Lou Pouèmo dóu Rose    Taulo

    Le Poème du Rhône    Table

Le Poème du Rhône    (en provençal)

CHANT PREMIER    (en provençal)

PATRON APIAN

I

Dès la prime aube, vont partir de Lyon
les voiturins qui règnent sur le Rhône.
C'est une race d'hommes robustement musclée,
gaillarde et brave, les Condrillots. Toujours
debout sur les radeaux et les sapines,
le hâle du soleil et le reflet de l'eau
leur dorent le visage comme un bronze.
Mais en ce temps, vous dis-je, plus encore
on y voyait des colosses à barbe épaisse,
grands, corpulents, membrus, tels que des chênes,
remuant une poutre comme on fait d'un fétu,
de la poupe à la proue criant, jurant sans cesse
et largement, pour se donner courage,
au pot énorme humant le rouge piot,
tirant à beaux lopins la chair de la marmite.
C'était le long du fleuve une haute clameur
que du nord au midi on entendait sans trêve:
«Proue en aval, ho! royaume! empire[1]!
Amont la proue! sus! fais tirer la maille[2]

II

Leur nid était Condrieu, où se meuvent
les premiers souffles de notre Vent-Terral[3].
Saint Nicolas, patron de la marine,
a dans Condrieu son autel, sa chapelle.
En chape d'or et en mitre fourchue
le bienheureux, ayant près de lui la cuve
d'où l'on voit émerger les têtes des trois mousses
réchappés sains et saufs de l'horrible saumure,
étend sa main sur tout ce qui navigue.
Là, tous les ans, on célèbre sa fête;
et les marins, sur les épaules, dignes,
en procession y portent une barque;
et lorsque au Rhône un noyé se débat:
«Au grand saint Nicolas, tout le monde lui crie,
recommande-toi bien; mais nage ferme!»
De Vernaison, de Givors, que parle-t-on?
Épandant son renom sur tout le cours du fleuve,
Condrieu en ce temps était la mère
des grands patrons du Rhône. Les bélîtres
des ports de Vienne ou de la Mulatière
et les Canuts falots de la Croix-Rousse
avaient beau leur crier: «culs de peau!» Eux,
bien que portant la culotte de cuir,
faisaient aller leurs dames et leurs filles
cossues et braves autant comme bourgeoises.
Maîtresses femmes, les belles Condrillotes,
aussitôt que bourgeonne la feuille des mûriers,
dans la bonne chaleur de leur poitrine forte
mettaient la graine des vers à soie couver;
puis en dentelle fine et piqûre fleurie,
par passe-temps, elles brodaient le tulle;
elles savaient aussi piquer à petits points
la peau des gants et, vaillantes nourrices,
faisaient un gars superbe chaque année.

III

O temps des vieux, d'antique bonhomie
où les maisons n'avaient point de serrure
et où les gens, à Condrieu comme chez nous,
se taquinaient pour rire, sous la lampe!
C'était le règne, là, des farandoles,
la danse nationale rhodanienne
et du royaume ancien des Bosonides,
qui, d'Arles à Condrieu, aux jours de fête,
imitatrice du Rhône en ses détours,
ondoie, serpente le long de ses berges.
Là florissait alors la noble joute
en laquelle, tous les dimanches, sur le Rhône,
les riverains, se divisant par groupes,
l'été, luttaient ensemble, la targe au poitrail,
la lance au poing, l'orteil sur l'échelette;
où les garçons se montraient nus,
vaillants et forts, aux yeux des belles filles;
où les jeunes mâtins de Saint-Maurice
s'accotaient, s'aheurtaient avec ceux de Givors...
O temps des vieux, temps gai, temps de simplesse,
où sur le Rhône tourbillonnait la vie,
où nous venions, enfants, voir sur l'eau longue,
voir passer fiers, les mains au gouvernail,
les Condrillots! Le Rhône, grâce à eux,
fut une ruche énorme, pleine de bruit et d'œuvre.
Tout cela aujourd'hui est mort, muet et vaste,
et de ce mouvement, hélas! tout ce qui reste,
c'est la trace rongée, c'est le sillon
que le câble a creusé contre les pierres.
Oui, un frottis, c'est tout ce qui subsiste
d'une navigation qui eut pour cri: Empire!
Mais des chars de triomphe le passage
ne laisse point visibles sur les voies romaines
plus de vestiges ni plus d'excavation.

IV

A la Saint-Nicolas, lorsque à l'encan
on mettait le Reinage[4], au porche de l'église,
n'en était-ce pas un, et flambant, de triomphe
pour celui qui était le Roi de la marine!
Et croyez-vous que l'on y fît bombance
pour arroser la gloire du Reinage?
Poitrails de bœuf à graisse potelée,
les oies dodues et les coqs d'Inde,
et les jambons fumés et les caillettes[5]
d'herbes hachées, cuites au four, bien onctueuses,
et arrondies en tourte, les savoureuses pognes[6]
pétries au beurre avec des œufs, et les rigottes[7]
joliment pliées dans des feuilles de vigne,
et le vin blanc de pays—qui pétille,
ils avaient, en ce jour, tout à satiété!
N'était-ce pas, en effet, entre ces
sauvages falaises, Roche de Glun ou Roche-Maure,
que Gargantua régnait et que, dit-on,
pour y boire enjambant le Rhône,
avec sa main en manière d'écuelle
il avalait ensemble les barques et les hommes!
On montre encore le gravier, à Pierrelatte,
que le géant tira de son soulier:
un beau rocher, planté au milieu de la plaine.

