16.
Un cauchemar de boue, de sang et de sueur.
— Mon Dieu ! s’écria Anthony, les yeux exorbités.
Il s’éjecta du fauteuil. Lucie ferma la porte.
— Ça va, fit-elle, ne me regarde pas comme ça. Une nuit un peu agitée, pas de quoi fouetter un chat.
Elle bâilla à s’en décrocher la mâchoire. L’étudiant se faufila sur le côté, attrapa son blouson et se dirigea vers la porte, sans plus lui accorder le moindre regard.
— Anthony ?
Il se retourna. Pouvait-elle voir qu’il tremblait ?
— J’ai… J’ai cours dans… dans à peine une heure, s’excusa-t-il, la main sur la poignée. Faut… absolument que j’y aille. Désolé…
— Mais attends, je vais te payer… Dis-moi au moins si ça s’est bien passé !
— Tout s’est très bien passé. Elles ne se sont pas réveillées, je me suis même demandé si elles n’étaient pas mortes… Pour l’argent, on verra ça une autre fois.
Et il disparut si vite que Lucie n’eut même pas le temps de le remercier. Drôle de mec.
La jeune femme, exténuée, aurait volontiers plongé directement sous ses draps, mais restaient deux choses à régler. Primo, une douche d’enfer. Secundo, les jumelles. On était mercredi, pas d’école. 7 h 30. Maud devait déjà être réveillée depuis longtemps. Lucie l’appela et lui demanda si elle pouvait venir chercher les petites à l’appartement. Par bonheur, elle accepta. Un trésor, cette nounou.
La douche. Le contact de l’eau chaude sur sa peau. Elle souffla longuement, apaisée… avant de se mettre à éternuer. Si elle n’attrapait pas un rhume, c’était à n’y rien comprendre. Peu à peu, des nuages de vapeur autour d’elle… Elle remonta ses doigts sur l’arrière de son crâne. Sa cicatrice… Elle ne put s’empêcher de repenser aux scarifications, à Manon.
Les cheveux noués dans une serviette, Lucie fit quelques gestes pour s’étirer et grimaça de douleur. Sa jambe. Bilan de la nuit ? Bosse sur la tête, mollet enflammé, suture à l’arcade sourcilière. Le cap de la trentaine n’était pas seulement symbolique. Elle vieillissait, la vieille ! Sans oublier ces blessures aux doigts. Quatre lettres qui pouvaient se déverser dans son organisme avec la violence d’un cauchemar.
Elle eut soudain très froid. Et si sa vie dépendait subitement du résultat d’une analyse sanguine ? Et si on lui annonçait que…
Trop d’interrogations. Manon… Son enlèvement… Tous ces mystères autour de la mémoire… Le Professeur…
Elle se força à chasser ce brouillard de son esprit. Pour le moment, il y avait une autre priorité. Réveiller les petites. Redécouvrir leurs yeux, étoiles de bonheur infini. C’est dans les choses les plus simples que l’existence reprend un sens. Longuement, dans le canapé, elles s’échangèrent leur chaleur, leur tendresse, dans un câlin plein d’amour. Elles formaient une vraie famille, même sans homme. Qui en avait besoin, ici ? Pourquoi encore souffrir ?
— Tu t’es fait bobo maman ?
Juliette. La plus réactive. À cent pour cent à peine l’œil ouvert. Portrait craché de sa mère. Clara, elle, s’étirait lentement. Une chrysalide fragile.
— Maman s’est cognée, répondit Lucie en tentant de cacher son trouble.
Juliette repoussa sa sœur pour se coller contre sa mère.
— Juliette ! Je ne veux pas que tu pousses ta sœur !
Lucie l’empoigna. Elle se rappela la remarque de Manon, dans la Ford, à propos de la jumelle dominante.
— Ne recommence plus jamais ça, d’accord ?
Juliette se replia sur le côté. Elle connaissait sur le bout des fesses les colères foudroyantes de sa mère. Mieux valait ne pas insister.
