15.

Assise au bord du coffre d’une 407, à l’abri sous la porte arrière relevée et enveloppée de couvertures, Lucie se laissait suturer l’arcade sourcilière par un médecin de la police. Deux points réalisés au fil de soie éviteraient l’hospitalisation.

Le commandant Kashmareck se dressait face à elle, sous un large parapluie. La quarantaine, coupe en brosse, rasé de près, même à cette heure tardive – ou matinale. Un modèle de discipline, estampillé « brigade criminelle ».

— Il s’en est fallu de peu pour qu’elle te mette une sacrée branlée, fit-il en tirant sur sa cigarette. Elle était complètement hystérique, prête à te fendre le crâne. Depuis quand un flic entraîné se laisse surprendre par une civile ?

Lorsque le médecin lui tamponna de nouveau le sourcil gauche avec un coton imbibé d’antiseptique, Lucie grimaça de douleur. Sa tête lui paraissait peser des tonnes.

— Le tonnerre a dû la faire sursauter, expliqua-t-elle. Elle a perdu le fil de sa pensée, s’est retrouvée trempée, sans son N-Tech, ignorant totalement la raison de sa présence près de chez Dubreuil. Elle se sent forcément en danger, menacée, surtout qu’elle connaît l’endroit, qu’elle sait que Dubreuil a torturé des enfants. Que fait-elle là, seule, si tard ? Pourquoi ? Comment ? Elle s’approche de la maison et me voit accroupie près d’un cadavre… Et là, au moment où je sors, bing… Son neurologue m’avait prévenue. Elle peut avoir des réactions violentes si elle évolue dans un environnement qui ne lui est pas familier.

— De toute façon, elle n’aurait jamais dû être ici avec toi. Elle aurait dû rester à l’hôpital ! Son frère et Flavien sont en rogne ! Tu te rends compte que si le proc l’apprend…

Le médecin demanda à Lucie d’ouvrir la bouche et glissa un coton-tige derrière ses molaires.

— C’est nouveau ça ? Râla-t-elle.

— On fait des prélèvements de salive à toute personne en contact avec la scène de crime pour éviter les recherches ADN inutiles.

Lucie considéra ses doigts blessés.

— Vous… Vous pouvez aussi me prélever du sang ? Je me suis piquée avec une seringue… Dans la maison de Hem…

Le médecin acquiesça, l’air grave, et sortit un kit de prélèvement sanguin. Il demanda :

— La longue cicatrice, à l’arrière de votre crâne… Tumeur ? Kyste ?

Lucie se raidit et improvisa :

— Euh… Kyste…

— De quel genre ?

— Je… m’en rappelle plus, c’était dans ma jeunesse. Un… Un petit truc pas bien grave en tout cas.

Le toubib l’observa, sceptique, puis opéra en silence. Lucie frissonna devant la montée de son sang dans un petit tube transparent.

 

— Allez, fous le camp maintenant ! ordonna le commandant.

Elle ouvrit et ferma plusieurs fois la main, avant de rebaisser sa manche imbibée d’eau, puis elle plissa les yeux et regarda en direction des autres véhicules.

— Où se trouve Manon ?

— Dans la bagnole, là-bas. J’ai eu Flavien et son neurologue, ce… Vandenbusche au téléphone. Selon eux, il est préférable de la ramener chez elle. D’après ce que j’ai compris, inutile de l’interroger.

— Ça, c’est sûr. Elle oublie tout au fur et à mesure.

Lucie désigna sa blessure.

— La preuve…

Le mégot rougeoyant finissait de se consumer entre les doigts du commandant.

— Je vais poster une équipe devant chez elle. Il paraît qu’elle habite avec son frère.

— Oui, enfin pas vraiment, ils habitent la même maison mais ils ont chacun leur appartement… Elle va bien ?

— Mieux que toi.

Lucie tenta de se relever mais elle se sentit mal.

— Toi aussi, on va te ramener au bercail !

— Non, je…

— T’en as fait assez pour cette nuit ! T’aurais pas oublié tes mômes, par hasard ? Un étudiant a appelé le 17, il cherchait à tout prix à te joindre !

Lucie regarda sa montre.

— Mince ! Anthony ! Et…

— Rien de grave, t’inquiète. Mais il comprenait pas pourquoi tu répondais pas sur ton portable… et comme il croyait qu’il allait rester qu’une heure ou deux… Et puis t’as vu ton état ? Pire qu’une pompe à bière en fin de soirée. Règle le souci avec tes gamines, pionce un peu et reviens-nous en forme. On a du pain sur la planche. Trois sites à passer au crible… Raismes, Hem et maintenant Rœux. Ce petit malin aime la diversité et les kilomètres.

Il se retourna. Des phares en haut de la route.

— Le proc d’Arras, à tous les coups. On va figer la scène, le légiste va bientôt arriver pour les premiers exams. Le temps que les IJ fassent tous les prélèvements, on en a pour un bout de temps.

— Je veux rester sur l’affaire ! J’ai promis à cette fille de…

— T’as promis ? Depuis combien de temps on bosse ensemble, Henebelle ?

— Presque trois ans.