V

Or, en cette année-là, pendant la fête,
ayant Patron Apian eu la victoire
et de la royauté ceint la couronne,
les jeunes gens de Condrieu en frairie
avaient toute la nuit porté des brindes
au roi nouveau et, selon la coutume,
après le brinde, jeté en l'air leurs verres.
Car Maître Apian, lui, avait l'équipage
le plus fameux de toute la rivière.
Calfatées de flocons d'étoupe
que retenaient les têtes des crampons,
et de poix noire goudronnées en dehors,
il possédait, pontées ou non pontées,
sept bonnes barques construites en bois brut:
le Caburle[8] d'abord, avec sa cabine
qui s'élevait en poupe, sous laquelle
chacun la nuit dormait dans son hamac;
avec sa proue taillante, enorgueillie
par l'éperon de son étrave forte;
puis la penelle ou barque civadière,
qui portait la pâture des chevaux;
puis à la suite le bateau de carate,
bâti comme les autres en varangues de rouvre;
puis une sisselande toute plate,
convexe sur l'avant, carrée sur l'arrière;
deux grandes savoyardes à transporter
les houilles de Givors et une sapine
pour charger les châtaignes vivaraises.
Sans compter deux coursiers ou chaloupes,
amarrés sur les flancs de la flottille,
pour embarquer les gros chevaux haleurs
qui, sur la berge, au retour de Provence,
gaillardement remontaient le convoi.
Patron Apian avait pour la remonte
quatre-vingts beaux chevaux à queue rognée
qui n'avaient pas leurs pareils sur le Rhône
et qui, en remorquant la maille et la voiture,
aux coups de fouet du baile du halage[9]
et aux jurons des charretiers brutaux
faisaient trembler le bord du fleuve.

VI

Tenant son sérieux, à la proue du Caburle,
saint Nicolas avait, grossièrement sculptée,
sa tête avec la mitre. Mais en poupe,
plantée au gouvernail de la grand'barque,
s'élevait la croix de la chapelle,
la croix des mariniers, teinte en rouge,
que Maître Apian, un an où par la glace
les eaux restèrent prises tout l'hiver,
avait lui-même charpentée à la hache.
A l'entour de la croix on voyait tous
les instruments de la Passion: la lance
avec l'éponge, l'hostie et le calice,
la robe d'écarlate, la lanterne,
le marteau, les clous, les tenailles,
la sainte face, le cœur, la colombe,
le fiel, le fouet, la colonne, le roseau,
le glaive nu, le mort qui ressuscite,
la bonne Mère et saint Jean, l'échelette,
le gantelet, les dés, les gobelets, la bourse,
le grand serpent, le saint soleil, la lune,
avec le coq en dessus—qui chantait.

VII

Et chante, coq! l'aubette vient de poindre.
Pour démarrer, allons tous! appareillent
les voiturins qui vont à la descise[10].
En charge pour la foire de Beaucaire,
il y a cent bateaux, ce jour, sur le départ.
A toi! à moi! il s'agit pour chacun
de gagner le mouton: car, au pré de la foire,
le premier bâtiment, tartane ou barque,
ou galéasse des côtes barbaresques,
ou vieille coque ayant en règle son nolis,
au pré de foire le premier qui arrive
et tire le canon—reçoit, pour bienvenue
des Beaucairois, un beau mouton!
En hâte et en émoi et pêle-mêle,
les portefaix, les nautoniers charrient,
arrangent, amoncellent, font la chaîne.
Les pontons craquent; les marchands
font leurs adieux à leurs gens, à leurs femmes:
«Y sommes-nous?—Ça y est.» Dans le fouillis les maîtres
vont détacher des organeaux de fer
chacun leurs nefs et, lentement faisant le signe
de la croix en soulevant son chapeau large,
le bras en l'air, Maître Apian entre tous:
«Au nom de Dieu et de la sainte Vierge,
au Rhône!» s'écrie-t-il. Sa voix, retentissante
dans le lointain brumeux, entre les rives
du fleuve lyonnais s'est entendue.
Les hommes avec lui, la tête découverte,
se sont signés, trempant le doigt dans l'onde
de ce grand bénitier que, chaque année,
en belle procession, c'est la coutume,
on va bénir sous le Pont Saint-Esprit.
Les hommes, rudement, avec les avirons
contre le quai forcent ensemble.
Patron Apian lui-même, sur la poupe,
est à la barre donnant la direction.
Il a de longs cheveux en cadenettes grises
qui lui retombent tressés sur les tempes,
et deux grands anneaux d'or qui pendent
à ses oreilles. Il est haut d'enfourchure
et, de ses yeux luisants, sur chaque barque,
pendant qu'il voit si tout marche dans l'ordre,
de l'une à l'autre, attachées à la file
par le long câble qui les réunit toutes,
en dérivant au gargouillis de l'eau,
toutes les barques à la suite s'entraînent.

VIII

Sous les bannes de toile écrue,
s'élevant en triangle et en dos d'âne,
les passagers, les ballots, les denrées
de toute condition, de toute sorte,
les soieries de Lyon, magnifiques,
les cuirs roulés et les bottes de chanvre,
tout bien rangé, tout bien enregistré
par l'écrivain aux lettres de voiture,
avec tous les produits que l'industrie
fabrique dans le Nord, gisent à profusion.
Mais un brouillard épais couvre le Rhône,
à couper au couteau! Il cache
le rivage en entier et à perte de vue.
On ne distingue plus le coupeau de Fourvière
avec l'église qui pointe à son sommet.
Et la mélancolie qu'amène le départ
n'en est que plus griève: là-bas, dans le Midi,
aux canaux de Beaucaire et d'Aigues-Mortes,
pour y charger les blés fins de Toulouse,
les vins du Languedoc, le sel marin,
combien resteront-ils, loin de leurs femmes,
de leurs petiots? trois mois, peut-être quatre...
Et fort heureux encore si, au retour,
un coup subit d'Ardèche ou de Durance,
ou quelque crue farouche du Gardon,
ne vient pas faire enfler, faire crever le Rhône,
et qu'avec les chevaux de l'équipage
point il ne faille, dans les champs détrempés,
patauger, s'embourber jusqu'au poitrail!
Et quand, des mois entiers, le mistral ronfle
et qu'opiniâtre il arrête les barques!
Et les graviers mouvants que l'eau recèle
et qui à l'improviste vous engravent;
ou bien la sécheresse avec les basses eaux
qui, tout l'été, échouées sur le sable,
retient dans l'inaction les nefs disjointes!

