17.
Manon se relaxait dans son bain brûlant, les yeux mi-clos, la nuque posée sur une serviette en éponge légèrement humide et parfumée au monoï. Au-dessus de la baignoire hydromassante, une horloge indiquait l’heure, le jour, le mois, l’année. 10 h 25, le mercredi 25 avril 2007. Posé sur le rebord du lavabo en marbre, entre les savons, les crèmes et les huiles essentielles, le N-Tech récitait en boucle les diverses conversations de la nuit.
Des propos effrayants. Inimaginables.
Une histoire d’enlèvement, son propre enlèvement, raconté par un lieutenant de police aux boucles blondes, Lucie Henebelle.
Le regard grave, Manon considéra une nouvelle fois ses poignets, ses chevilles contusionnées, le pansement sur sa main. Le dernier enregistrement, un long monologue qu’elle venait de prononcer dans le salon – elle y avait cité l’heure et le lieu –, précisait qu’une enquête venait d’être déclenchée. Des dizaines de policiers sur le coup, avec un but commun : traquer le Professeur, revenu d’entre les morts. Après quatre ans de silence, il se réveillait enfin. Manon savait qu’elle attendait ce moment depuis longtemps, même si la conscience des jours qui s’égrènent lui échappait et que son « hier » à elle remontait à trois ans. Ce cambriolage dont elle n’avait aucun souvenir…
Lentement, les muscles relâchés, elle promena un gant de crin entre ses seins, puis sur son bassin barré de meurtrissures. Deux phrases qu’elle avait apprises par cœur, écrites en miroir : « Rejoins les fous, proche des Moines » et « Trouver la tombe d »… Pourquoi de telles inscriptions ? De quelle tombe s’agissait-il ? Quel secret cachaient ces cicatrices ?
L’enregistrement audio parla de Raismes. De l’abri de chasseurs. D’une fuite dans l’orage.
Comment avait-elle pu se retrouver en forêt, à cinquante kilomètres de Lille, sans son N-Tech ? Alors qu’elle ne s’en séparait jamais ? Ce malade était-il venu l’enlever chez elle ?
Elle observa autour d’elle, soudain mal à l’aise. Seule dans sa baignoire… Personne pour la défendre. N’importe qui pouvait pénétrer chez elle… lui faire du mal et repartir…
Elle se sentait si vulnérable… Avait-elle déjà croisé son ravisseur ? Rôdait-il tous les jours autour d’elle ? L’avait-il déjà touchée ? Elle donna un coup de poing furieux sur la surface de l’eau. Elle savait qu’elle ne saurait jamais.
Elle se détendit peu à peu. La succession des enregistrements audio, le calme, dans cette pièce où des enceintes intégrées dans les cloisons diffusaient des chants de canaris, lui permirent de se concentrer. Elle procéda à une esquisse mentale de sa nuit. L’aire visuelle de son cerveau se créa ses propres représentations spatiales, un peu à la façon d’un film qu’on imagine juste en l’écoutant, sans le voir. Ou de personnages que l’on bâtit selon ses propres envies, au fil des pages d’un roman.
Son kidnapping. Son errance dans Lille. Lucie Henebelle.
Lucie Henebelle… Un nom aux consonances familières. Éveillant comme un écho dans sa mémoire lointaine. Sa mémoire lointaine ? Non, impossible. Elle ne connaissait pas cette femme. Elle ne l’avait jamais connue.
Elle s’immergea plus profondément dans la baignoire, la bouche au ras de l’eau. Elle savait qu’à force d’écoute et de répétition, le ciment prendrait, cette fresque se fixerait dans sa mémoire épisodique. Elle se souviendrait des éléments essentiels de cette nuit-là. Mais une question la taraudait : ce passé synthétique dont elle se souviendrait était-il fidèle ou éloigné de la réalité ? Sans compter que le temps et les efforts qu’il lui faudrait pour apprendre tout cela la rendraient incapable d’intégrer d’autres événements, comme l’actualité, ses activités du jour, le déroulement « normal » de sa vie, tout simplement. Son existence se dessinait uniquement sur des choix ou des priorités.