— Depuis que je te connais, c’est toujours la même chose. Tu veux toujours être la première sur tout. Les basions de quartier, les violences conjugales, les agressions… T’es une vraie tête brûlée, tu fais des heures et des heures si bien que tu ressembles plus qu’à une loque… Et puis, tout d’un coup, tu décroches. Tu t’arranges pour refiler le bébé, pour t’effacer et te plonger dans un dossier plus tranquille… Tu crois qu’on ne le remarque pas ?

— C’est que…

— Je sais, tes filles. Peut-être qu’un jour elles te feront prendre conscience qu’on… qu’on ne fait pas le plus beau métier du monde. T’es un bon flic, et je sais que t’es aussi une bonne mère. Mais tout ça doit être difficile à gérer, non ? Les sentiments d’un côté, le boulot de l’autre. Moi aussi j’ai des mômes. Je sais de quoi je cause.

— Difficile, oui, mais j’y arrive, se défendit Lucie. Ne m’écartez pas !

Kashmareck serra ses lourdes mâchoires de meneur d’hommes.

— Cette fois, c’est autre chose, ce n’est plus du règlement de comptes. On change de catégorie.

— Je sais ! Je suis déjà passée par là, commandant !

— Du temps où tu avais la niaque ! Où tu ne craignais pas la nuit ! Si tu fonces, sur un truc comme ça, il faut être à cent pour cent ! Pas de retour en arrière, cette fois, pas d’esquive ! Alors rentre chez toi, et réfléchis bien ! Car ce dossier sent mauvais !

Lucie répondit dans la seconde :

— Je suis prête à foncer. Je crois que le Professeur est de retour. Et je vais tout mettre en œuvre pour le coincer. Pour protéger Manon.

— Manon, Manon… Tu parles d’elle comme si tu la connaissais depuis des lustres. Elle a quelque chose à voir avec toi ?

— Non, ce n’est pas ça, mais… je me sens proche d’elle, tout simplement.

Kashmareck lança son mégot dans une flaque et désigna la maison.

— Cette mise en scène ressemble étrangement à l’enfer que les collègues ont traversé il y a quatre ans. Les énigmes mathématiques, l’ardoise d’écolier, la craie bleue, le mode opératoire… Faudra voir avec Paris pour obtenir les détails du dossier. Mais si vraiment l’assassin l’a tuée de la même façon, s’il lui a fait subir le même… calvaire, alors je crois qu’on est mal barrés… On verra ce que révélera l’autopsie… Il n’y a qu’un truc que je ne comprends pas…

— Pourquoi elle, n’est-ce pas ? Pourquoi cette sadique de Renée Dubreuil…

Il opina du chef et demanda :

— Pourquoi vouloir d’un seul coup devenir une espèce de justicier, lui qui ne s’attaquait jusqu’à présent qu’à des gens « normaux », sans soucis particuliers ?

— En quatre ans, beaucoup de choses peuvent changer… Ses pulsions peuvent évoluer suivant sa maturité, ses fantasmes, son quotidien ou simplement son entourage. Moi, ce que je ne comprends pas, c’est comment un tueur en série peut brusquement s’interrompre et reprendre si longtemps après. C’est extrêmement rare. Et en général, il y a une bonne raison.

— De quel genre ?

— Quelque chose qui les empêche de tuer. L’emprisonnement, des troubles psychologiques, un grave accident… Ou alors, c’est qu’ils ont tué ailleurs, d’une autre manière Autre pays, autre mode opératoire. Mais hormis ces cas marginaux, ils ne se mettent jamais si longtemps en veille… Quatre années, vous imaginez ?

— Soit. Mais s’il s’agit vraiment du Professeur, nous traquons un tueur sans mobile apparent, sans type prédéfini de victime, et qui frappe dans une région différente à chaque fois. Un suspect zéro par excellence.

Lucie secoua la tête négativement.

— Je ne crois pas au suspect zéro. Même si on ne peut pas la voir, si elle est très difficile à deviner, il y a toujours une motivation présente, derrière ses actes, derrière son modus operandi.

— Tu me fais rire ! Dans ce cas, trouve-la, cette motivation ! T’as le champ libre ! Mais n’oublie pas que les collègues se cassent les dents là-dessus depuis le début !

Lucie plaqua sa main sur son front. Une douleur, quelque part dans la tête.

— OK ! Allez, disparais ! On te raccompagne !

— Une dernière chose… murmura-t-elle en se massant le crâne. Sur la feuille… Le problème qu’il lui a posé… Je n’ai pas eu le temps de bien regarder.

— Un truc pas trop compliqué, mais vu son âge et son QI, suffisant pour la piéger. « Un nautile, avec sa coquille, pèse 200 g. Le nautile pèse 100 g de plus que la coquille. Combien pèse le nautile ? »

— C’est pourtant évident… 100 g… Non ?

— C’est ce qu’elle avait répondu sur l’ardoise… Et comme elle, tu serais morte…

Lucie ne chercha pas à comprendre. Elle n’en pouvait plus.

— Bon, je rentre. Mais appelez-moi pour l’autopsie. Je veux y assister…

— Tu veux toujours assister aux autopsies. C’est une distraction pour toi, ou quoi ?

— Laissez tomber commandant… Je vais me coucher…