IX

Circonspects, le prouvier[11], le pilote
vont à tâtons, sondant les mouilles[12]:
que les bateaux en quelque maigre[13]
n'aillent point s'enlizer. Dans l'onde obscure
Jean Roche le prouvier jette la sonde,
longue perche de saule qu'on pela
en y laissant quelques anneaux d'écorce
marquant de loin en loin la profondeur de l'eau:
—Pan juste! pan qu'à deux doigts[14]!—«A l'aide,
Pierre-Bénite[15], sinon la barque touche!»
—Pan large!—«Allons, voici la bonne route.»
—Pan couvert! pan et demi!—Les bateliers
cèdent au gouvernail, lâchent la barre.
—La souveraine!—«Bon!» tout le monde crie.
—La main sous l'eau!—Et vogue en sûreté...
Se dévidant de lone en lone[16]
sous l'impulsion de la barque maîtresse
qui va devant, prudente, qui va majestueuse,
la traînerie avec ses blanches tentes,
à vau-l'eau du courant rapide qui la porte,
a pris le bon chemin. Vers la «chapelle»
et droit sur le tillac, la tête nue,
Patron Apian, avec un grand signe de croix,
à haute voix—que tous entendent
le chapeau à la main, entame alors
la prière du matin: O notre père
qui es au ciel, que ton nom se sanctifie!

dit-il. Les hommes se sont tus,
agenouillés ou inclinant la tête.
L'épais brouillard blanchâtre les aveugle,
dérobant les montagnes et les «brotteaux»[17]
qui tout le long accompagnent le fleuve;
et ils en sont bien sûrs, d'aller à l'aveuglette
jusqu'à Givors, peut-être jusqu'à Vienne.
Mais lui, continuant: Ton règne nous advienne!
dit-il, et qu'en aval ta volonté se fasse
comme en amont! Notre pain quotidien,

dit-il, donne-le-nous ce jourd'hui! De nos dettes
fais-nous la rémission,
dit-il, comme nous autres
les remettons à ceux qui nous redoivent...

Parfois s'interrompant:—«Toquebœuf! braillait-il,
grand capon de pas Dieu, tu dors, eh! fainéant?
Ces malheureux chevaux, en amont, les vois-tu
qui s'étranglent dans leurs chevêtres?...
Une garcette qui vous cinglât tous!»—
Et reprenant: De tentation garde-nous!
Et tire-nous du mal-être! Ainsi soit-il!

X

—«Ha! mes enfants, sur l'eau grouillante,
nous, ajoutait ensuite le patron du Caburle,
que sommes-nous? Vous le voyez, nous sommes
le jouet du brouillard, des rocs qu'on a dessous,
et des grèves où l'on va quelquefois échouer...
Eh! qui donc peut savoir les hasards imprévus?
Qui veut apprendre à prier, qu'il navigue!
C'en est un beau, d'exemple, l'insensé
qui, descendant le Rhône, en l'an mil huit cent trente,
tira, le misérable, un coup de fusil
au grand saint Christ qu'on voit dans l'oratoire
du vieux château d'Ampuis, contre la berge...
Il lui brisa le bras, oui. Mais sa penelle,
au mauvais chenapan, dans quelques traites[18],
alla contre le Pont Saint-Esprit se briser...
avec lui—qui dans l'eau gloutonne fit un trou!»
Le Caburle, entre temps, la prière achevée,
venait de se ruer dans l'archipel
de la Grand'Chèvre, entrecoupé de saules.


CHANT DEUXIÈME    (en provençal)

LE PRINCE D'ORANGE

XI

—«Pousse au royaume, ho!» crie une voix.
—«Nous y sommes! voilà!» On appuie au timon
et le prouvier jette le câble à terre.
C'est Vernaison.—«Amarre!» Dès qu'on touche,
apparaît tout d'un coup, là, un jeune homme blond
qui, dégagé, monte sur la grand'barque...
Et quel est-il? C'est le prince d'Orange,
le fils aîné, dit-on, du roi de Hollande.
Et de toute façon les langues conjecturent:
et pour les uns ce n'est qu'un éventé,
qu'un drille, assurent-ils, qu'une tête fêlée,
qui, se brouillant avec le roi son père,
a dû partir pour courre l'aventure,
le guilledou, la pretentaine,
à travers le pays. Selon les autres,
il s'est opiniâtré tant et tant sur les livres,
il s'est acoquiné tellement à l'étude
qu'il en est, le pauvret, tombé en chartre,
comme un enfant qui mange de la cendre;
et vers le Rhône les médecins l'ont envoyé
boire le bon soleil qui ravigote,
boire le souffle vif du rude Maëstral[1].