Avait-elle vécu des périodes d’allégresse ? De douleur ? Certaines de ses amies « d’avant », Laurence, Corinne, s’étaient-elles mariées ? Était-elle allée leur rendre visite ? Était-elle encore seulement en contact avec elles ? Et les décès, les naissances, les baptêmes ? Tous ces détails traînaient sans doute dans un coin de son N-Tech, de son ordinateur, s’affichaient sur ses murs ou se cachaient dans des tiroirs. Peut-être même disposait-elle de photos, d’enregistrements, qu’elle n’avait pas eu le courage de mémoriser. Il y avait tant à assimiler, chaque jour, et si peu de temps pour le faire. Elle perdait tout. Même les mathématiques, sa chair spirituelle, s’effaçaient en partie de sa tête. Elle qui avait toujours aimé apprendre, rester cloisonnée à étudier… Transformée de Fourier, équation de Schrôdinger, théorie des grands nombres… Aujourd’hui elle n’était même pas fichue de connaître le jour de l’année. La cause ? Quelques neurones défaillants, dans un cerveau composé de milliards de connexions…
« Si tu aimes l’air, tu redouteras ma rage », récita le N-Tech. L’énigme abandonnée dans la maison hantée de Hem. Manon lâcha son gant. Comme toujours avec le Professeur, il devait y avoir une indication dans la phrase elle-même. Un indice, une piste à suivre. Un truc balèze, genre anagramme ou rébus. « Si tu m l’r »… Remplacer un « r » par un « m » ? Elle se promit d’en venir à bout. « Grâce » à son amnésie, elle pouvait s’acharner à la besogne, réaliser une infinité de fois la même action sans jamais se lasser.
Traquer. Toujours traquer. Ne jamais s’arrêter. Sa raison de vivre.
L’eau était devenue froide. 10 h 50. Combien de temps était-elle restée dans la baignoire ? Elle secoua la tête. Rien à enregistrer dans son N-Tech, pas de trouvaille extraordinaire durant ce moment de tranquillité. Bientôt, elle aurait oublié ce bain, et tout ce qu’elle venait de se dire. Un nouveau pan de son existence qui se volatiliserait.
Elle se rinça sous le jet, sortit, et cocha dans son organiseur qu’elle venait de faire sa toilette.
En face d’elle, des piles de vêtements. Manon préparait toujours ses habits le dimanche soir, et les glissait dans de petits casiers sur lesquels étaient indiqués les jours de la semaine. Un système de rotation, basé sur des étiquettes portant un descriptif des tenues qu’elle adaptait ensuite en fonction de la météo, lui permettait de varier son aspect vestimentaire. Ne pas enfiler, tous les mardis, la même robe bleue avec le même chemisier blanc. Et ainsi éviter de ressembler à un automate.
Des papiers, des notes, des Post-it, des photos et des éphémérides, on en trouvait partout. Sur la machine à laver, les miroirs, dans ses poches, sur les murs, tables de chevet, armoires. Des horaires, des tâches à effectuer.
Quel jour était-on, déjà ? Elle regarda encore l’horloge. Mercredi… Le 25 avril. Quelle météo ? Un œil sur le baromètre. Orage. Humidité affolante. Dans le compartiment approprié, elle découvrit son tailleur beige, son chemisier blanc et ses escarpins Jimmy Choo. Une tenue sophistiquée… À quand remontait l’achat de ces habits ? Deux mois, six mois, un an ? Étaient-ils démodés ? Non, sûrement pas. Manon avait toujours aimé la coquetterie, même sur les bancs de Math sup, dans ces lieux sans âme où les filles ressemblent à des mecs à cheveux longs. Différente avant. Et différente aujourd’hui. Si différente…
Elle ajusta correctement son tailleur, admira sa taille fine dans la glace, de face, puis de profil. Elle se trouvait jolie. Faisait-elle des régimes ? Courait-elle encore aussi souvent et aussi rapidement qu’avant ? Se voyait-elle vieillir ? Impossible de le savoir, sauf à fouiller dans son N-Tech… Là où se déroulait le ruban de sa vie, heure par heure. Mais la question perdait alors toute sa spontanéité. Et elle en avait marre de fouiller. Toujours fouiller.
Elle se parfuma délicatement. Le flacon au verre sculpté se trouvait toujours à gauche, en troisième position après la brosse à cheveux et la crème anti-rides.
Se brosser les cheveux, se passer la crème anti-rides, se parfumer.
