissance, comme tu disais dans la maison hantée de Hem… Mon morceau de π à moi…
Lucie fit glisser ses mains sur ses joues. Elle transpirait.
— Tu sais Manon, un embryon produit plusieurs milliers de cellules toutes les secondes. Et par une magie qu’on est aujourd’hui incapable d’expliquer, il existe des cellules dites cellules souches totipotentes, capables de se transformer en n’importe quel type de cellule. Au bout de quelques jours, ces cellules souches commencent peu à peu à se différencier et à se spécialiser, en utilisant les mêmes gènes de manière différente. Les cellules cardiaques se mettent à puiser d’elles-mêmes, toutes en même temps. Et là, la vie explose dans le ventre maternel.
— Où veux-tu en venir ? J’ai du mal à te suivre… Dis-moi vite Lucie. Dis-moi vite…
— Aujourd’hui, cette nuit, c’est… mon anniversaire… Trente-trois ans que je suis sortie du ventre de ma mère… Et il y a de cela quatre ans, j’ai donné naissance à deux jumelles, Cl…
— Clara et Juliette… J’ai appris…
Lucie éprouva une soudaine envie de pleurer, mais elle se contrôla. Il fallait parler, parler encore, se libérer de toute cette crasse en elle.
— Connais-tu ce qu’on appelle le « baiser des jumeaux » ?
— Non. Lucie… Je perds le fil. Dépêche-toi.
— Des spécialistes parviennent à connaître le comportement intra-utérin des jumeaux, grâce à des échographies et aux derniers procédés technologiques permettant de filmer dans le corps humain. Ils ont constaté que, dès le troisième mois, les jumeaux se touchent, avec leurs bras et leurs jambes, puis entrent en contact par la bouche au cinquième mois. Cet instant émouvant est appelé le « baiser des jumeaux ».
— Je ne savais rien de tout ça. C’est stupéfiant.
— C’est stupéfiant, oui. Certains chercheurs sont persuadés que ces comportements fœtaux ont un effet sur tout le développement postnatal de l’enfant. Que ces premiers instants, ces tout premiers gestes et réactions le suivent, le soutiennent ou le harcèlent jusqu’à sa mort.
— Mais… On ne peut pas se souvenir de ce baiser, des événements avant la naissance !
— Je suis au contraire persuadée que tout ce qui s’est passé dans l’utérus maternel est profondément ancré en nous, comme… comme ces cicatrices que tu portes sur toi, qui t’accompagneront jusqu’au dernier jour. Pourquoi ton corps se souvient parfois ? Pourquoi les bébés, juste après leur naissance, réagissent à la voix de leur maman ?
Manon ne conservait qu’une vague idée du début de la conversation, mais ce n’était pas important. Là, dans le noir, elle se sentait apaisée. Celle qu’elle osa appeler mentalement son amie voulait lui avouer un secret. Une « chose », sous son crâne.
— Continue, Lucie. Je t’écoute, crois-moi, je t’écoute.
— Des… Des deux jumeaux, il en est très souvent un qui prend le dessus sur l’autre.
— La théorie du jumeau dominant.
— Ce n’est pas une théorie, il ne s’agit pas de mathématiques cette fois. Chez les jumeaux, il est fréquent que l’un des deux naisse plus gros parce que, déjà dans l’utérus, il s’accapare plus de nourriture et occupe plus de place… Dans cet endroit, certainement un des plus mystérieux qu’on connaisse, les instincts de prédation existent. Tu parlais de l’écosystème proies-prédateurs chez les animaux… Mais c’est déjà la même chose dans le ventre maternel.
Lucie inspira.
— Je cache une petite armoire dans mon appartement, une armoire aux vitres teintées qui contient… mon histoire. Qui fait que je ne peux plus m’empêcher d’assister aux autopsies… que je cherche, Manon, que je cherche…
— De quoi tu parles ? Qu’est-ce que tu cherches ?
— La réponse au pourquoi…
— Mais Lucie… Qu’est-ce que tu racontes ? Cela ne veut rien dire !
— Je… Je ne sais plus. Je suis une Chimère Manon… Une Chimère…
— Une Chimère ? Le monstre mythologique ?
— Pire que ça…
Du bout des doigts, Manon caressait les boucles de Lucie.
— Dis-moi ce qu’on trouve dans ton armoire.
— Il y a d’abord deux échographies. Sur la première, des sœurs jumelles, âgées de quatorze semaines.
— Clara et Juliette. Et sur la deuxième échographie ?
— Je…
Lucie se redressa brusquement, ses sens en alerte.
— Tu as entendu ? chuchota-t-elle.
— Entendu quoi ?
— Des bruits, à la porte !
La flic sauta hors du lit, enfila rapidement son pantalon, son tee-shirt, ses rangers, et s’empara de son Sig Sauer sans un bruit.
— Reste là…
Elle se faufila dans le noir en direction de l’entrée.
D’un coup, un gros boom sur la porte, puis le gravier qui crisse, des bruits de pas… On courait.
Elle se précipita dehors, dans le froid, les deux mains sur son arme. Ses muscles se crispèrent.
Une ombre disparut au-dessus de la barrière du jardin.
— Pas cette fois, sale enfoiré…
Lucie se rua vers l’obstacle, soigna son atterrissage et se lança à sa poursuite à grandes foulées.
Le sol boueux atténuait les vibrations dans le mollet. Le muscle gorgé de sang tenait. Pour l’instant.
Dérapant à plusieurs reprises, l’ombre s’enfonça sur la gauche dans un sous-bois.
Très vite, Lucie parvint à gagner du terrain. L’homme, devant elle, chuta encore. Sa poitrine se levait et s’abaissait. Il se retourna en crachant des nuages de buée dans l’air glacial. Puis il essaya de se redresser à l’aide d’une grosse racine.
— Tu bouges et je tire ! hurla Lucie en le braquant, une dizaine de mètres en retrait. J’te jure que je vais le faire ! Un seul pas ! Ose faire un seul pas !
Le fuyard se figea, à quatre pattes, pareil à un loup acculé.
— Non ! Non ! s’écria-t-il. Ne me faites pas de mal !
Lucie inclina la tête et s’approcha avec prudence. Cette silhouette frêle. Cette voix aiguë. Était-il possible que…
— Tourne-toi !
Face à elle, les traits déconfits d’un adolescent. Seize, dix-sept ans maximum. Lucie ne relâcha pas son attention.
— Qu’est-ce que tu es venu faire à la porte ? Pourquoi tu cherchais à entrer ?
— Je… Je ne cherchais pas à entrer ! On… On m’a juste dit de… de faire du bruit ! Rien de plus ! Juste faire du bruit et me tirer !
— Qu’est-ce que tu racontes ? Le jeune garçon se mit à pleurer.
— C’est… C’est la vérité ! Un homme est venu me parler… près du port. Il m’a donné du fric en me demandant de venir ici à 1 heure, et de faire du bruit ! Il… Il puait le calamar !
Lucie eut soudain l’impression que ses forces allaient l’abandonner. Piégée.
Elle fouilla ses poches. Pas de menottes.
— Tu restes là ! Parce que sinon, je te retrouverai ! Elle savait qu’elle ne le reverrait jamais. Mais c’était lui ou Manon.
Sans plus réfléchir, elle fonça en direction de la maison. Le sous-bois. La mer de boue. La barrière. Le gravier de l’allée.
La porte d’entrée battait contre le mur. À l’intérieur, des traces de boue sur la moquette. Des empreintes qui n’étaient pas les siennes. La chambre était vide. Le N-Tech gisait sur le sol, l’écran brisé…