XII

De son royaume ombreux, paludéen,
où le Rhin se noie dans les brumes,
lui, quelque jour, s'il revient en santé,
ceindra la couronne d'iris.
Mais il s'en faut, pour l'heure, qu'il lui tarde
de prendre en charge le gouvernail des hommes,
dégoûté comme il est, avant d'y être,
de toutes les intrigues qu'il comporte,
des manœuvres de cour, et des cérémonies,
et de l'ennui qui vous y mange l'âme.
Et il s'est mis en tête une folie d'amour,
lubie de prince imaginatif, rêveur;
il s'est mis dans la tête de trouver en voyage
l'éclosion de la Naïade antique
et la fleur d'eau épanouie sur l'onde
où la Nymphe se cache nue,
la Nymphe belle et pure et claire et vague
que l'esprit conçoit et désire,
que le pinceau retrace, que le poète
dans ses visions éternellement évoque,
la Nymphe séductrice, voluptueuse,
qui, autour du nageur, au cours de l'eau,
laisse flotter sa chevelure
et se confond et fond avec le flot.
Et de canal en canal, par la Saône,
il descendit de son pays de Flandre,
comme descendent du nord brumeux les cygnes
aux «clairs» du Vacarés, quand vient l'automne.

XIII

A peine il a sauté, pâlot, sur le Caburle
et au patron touché la main, sans morgue,
il converse avec tous à la bonne franquette;
aux Condrillots paye des cigares
de son pays—qui fleurent comme baume,
et, pas plus fier qu'un «frère de la tasse»,
il leur fait boire à son flacon, après l'un l'autre,
une eau-de-vie qui liquéfie les brumes.
Et entre eux ils se disent:—«Celui-là est des nôtres!»
—«Des vôtres? répond-il, oh! vous pouvez le dire,
et s'il vous faut de l'aide, camarades,
nous sommes d'un pays où l'on ne craint pas l'eau
et où l'on sait tirer assez bien à la rame.»—
Les nochers sont ravis; ils l'entourent
comme le corps d'un roi et lui regardent
sa jeune barbe blonde, ses mains fines
et une fleur en émail, ciselée,
qui pend à son clavier de montre.

XIV

Mais le patron Apian s'écrie: «Empire!»
La barque capitane et les suivantes,
au premier coup de timon, vers la gauche
ont repris leur dérive. Sur l'eau longue
cependant que les nefs vont toutes seules,
le prince blond devise avec la chiourme.
Gentiment il leur conte qu'il est de Hollande
et fils de roi, et qu'il va en Provence,
cherchant la fleur qu'il porte pour insigne:
—«Fleur de mystère, dit-il, inconnue
aux profanes terriens, car dans les eaux
elle fait son séjour et s'y épanouit,
fleur de beauté, fleur de grâce et de rêve
que mes Flamands appellent «fleur de cygne»[2]:
par tout pays où on la trouve,
l'homme est joyeux, la femme belle.»
—«Cela? en s'approchant dirent les bateliers,
mais c'est la fleur de Rhône, mon beau prince,
le jonc fleuri, qui se nourrit sous l'onde
et que l'Anglore aime tant à cueillir!»
—«L'Anglore?»—«Allons, avance-toi, Jean Roche,
et dis-lui donc quelle est celle-là,» firent-ils.
—«Autant que moi, vous autres, vous pouvez en parler!»
répondit brusquement un jeune homme
qui tressait l'épissure d'un cordage.
—«Oh! le vilain bourru! lui cria-t-on,
tu l'auras cette nuit songée peut-être—qui à terre
faisait gogaille avec quelque pêcheur...»
—«Vous avez beau hâbler, mais, dame, quand,
riposta le gros gars, vers les fourrés
du Malatra, là où l'Ardèche fouille,
vous passez à côté, poussant la barre,
et que, nu-pieds sur le sable fin,
vous la voyez riant avec ses dents qui mordent,
ah! combien d'entre vous, si du bout de son doigt
elle faisait un signe, se jetteraient à l'eau
pour aller déposer un baiser sur l'aubier
de son pied nu!»

XV

—«Ho! cette fille, certes,
dit Patron Apian, le diable m'emporte!
vous fera quelque jour tourner la tête...
Ils ne parlent que d'elle: ce n'est pas un laideron,
mais pour en faire une crierie pareille,
il n'y a pas ici d'eau jusqu'au cou, voyons!
à l'égard des tendrons de nos côtes,
vigoureux, opulents et blancs comme jonchée!...
Royaume! bute à Givors!»—Et bord à quai
cognent les barques: le coussinet au dos,
les portefaix barbus déjà reversent
les mannes de charbon aux savoyardes;
on empile à beaux tas les ferrements
et la quincaille et les faux et les forces
et les fusils fameux de Saint-Étienne.
Puis derechef, en route! et, d'accord tous,
le prince blond s'est déjà mis à l'œuvre,
car il a bien promis de vivre en camarade
avec les mariniers, patron et gens du bord,
et manœuvrer, ramer, trimer comme eux,
ainsi que fit Pierron, le czar des Russes, lorsque
à Zaardam, dans sa jeunesse, il s'embaucha
compagnon charpentier, voulant apprendre.