Vu sa tenue, elle devait avoir un rendez-vous, MemoryNode probablement. Elle avait sûrement déjà consulté son agenda pour vérifier son programme de la journée, mais si elle traînait encore ici, c’est qu’il ne devait pas y avoir d’urgence ce matin… De toute façon, le N-Tech biperait quand il faudrait. Il saurait lui « dire » ce qu’il fallait faire. Manger, nourrir le chien, sortir les poubelles ou aller chercher le courrier.
Scotchée sur la porte de la salle de bains, une liste plastifiée de vérifications à accomplir :
« 1. TOUTE cette liste a-t-elle bien été dressée avec TON écriture ?
2. As-tu vidé l’eau, rincé la baignoire ?
3. As-tu débranché tous les appareils électriques ?
4. Es-tu correctement habillée, coiffée, parfumée ? Regarde-toi une dernière fois dans le miroir.
5. Ton N-Tech, à ta ceinture…
6. Tu peux sortir. Et bonne journée ! »
« Merci », se répondit-elle après un contrôle scrupuleux de chaque point.
Elle sursauta en entrant dans le salon. Frédéric apparut derrière elle, la chemise froissée, les yeux rouges et les veines saillantes. Myrthe, le labrador de Manon à l’épais pelage sable, vint se frotter contre lui.
— Frédéric ? Bon sang, que fais-tu là ? J’ai horreur quand tu rentres sans prévenir !
— Tu me l’as déjà dit avant d’aller prendre ton bain… Mais je te signale que c’est toi qui m’as laissé entrer…
Il bâilla, avant de continuer :
— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, avec ce qu’il t’est arrivé…
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Il soupira et caressa le labrador. Se taire ou parler ? Après tout, cela revenait au même.
— L’enlèvement, le Professeur, la police…
Ces mots-clés – des amorces – activèrent chez Manon l’ensemble de ses souvenirs, encore fragiles. Elle perçut une ébauche très floue, en pointillé, de sa nuit. Comme un panneau routier que l’on distinguerait au loin, dans la brume, sans jamais pouvoir le lire.
Frédéric releva la tête et se plaqua les cheveux vers l’arrière.
— Les flics m’ont interrogé. Sur toi, ton emploi du temps, tes connaissances. Ils… m’ont demandé de te convaincre de… me prêter ton N-Tech. Nous pensons que tu as été enlevée ici, chez nous. Ils sont convaincus que ton organiseur pourrait renfermer des informations intéressantes, sur les personnes que tu connais ou tes rencontres de ces derniers jours.
Manon se recula instinctivement. Derrière elle, un téléphone avec un calepin et un stylo à proximité, une vieille télévision sans lecteur de DVD, une pile de modes d’emploi – chaîne hi-fi, logiciels d’entraînement cérébral, jeu d’échecs électronique –, une bibliothèque où les livres laissaient place à des CD de musique. Schubert, Vivaldi, Fauré, des sonates, des symphonies, des requiem dont les sons la pénétraient bien au-delà de la chair.
— Hors de question ! Ils n’en ont pas le droit ! Personne ne touche à mon N-Tech ! Ce serait comme… un viol !
— Tu as raison, ils n’en ont pas le droit… Mais…
— N’insiste pas !
Frédéric changea de sujet.
— Tu devrais aller te coucher, tu n’as pas dormi de la nuit. Pas de MemoryNode ni de sortie aujourd’hui, d’accord ?
Manon se dirigea vers la cuisine sans répondre. Frédéric la suivit. Elle ouvrit le réfrigérateur. Fruits à gauche, légumes à droite, yaourts classés par date de péremption. Là aussi, des messages, des étiquettes, des compartiments, des horaires de repas. Hors de question de manger en permanence la même nourriture. Elle se servit un grand verre de jus d’orange, auquel elle rajouta du sucre, par réflexe. Le glucose, carburant de la mémoire… Puis elle avala un comprimé de vitamine C.
— Non, je n’irai pas me coucher maintenant, et arrête de me dicter ma vie, d’accord ?
Elle regarda son emploi du temps de la journée dans son organiseur.
— Rendez-vous avec un journaliste de La Voix du Nord à 15 heures pour MemoryNode, puis ma sieste à Swynghedauw à 16 heures, ensuite on a le groupe de travail à 17 heures, avec le docteur Vandenbusche. Tu vois ? Comment veux-tu que je dorme ? Il faut que je progresse ! Nous avançons bien tu sais… Dis, tu sais ?