Lucie les enlaça toutes les deux et embrassa Clara sur la bouche. Elle aurait tant aimé pouvoir être plus présente auprès d’elles, les voir grandir sous son aile protectrice. Mais avait-elle vraiment le choix ? Il fallait bien remplir les estomacs. Flic… Son métier, sa vie. Elle ne savait rien faire d’autre. Elle avait quitté les études et le foyer familial si jeune pour plonger dans cet univers de mecs et de sang…
La jeune mère usa ses dernières forces à leur verser leur lait chocolaté, les laver, les habiller, nouer leurs chaussures, préparer leur sac, y glisser leur doudou, leurs chaussons, des bonbons, des briquettes de jus d’orange et de compote. Des gestes tendres qu’elle répétait chaque jour avec simplicité.
Un dernier gros bisou, avant que la nourrice arrive et les embarque, sans traîner. Toujours une déchirure de les voir s’éloigner ainsi, leur petit sac au dos. Juliette devant, Clara derrière. Un jour, elles s’envoleraient pour de bon, comme leur père biologique l’avait fait. Et il serait trop tard pour rattraper tout ce temps perdu.
Elle s’effondra dans son lit, après avoir réglé son réveil sur 11 heures. Sa première nuit blanche depuis longtemps. Et quelle nuit ! Les allers-retours entre chez elle, la résidence, le CHR, Raismes, Hem, Rœux… Combien de kilomètres en une soirée ? Trois cents ? Sous la tempête, à escalader, déraper, recevoir des coups, dont un par Manon en personne. Manon… Son handicap était tellement difficile à appréhender. À admettre, même. Dire que quand elle se réveillerait, tout repartirait de zéro, Et toujours la même solitude, le même vide effrayant. Ne pas connaître la date du jour, ce qu’il s’est passé la veille, ce qu’il se passera le lendemain. Y avait-il la guerre, quelque part ? Des gens mouraient-ils encore de faim ? Ne pas savoir de quels événements se gonflait l’Histoire, depuis que son histoire à elle s’était arrêtée… D’un geste mécanique, Manon ouvrirait son N-Tech, observerait les photos – celles de Lucie, de la maison hantée, des décimales de π –, écouterait les enregistrements et lirait ses notes. Qu’en résulterait-il ? L’impression d’avoir écouté une histoire ? Un apprentissage d’événements bruts sans liens entre eux, sans référents ? Un « Berlin est la capitale de l’Allemagne » ?
Lucie n’abandonnerait pas Manon, elle l’avait promis.
Dans une mélodie reposante, la pluie frappait contre le volet roulant. Les mains croisées sur la poitrine, elle respira lentement. Impossible de s’endormir.
Bien plus tard, sous ses paupières, se mirent à défiler des images, des flashes à la puissance destructrice. Des successions de chiffres. Des éclats de scalpel. Un crâne parsemé d’îlots de peau croûteuse. Dans ses oreilles, le crissement d’une craie sur une ardoise. Des pleurs, les siens. Odeurs bizarres. Cellules en nid-d’abeilles. Horreurs, aux portes de son inconscient. Cadavres, sang, morgue. Des ténèbres, rien que des ténèbres… Si seulement la cicatrice sous sa chevelure, comme les vieilles entailles sur ses mains, pouvaient disparaître…
Elle releva la tête, le front trempé, l’oreiller humide. À gauche, la petite armoire aux vitres teintées. Son contenu. L’origine de toute sa souffrance. Et de son incapacité à accepter le pire. Elle se détestait pour ça. Savoir analyser les autres, sans se comprendre soi-même. Peut-être pour cette raison qu’elle avait voulu devenir flic. Une fierté pour ses parents, pour elle un exutoire. Refouler les attaques insidieuses de l’esprit, par la violence de l’arme.
Enfin, cette fois, le sommeil fut plus fort que tout. Et, tandis qu’elle sombrait, ce mot, ce simple mot qu’elle traînait dans sa chair depuis si longtemps, qui avait changé sa perception du monde, pourri son adolescence, explosa une dernière fois sous son crâne. Ce mot, apparu comme un couperet au détour d’une chambre d’hôpital, à l’aube de ses seize ans. Douze lettres qui se matérialisaient aujourd’hui dans cette armoire aux vitres opaques.
Cannibalisme.