XVI

Mais le vrai, le voici: par une suggestion
qui vient du sang, Guilhem (ainsi se nomme
le beau dauphin de la nation flamande)
veut rouler par le Rhône. Il veut connaître
l'aire qui le couva, la terre illustre
qui lui transmit le noble nom qu'il porte,
Orange et sa célèbre Gloriette,
château fort et palais de ses aïeux
au temps féroce des guerres sarrasines.
Et il veut parcourir et voir chacun des lieux
où ont laissé leurs vestiges ces princes
dont le Cornet[3] sonna dans les tirades
de toutes les chansons chevaleresques.
Il veut s'initier à ce langage
dans lequel Béatrix de Romans gazouillait
ses doux accents lesbiens, la langue allègre
en laquelle chanta la Comtesse de Die
ses lais d'amour avec Raimbaud d'Orange.
Il a lu. Il se sent aux entrailles,
à de certains moments, les ambitions superbes,
le reverdissement des grandes envies folles
qui vers la gloire ont exalté ses pères
et le regret des conquêtes perdues.
Mais pourquoi le regret, si des ancêtres
il pouvait recouvrer la terre ensoleillée
en l'embrassant de son regard avide!
Qu'est-il besoin d'épées qui étincellent
pour s'emparer de ce que l'œil nous montre?
Et ne serait-ce pas trop beau, tout simple aussi,
de reconquérir ce fleuron d'Orange,
ce franc-alleu que tinrent ceux des Baux,
et cet empire enfin des Bosonides
qui dans le cri «empire!» dure encore,
en s'accointant aux bonnes gens du peuple
qui l'ont gardé, le cri des souvenances?
On le dit bien de qui est populaire:
«C'est notre roi, c'est un roi!» Eh! bon Dieu,
quoi davantage? autant lui en advienne!
Car à leur tour croulent les châteaux forts,
comme il apparaît là sur chaque mamelon,
et tout s'éboule et tout se renouvelle...
Mais sur tes cimes, immuable Nature,
à tout jamais les thyms éclosent
et toujours les pasteurs et pastourelles
s'y vautreront sur l'herbe au renouveau.

XVII

L'épais brouillard, qui peu à peu s'éclaire,
a découvert au jour la vallée vaporeuse
avec les verts coteaux de ses collines
où court le Rhône roulant au milieu d'elles.
Et Maître Apian, en contemplant la face
du soleil neuf qui ragaillardit tous,
crie: «Un de plus!» Les nautoniers ensemble
ont haussé le chapeau; la joie réveille
les passagers, ébahis à tout coin,
quand tout d'un coup, magnifique, au tournant
apparaît dans son plein l'antique Vienne,
assise en autel sur les contreforts
du noble Dauphiné. Voilà, célèbre,
le Tombeau de Pilate et son aiguille.
On entend les foulons qui frappent à grands coups
pour apprêter les draps, dans les fabriques.
Coupe-jarret[4], sur ses pentes ardues,
étale en éventail ses maisonnettes;
et les clochers et les tours et les temples
dans la lumière inondante et limpide
écrivent du passé l'histoire auguste.

XVIII

Son portulan à la main—qu'il feuillette,
le prince transporté lors s'écria:
—«Salut, empire du soleil, que borde
comme un ourlet d'argent le Rhône éblouissant!
empire de plaisance et d'allégresse,
empire fantastique de Provence
qui avec ton nom seul charmes le monde!
Oh! être né dans les temps de bagarre,
de pêle-mêle, de néant, d'aventures,
où, une épée en main, le vaillant homme
pouvait, ne consultant que son instinct,
pouvait, dans le ferment des troubles,
se tailler librement un beau royaume,
en voilà une, entre toutes, de chance!
Comme ce grand Boson, comte de Vienne,
qui là, depuis mille ans, dans l'église majeure
de Saint-Maurice, porte sur sa tombe
le témoignage écrit de son audace,
de sa munificence, de sa gloire!
Princes de comédie et rois blafards,
nous aujourd'hui, impersonnels, dans l'ombre
et l'étroitesse de nos attributs légaux,
nous passons chuchotant à ras l'histoire,
dissimulant couronne et sceptre,
comme si nous avions peur d'être en vue!
Mais toi, comte Boson, à la barbe
des potentats de France et d'Allemagne,
tu enfourches d'un bond les flancs du Rhône:
«Allons, mon bon cheval!» par les sommets,
au cri: vive Provence! tu t'élèves...
—«Voilà, se disent les gens dans la mêlée,
«un homme!»—Et les barons et les évêques
t'ont acclamé roi d'Arles dans Mantaille!»

XIX

Mais pendant que le prince exulte,
les mariniers, les roulant devant eux,
ont embarqué les barriques de bière
avec leurs fonds plâtrés et blancs,
de bière blonde et brune qui, mousseuse,
va délecter, tout le temps de la foire,
dans les tavernes et bazars de Beaucaire,
les gosiers assoiffés des buveurs.
Sans plus tarder, car le temps presse,
ils ont viré de bord et le Caburle,
entraînant après lui sa blanche flotte
et rengorgé, reprend le fil de l'onde.
Or, sur les croupes des collines,
aussitôt vues là-haut, bien munies d'échalas,
les vignes d'or de la Côte-Rotie
et aperçus au lointain sur la droite
le mont Pilat et ses trois dents bleuâtres,
devant Condrieu voilà qu'ils mouillent l'ancre.
C'est le pays d'où ils sont presque tous.
Sur le Sablier[5], pour attendre leurs pères,
un fouillis de gamins, depuis quatre heures,
sont là tout nus ou moitié nus qui jouent:
les uns dans l'eau barbotent ou font des ricochets,
les autres se battant à coups de pierres.
Au pied de leurs maisons, le long du fleuve,
les pauvres femmes, sur le pas des portes,
sont à l'affût, depuis la matinée,
pour voir au port passer leurs hommes.