Frédéric écarta discrètement les rideaux et constata que la 306 blanche des deux plantons au bout de l’impasse n’avait pas bougé.
— Tu te mets en danger en t’exposant comme ça ! Il t’a kidnappée, et il recommencera ! J’ai entendu ces conversations enregistrées ! Ces énigmes, ces décimales de π, peintes… dans la maison hantée de Hem.
Il réfléchit quelques secondes.
— Tu… Tu ne dois pas essayer de les apprendre, efface-les, tu te fais du mal pour rien ! On va soigner ta main. Laisse ces traces sur tes poignets disparaître, et… oublie ces horreurs… Je t’en prie !
Manon consulta de nouveau son N-Tech, les mots clés, le résumé de sa nuit. Puis elle le posa devant elle, sur la table, après avoir verrouillé l’accès aux informations par un mot de passe.
— Pourquoi tu le verrouilles toujours ? S’énerva Frédéric. Tu as confiance en moi, alors pourquoi tu le verrouilles ? Ces simagrées ne riment à rien !
Elle éluda en partie la question.
— Ce N-Tech, c’est ma vie. Tu comprends ? Si je perds son contenu, je perds tout. J’ai déjà réussi à retenir quelques éléments de ce qui s’est passé cette nuit, Frédéric. Pourquoi tu tiens tant à ce que je les oublie ?
Il leva les bras au ciel.
— Mais pour te protéger, bon sang ! Comme je le fais depuis le début ! Pourquoi penses-tu que nous soyons venus ici, à Lille ? Pourquoi je t’aurais éloignée de maman, si ce n’est pour te mettre en sécurité et m’occuper de toi ? Tu crois traquer le Professeur, mais tu tournes en rond ! Comment veux-tu avancer avec ton amnésie ?
— Arrête !
— C’est cette campagne qui a ramené ce malade et provoqué ton rapt, j’en suis certain ! Ta photo, placardée dans toute la France ! Nous étions bien, ici, tous les deux… Comment veux-tu que je te protège à présent, avec toute cette publicité ?
— Me protéger ? Tu ne comprends donc pas le but de tout ceci ? Ce qui m’a poussée à… m’investir autant pour MemoryNode ?
— Non. Qu’y a-t-il à comprendre ?
Le N-Tech sonna trois fois d’affilée, deux longues et une brève. Un dispositif simple, identique au morse, qu’elle avait mis en place : une action associée à chaque combinaison de sons. Et celle-ci signifiait : « Donner à manger à Myrthe. » Manon alla chercher des croquettes et les versa dans une gamelle, à l’intérieur de laquelle était indiqué, au marqueur : « 11 h 30 et 19 h 00 ». Le sac était presque vide. Dans sa liste de courses électronique, elle cocha la case « croquettes pour Myrthe ».
Puis elle se retourna, les poings serrés le long de son corps.
— Ce qu’il y a à comprendre ? Tu veux que je te le dise ? Ce programme, cette exposition médiatique, je les ai souhaités plus que tout au monde. Et j’ai enfin obtenu ce que je désirais !
Frédéric bondit comme un chat.
— C’est pas vrai ! Ne me dis pas que toute cette volonté que tu déploies pour progresser, c’est pour…
Manon se mit à crier :
— Oui, je me suis exposée ! Parce que je veux le forcer à s’exposer lui aussi. Son retour ! Je veux son retour !
Frédéric la dévisageait, complètement ahuri. Il avait peine à réaliser à quel point Vandenbusche et lui-même s’étaient fait bluffer, comment Manon avait poursuivi pendant tout ce temps, malgré son handicap, un but complètement fou et suicidaire.
Il reprit enfin, criant plus fort encore que sa sœur :
— Et tu crois que tu arriveras à l’affronter seule ? Mais c’est stupide ! Il t’a enlevée, il aurait pu te tuer !
D’un pas décidé, Manon sortit de la cuisine, traversa le salon, un long couloir, et se dirigea vers une lourde porte de métal, une porte blindée. Elle consulta son N-Tech, puis, la main sur un pavé numérique, elle tapa un code à quatre chiffres. Un bip, et la porte s’ouvrit.
Un bureau, une chaise, un ordinateur, quatre murs…
Quatre murs de béton, sans fenêtre, tapissés de feuilles blanches, vertes, orange, rouges, du sol au plafond. Une couleur suivant l’importance du fait. Un réseau complexe d’indications, l’étalement de toute une vie sur feuillets avec, en permanence, ce même souci : le temps. Une horloge au-dessus de la porte battait les secondes dans un tic-tac entêtant.