XX

—«Blandine, cours: ton père qui arrive!»
—«Bonjour, patron Apian!»—«Dieu vous le donne!»
—«A moi le bout, je vous amarrerai!»
—«Dis-lui, à Marioche, de m'emplir
de vin d'Ampuis, vite, cette cruche...»
—«Où est Damian? Tiens, voilà ses chemises.»
—«Goton! Mïon! Qu'est-ce que je vous apporte
de la foire, holà ho?»—«Apporte, Ribory,
quelques bagues de crin et aussi de verre,
de celles qui dessus ont un rat rouge!»
—«Oui!»—«Moi, pour la petite apporte-moi
une poupée, de celles qui se ploient!»
—«Oui.»—«Pour moi apporte des gimblettes,
de ces bonnes qui sont enlacées avec un fil...»
—«Oui.»—«Moi, apporte-moi...» Tout ça jacasse;
les recommandations de toute sorte
se vont croisant des bateaux aux fenêtres:
—«Dis à ton grand-papa de t'acheter
dans une boîte rose une petite sœur,
eh! Claudillon?»—«Père-grand, à Beaucaire,
moi je veux y aller!»—«Le coup prochain, mon gars...»
—«Allons, portez-vous bien! bonne aventure!»
—«Tenez-vous bien gaillarde, tante Chaisse!»
—«Et toi, Janin, prends garde aux Trêves[6],
aux feux Saint-Elme et aux Oulurgues[7]
qui vont, la nuit, par les Aliscamps d'Arles!»

XXI

Et puis adieu. Le Midi les attire.
Ils n'ont du reste pas de temps à perdre
s'ils veulent arriver les premiers en Argence[8]
et gagner le mouton. Au cours de l'eau,
encore toute bleue des turquoises
qu'elle a ramassées dans le lac de Genève,
pendant que vont les tentes blanches
une après l'autre, telles qu'un vol de cygnes,
le prince hollandais veut tout savoir.
—«Allons-nous mettre longtemps pour la descente,
maître?» demande-t-il. Le patron bruyamment
tousse et, heureux de faire quelque peu
son Cicéron:—«Deux jours, trois au plus, prince,
au cas où par la route il y ait de l'encombre,
répond-il, des brouillards, par exemple, pareils
à ceux que nous avions ce matin et assez denses
pour empêcher de voir la direction...
Car il ne s'agit pas de plaisanter avec ces roches,
écueils, récifs et pointes et verrues
ou bien avec ces grèves dangereuses
que recèlent de loin en loin les eaux qui rient.
Si l'on n'ouvre pas l'œil, la barque râpe,
se crève et boit: floc! floc! ou dans un «maigre»
s'engrave jusqu'aux bords et tout se noie.
Sans parler des ponts où l'on heurte
ni des empêchements des bacs...
Saint Nicolas, patron de la rivière,
nous garde longuement!»

XXII

—«Royaume, foudre!»
cria le voiturin en coupant son récit,
«vous ne voyez donc pas les îles de Saint Pierre,
grand capon de pas Dieu, qui vous entravent?»—
Et il reprit:—«C'est pour vous dire, prince,
que s'il est vrai, comme affirme un proverbe,
que tous les saints aident à la descente,
tout de même en descente, allez, il se rencontre
ses contre-temps, incidents et hasards.
D'ordinaire pourtant, quand tout va bel et bien
et que l'on peut, même au clair de la lune,
reconnaître à vue d'œil la bonne voie,
des grands quais de Lyon aux basses rives
du Rhône provençal, en deux journées,
aux mois d'été, se fait la course.
Un vrai jeu que cela! mais puis c'est la remonte,
seigneur, qui fait tirer! De chaque bord,
sur les bateaux plats que nous remorquons,
—voyez-les donc, encaqués comme anchois,—
nous avons là nos chevaux de halage:
vingt fortes couples[9], toutes bêtes de choix,
fleur des haras du Charolais,
que vous verrez, quand nous reviendrons contre-mont,
s'évertuer superbes sur la rive du fleuve...
Je ne dis pas qu'il n'y ait, sur l'Empire
ou le Royaume, rien de comparable
à notre chevaline; mais je vous garantis
que vingt mille quintaux ne les font point culer.»

XXIII

—«Et quel temps se met-il pour la remonte?»
—«Cela dépend: aux mois d'été, quand l'eau est lisse,
en dix-huit ou vingt jours on peut la faire.
Aux petits jours, quand la saison hiverne,
il en faut de trente-cinq, voyez-vous, à quarante...
Mais le terrible, puis, c'est quand le Rhône,
gonflé par les pluies automnales,
ou par ces gros temps d'Est
qui avec la marée en aval le refoulent,
déborde ses grandes eaux troubles
sur les puissantes digues et sur les clayonnages,
noyant les perrés et les voies.
Sacré coquin! quelle misère,
alors, quand les chevaux, à la cordelle
de chaque nef, tirant quatre par quatre,
ne voient plus le chemin et s'embourbent
jusqu'à la croupe dans les blés, dans les orges,
au point de les falloir lever avec un pieu
qu'on leur passe à deux sous le ventre!
Ou lorsqu'il faut, monsieur, changer de rive
pour éviter quelque rivière grosse
qui se met en travers aux pieds des équipages;
ou lorsqu'il faut, monsieur, passer à gué l'Ouvèze,
passer à gué le Roubion et la Drôme!
C'est un rude travail! Contre les roches,
au frottement les cordes s'usent:
il faut bâcler un nœud, une épissure;
il faut abattre, à coups de cognée, les arbres
qui peuvent empêcher; oui, mille dieux!
il faut, à coups de poing ou de pieu ou de gaffe,
pendant que les chevaux se noient,
se mettre par chemin aux prises avec les rustres
qui, pour gagner devant avec leurs couples
ou trébouger (ainsi que nous disons tout brut),
viendront dans les jarrets parfois cingler les nôtres...
Allez, il y en a pour tous!»

XXIV

—«Et il en reste!»
fait le prince en riant. A l'horizon,
chaperonnés de neige blanchissante,
les sommets du Vercors piquent l'espace.
Les troupeaux transhumants de la Crau, à cette heure,
broutent là-haut les herbes drues,
le cytise fleuri, la pimprenelle:
car c'est aux bergers d'Arles que l'usage
de toutes ces Alpes et cimes lointaines
depuis des milliers d'années est dévolu.
Et jusqu'au Nivolet de la Savoie,
et jusqu'au pic escarpé du Viso,
et loin, bien loin, jusqu'à ce mont Genièvre
qui départit les eaux de France et d'Italie,
à eux tout appartient. Et de quoi se prévalent
les conquérants les plus goulus
qui eurent tour à tour empire sur le Rhône,
les Charlemagne avec les Bonaparte,
les Annibal et les César de Rome,
pour avoir franchi ces hauteurs!
lorsque tous les printemps, en caravane,
lorsque tous les étés et les automnes,
avec leurs grands boucs qui ouvrent la trace
parmi la neige grenue des névés,
suivis de leurs innombrables brebis,
le bâton à la main, jouant du fifre,
nos pâtres, eux, gravissent et passent les montagnes!


CHANT TROISIÈME    (en provençal)

LA DESCENTE DU RHÔNE

XXV

Aux petits ports d'Andance et d'Andancette
est arrivée cependant la flottille
et l'on y a chargé des planches, des poutrelles,
et des douves en botte et des cerceaux en roue.
Et en longeant la côte sourcilleuse
du Vivarais, de plus en plus abrupte,
de plus en plus farouche, accidentée,
les voilà qui se croisent, se frôlent presque,
avec la maille[1] lente et le câbleau
et les chevaux d'une autre longue file
qui sur Lyon péniblement remonte.
—«Salut!»—Les bras de chaque part se lèvent
et les chapeaux s'agitent dans l'espace:
—«Comment va le voyage?»—«A la coutume!»
—«Y était-il, au Saint-Esprit, le gros pilote?»
—«Il regardait quelle heure il était au soleil.»
—«En buvant à sa gourde?»—«Eh! oui! pardi!»
—«Y a-t-il du gravier, au pont, vers Bagalance[2]
—«Il n'en a pas parlé, le gros Toni.»—L'Ardèche
pour lors aura foncé contre les îles.»
—«Il se peut.»—«Et vous autres, par là-bas, au Grand Gué,
avez-vous eu beaucoup d'eau?»—«Jusqu'au ventre!»
—«Mais on n'a pas encore crié la foire?»
—«Ah! vous ne risquez pas de gagner le mouton,
collègues!»—«Et pourquoi?»—«D'Aigues-Mortes
nous partions, il y a quinze jours, et voilà
que, vers Les Saintes[3], roulant sur ses ancres,
un bâtiment de Tunis dans le Rhône,
tenu en panne sous la bise,
attendait le garbin pour faire voile
au premier jour vers le port de Beaucaire.
Il avait cargaison de dattes et de juives
qui, sur leurs vestes rouges, étaient garnies
de sequins d'or et de piastres luisantes.»

XXVI

—«Nous nous gaussons pas mal, reprit Jean Roche,
de ses juives, figues tassées
qui sentent le remugle et le suint!
On les loue au tâter, sur les tartanes...
Nous allons en mener, nous, à Beaucaire,
une... Écoutez: le beau dimanche de la foire,
si elle ne remporte le prix de joliesse,
—je veux, saint Nicolas, que sur ma tête
les Cornes de Crussol[4] jettent leur ombre!»
—«Laquelle?»—«Devinez!»—«Peut-être bien la fille
du Malatra, la fille au lamaneur,
celle qui passe l'or des paillettes au crible?»
—«Oui.»—«Cette bohémienne?»—«O Jean-la-flûte!
Des bohèmes semblables ont les astres pour elles
et portent le bonheur où il leur plaît...
Et prenez garde, ohé! qu'elle ne vous guigne
de côté, en passant: la lune jeune,
comme l'on dit, est cornue et félonne!»
—«Tu es ensorcelé!» crièrent à Jean Roche
les voiturins de l'autre batelée.
«Achète un pot et mets-y bouillir des aiguilles[5]
—«Fais tirer, Marius!»—«Pousse à la barre!»
En guise d'entonnoir les mains qui s'arrondissent
d'une barquée à l'autre, encore une tournée,
jettent de loin les paroles piquantes;
mais les bateaux de Maître Apian, rapides,
avaient déjà filé sur les eaux fières[6].

XXVII

Des points de vue nouveaux qui l'environnent,
de l'admirable vallée, des éboulis,
des rocs à pic aux ravines profondes,
des vieux châteaux emmantelés de gloire
et de la volupté de l'air si lumineux
Guilhem a le cœur ivre et chez le prince
l'élancement d'amour ne tarde point à naître.
—«Mais je la verrai bien, se dit-il à part lui,
la dive dont le charme ou la beauté farouche
semble papilloter sur tout le Rhône!
l'Anglore, cette vierge, cette jeune inconnue
dont tout le monde parle et rêve,
cette perle des grèves qui scintille
à l'imagination comme aux regards de tous
et qui, sais-je pourquoi? sans l'avoir vue,
à moi aussi me danse par la tête!»—
L'eau étincelle et rit; les poules d'eau,
les hirondelles, planant de l'aile, rasent
l'onde fuyante au gai soleil qui tourne;
et d'un moulin pendu sur barque
quelquefois le meunier, ou les pêcheurs
tirant leurs filets à bascule,
à tour de bras de loin en loin saluent.
Mais dans le sang des vieux comme des jeunes
la chaude après-midi met la paresse.
Or voilà Saint-Vallier et ses terrasses:
apparition illustre, en haut miroite
Diane de Poitiers, l'ensorceleuse
du roi François Premier, la grande duchesse
de ce Valentinois que Drôme baigne,
la comtesse d'Étoile clarissime
qui enjôla d'amour la cour de France.
Mais Diane est morte, en arrière elle fuit
dans le mouvant tableau de ce qui passe
autour des nefs qui vont comme des alcyons;
et aujourd'hui, l'Anglore, la petite
dont les pieds nus foulent l'arène molle,
l'Anglore en son nouveau, elle est la vie,
l'avenir en vedette, l'illusion
de ceux-là qui s'en vont au fil de l'onde!