Sur le mur de gauche où l’on ne distinguait plus un centimètre carré de libre : le passé. Des espaces réservés aux faits de société, politiques, familiaux, professionnels. Le tsunami du 26 décembre 2004, les attentats du 7 juillet 2005 à Londres, George W. Bush président des États-Unis. On y lisait aussi la création, puis l’évolution du programme MemoryNode depuis 2005. Des noms, des adresses, des clichés enchevêtrés, des dates, des événements personnels. L’écriture de Manon, toujours. Parfois des mots en latin, émaillés de chiffres. Un moyen sommaire de crypter son texte, de le rendre incompréhensible pour les autres. Car, un an avant l’utilisation systématique du N-Tech, son amnésie la forçait à exposer par écrit certains éléments de son intimité. Problèmes médicaux, bilans neurologiques…
Sur la paroi opposée : le futur. Un axe horizontal, l’axe chronologique, la divisait en deux. Aujourd’hui, demain, cette semaine, la semaine prochaine, ce mois ci, cette année. Des feuilles, qu’elle pouvait ôter et remplacer par d’autres comme les pièces d’un puzzle. Le seul moyen pour elle d’appréhender l’avenir. Par papiers interposés.
Le troisième mur concernait les mathématiques. Des formules, des équations, des chiffres, partout. Ne pas perdre les acquis, entraîner la mémoire procédurale, celle qui sait compter, calculer, jouer aux échecs ou nager. Également, dans l’angle, un coffre-fort à combinaison.
Quant au dernier pan, il était réservé au Professeur, avec des notes entièrement codées, des schémas, une carte de France percée de punaises, des photos des victimes. Parmi celles-ci, le cadavre de sa sœur.
Une méthode d’avant le N-Tech, fastidieuse, gourmande en espace, qu’elle continuait néanmoins à mettre à jour, sans réelle nécessité. Mais elle aimait cet endroit. L’occasion pour elle de se retrouver.
Sous le bureau, des cahiers entassés renfermaient des tranches de sa vie, à présent classées comme des dossiers administratifs. Son passé se résumait à des mots sur des pages blanches.
Manon alluma son PC. Elle synchronisa son N-Tech avec l’unité centrale de son ordinateur et recopia sur une feuille rouge la dernière énigme du Professeur : « Si tu aimes l’air, tu redouteras ma rage ». Puis elle la punaisa à un endroit très précis, à l’extrémité droite de sa mémoire murale.
La jeune femme se retourna vers la porte restée ouverte. Frédéric.
— Non ! N’entre pas ici ! lui dit-elle. C’est chez moi ! Dans ma tête ! J’ai besoin de réfléchir à ce qu’il m’est arrivé !
Frédéric pénétra quand même dans la pièce, l’air dépité.
— Tu tiens vraiment à ce que je te mette dehors et que je m’enferme ! Continua-t-elle.
— Tu me dis cela à chaque fois… Ton univers, ce qu’il y a à l’intérieur de toi, et patati, et patata… Tu crois que je ne connais pas chacune de tes notes ? Chacun de ces bouts de papier ? Bon sang, Manon, je viens ici presque tous les jours ! Et je t’aide à tout organiser ! À préparer chacun de tes lendemains !
Manon se rongeait les ongles, sans l’écouter.
— Le Professeur s’est enfin réveillé. Je sais que je peux trouver la faille. La raison des spirales.
— Les spirales, ça recommence ! Mais elles ne t’ont jamais menée nulle part, tes spirales ! Pas plus que tes cicatrices ! Tu ne comprends pas que cette nuit, tu aurais pu y rester ! Qu’il rôde dans notre ville ! Que si tu ne te protèges pas, il peut te tuer quand il veut !
Elle se crispa.
— Mais il ne l’a pas fait. Il ne m’a pas tuée. Pourquoi, je n’en sais rien. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il reviendra vers moi, et je l’attendrai ! Oui, je l’attendrai !
Frédéric s’avança vers elle, furieux.
— Tu l’attendras ? Mais sans ton N-Tech, tu n’es même pas capable de te rappeler ce que tu viens de manger ! N’importe qui peut te rouler dans la farine, et toi, tu prétends lutter contre un boucher qui a massacré sept personnes, et qui joue avec la police depuis quatre ans ?