XXVIII

Guilhem, n'y tenant plus, dit à Jean Roche:
—«Alors, écoute un peu, qu'est-ce qu'on m'apprend?
que l'Anglore est jolie et qu'elle te plaît?»
—«Seigneur, répond Jean Roche, elle est si avenante
que les patrons, tous, lorsqu'ils la rencontrent,
ont peur que d'un regard elle ne brouille
magiquement leurs équipages...
On dit qu'elle a mauvais œil, quelquefois!»
—«Et tu es de ceux-là que la Sirène
tient enchantés dans ses lacs?» dit le prince.
—«Moi, à vous parler franc, de faire couple
avec cette fauvette d'oseraie,
peut-être bien ne dirais-je pas non; mais dans la tête,
pas possible autrement, elle doit avoir un grain!
Car il peut en venir, vous savez? des galants
à son entour chanter goguettes...
Elle ne les écoute pas plus que s'ils sifflaient.
Elle n'a qu'un amour: rôder le long des mouilles
pour s'y mirer toute seulette
ou y cueillir parfois la «fleur de Rhône»;
et elle n'a qu'une œuvre, la devineriez-vous?
cribler les sables de l'Ardèche
pour orpailler (industrie de fourmi)
les bluettes d'or qu'il peut y avoir.»
—«Très bien! cria le damoiseau allègre.
Sommes-nous pas les Argonautes du Caburle?
Nous conquerrons, puisqu'on est en campagne,
la Toison d'Or et Médée... En avant!»

XXIX

Jean Roche là-dessus, tendant la jambe
au commandement du patron: empire!
et s'accotant avec toute l'équipe,
a, d'un coup de timon, poussé la rigue[7]
vers le fameux coteau de l'Ermitage,
pour y charger un baril de fin piot.
De la Table du Roi, en effet, ils approchent
et Maître Apian, le roi de la marine,
ainsi qu'il l'a promis en partant à ses hommes,
doit leur payer le vin de son reinage.
C'est, la Table du Roi, une rondelle,
un seuil de roche vive et circulaire,
en avant de Tournon, emmi le fleuve.
Saint Louis, en passant, à ce qu'on dit,
y déjeuna, quand il allait en guerre
contre les Sarrasins, là-bas au diable;
et depuis lors y ont dîné les rois qui portent
couronne dans Condrieu. En cercle les bateaux,
autour de la grande table rocheuse,
se sont rangés de proue. De la carène
ont surgi aussitôt marmites, chaudronnées,
pains de froment et liasses de saucisses
et fromages de chèvre: c'est la manne qui tombe!
La pointe des couteaux pique dans les potées
et ils mangent debout: tels les castors dévorent,
car si la nappe manque, Dieu merci,
point ne manque la faim. Le chef et maître,
à califourchon sur le tonneau plein,
au beau milieu de la table préside;
et, d'une main qu'il tient à la cannelle,
il fait jaillir pour chacun dans la tasse
le moût joyeux qui scintille au soleil.
Vive le roi! Par la soupe ils terminent
et, dans le brouet versant le vin de fête
qui fait bon estomac, selon leur mode,
chacun à son écuelle hume la soupe au vin.

XXX

Ensuite un branle, la ronde de l'Airette[8],
qui sous les sauts fait chanceler les barques,
et des chansons: Les filles de Valence
sont molles en amour, les Provençales
le font, la nuit, le jour...
—«Brinde à l'Anglore!
cria Guilhem; sans savoir davantage,
avec ce moût des vignes escarpées
mon premier brinde est pour la fleur du Rhône!
Et mon second, pour le Rhône lui-même
qui reflète en ses eaux la fleur mystérieuse!
Et mon troisième est pour le soleil clair
qui nous convie à vivre dans la joie!»
—«Enfants, dit le patron Apian, la vie
est un trajet pareil à celui de la barque:
elle a ses beaux, ses mauvais jours. Le sage,
quand les flots rient, doit savoir se conduire;
dans les brisants, doit filer doux. Mais l'homme
est né pour le travail, est né pour naviguer...
Qu'on ne me parle pas de ces lendores
que rien ne fait contents! Celui qui rame,
au bout du mois, il lui tombe sa paye;
et celui qui a peur des ampoules aux mains
fait le plongeon au gouffre de misère.
Sur les barques, depuis cinquante ans pour le moins,
oui, j'en ai vu de toutes. Mais j'estime qu'il faut,
entre l'Empire et le Royaume,
comme entre abandon et outrecuidance,
tenir le milieu. On a festiné...
Eh bien, enfants, au bon Dieu rendons grâces
et qu'au retour nul ne manque à l'équipe!»

XXXI

—«Vive l'Anglore!» crie de nouveau le prince
qui a goûté à ce bon vin du Rhône.
Et, tandis que dévale le soleil
derrière le terroir de Glun, derrière les crêtes
qui ombrent au couchant le lit du fleuve,
le train nautique avec ses tentes blanches,
joyeusement, paisiblement défile,
pour aller faire escale sur Valence
dont le clocher, dans l'étendue limpide,
lance le nom de saint Apollinaire.