Manon se prit la tête dans les mains. Plus rien n’existait autour d’elle.
— Je détenais la solution, j’en suis persuadée…
Elle fit glisser son chemisier sur son épaule et effleura le tatouage du coquillage.
— La spirale du nautile, la tombe, les Moines… Tout est là, sur mon corps… Comme une carte au trésor…
— Sauf qu’il ne s’agit pas d’un jeu, bordel !
Manon pianota sur le clavier de son ordinateur, puis ajouta :
— Les policiers sont enfin revenus sur le coup. Des policiers intègres. Des dizaines et des dizaines de policiers. Ils vont m’aider, je vais les aider. Cette…
Une photo s’afficha à l’écran.
— … Lucie Henebelle… C’est elle qu’il me fallait. Elle m’a promis. Oui, elle m’a promis. Crois-moi, cette fois, le Professeur ne nous échappera pas. Je vais le tuer pour ce qu’il a fait à Karine. De mes propres mains.
Frédéric arracha le N-Tech de son support. Il le leva au-dessus de lui, prêt à le fracasser.
— Vas-y, essaie, ricana Manon. Je sauvegarde régulièrement son contenu sur un serveur, protégé par mot de passe. On ne pourra pas m’effacer ni me trafiquer la mémoire ! Jamais !
Il reposa l’engin et sortit en arrachant violemment l’énigme du Professeur qu’elle venait de punaiser.
— Tout cela te tuera ! lui dit-il en se retournant. Je ne pourrai pas veiller sur toi indéfiniment !
Il rabattit la lourde porte de métal, qui se verrouilla automatiquement.
Une fois seule, Manon recopia de nouveau patiemment le message et retourna l’accrocher au même endroit sur le mur avec une punaise rouge. Elle s’assit ensuite par terre, au centre de la pièce, l’œil rivé sur les clichés des six précédentes victimes. François Duval… Julie Fernando… Caroline Turdent… Jean-Paul Grunfeld… Jacques Taillerand… Et sa sœur… Karine… Redécouvrir, perpétuellement, la violence des crimes. Tant de ténèbres nécessaires à entretenir le feu de sa rage.
Elle resta là, sans bouger, à écouter les enregistrements, à apprendre, face au visage de Lucie, sur l’ordinateur.
À midi, son N-Tech sonna. Elle s’en empara et consulta l’écran. Elle fronça les sourcils. Il ne s’agissait pas d’une tâche quotidienne à accomplir, mais d’une alarme programmée, dissimulée dans le système, et qui s’activait brusquement. Une information datant du 1er mars 2007. Saisie voilà presque deux mois. Deux mois ?
Manon entra son code. Un message apparut : « Va voir au-dessus de l’armoire de la chambre. Prends l’arme, et arrange-toi pour ne jamais t’en séparer. Jamais. »
Elle se leva, intriguée. Elle seule avait pu programmer ce message. Mais pourquoi le faire apparaître seulement maintenant ? Et pourquoi l’avoir dissimulé ?
Elle sortit de la pièce, se rendit dans sa chambre, grimpa sur une chaise et chercha à l’aveugle au-dessus de l’armoire.
Le contact du cuir, dans sa main. Une ceinture. Puis quelque chose de froid.
Elle le tenait. Son cœur battait jusque dans sa gorge.
Un Beretta 92S, calibre 9 mm Parabellum.
Manon descendit de sa chaise, toute tremblante.
Comment connaissait-elle tous ces détails sur l’arme ? Où avait-elle bien pu se la procurer ?
Elle sortit le pistolet de son holster et l’empoigna plus fermement. Numéro de série limé. Le contact de la crosse lui parut familier. Elle ferma l’œil, tendit le bras, arma puis désarma le chien d’un geste assuré. Il était chargé, quinze balles. Elle pouvait tirer, là, maintenant. Elle savait comment s’en servir. Elle qui n’avait jamais tenu d’arme de sa vie !
« Prends l’arme, et arrange-toi pour ne jamais t’en séparer. Jamais. »
Manon ôta la veste de son tailleur, son chemisier, et enfila le holster. Le Beretta vint se caler contre son flanc gauche.
Mon Dieu, pensa-t-elle en réajustant ses vêtements. Qui es-tu, Manon Moinet ?