CHANT DOUZIÈME    (en provençal)

LA CATASTROPHE

CIII

Et fais tirer la maille! Aussitôt que paraît
le lustre du soleil[1], à la remonte
s'est remis derechef en chemin le Caburle,
fendant le Rhône avec sa proue taillante
et remplissant de vie la vallée fluviale
avec le mouvement, la poussière et le bruit
de sa cavalerie. Le mistral en tempête
ronfle toujours. Les arbres, qui saluent
en mugissant, se courbent, se secouent
à arracher leurs troncs. Le vent refrène
le Rhône devenu poli comme une glace.
Contre eau et contre vent, les forts quadriges,
le museau incliné, cheminent vers le nord
de leur pas régulier. Harmonieuse
cornemuse, la bise formidable
étonne et fait chauvir les oreilles des bêtes.
A leurs chapeaux, à leurs bonnets de panne
portant les mains et rechignant les lèvres,
les charretiers impatientés profèrent
contre le Maëstral un tourbillon d'insultes:
—«Souffle, brigand de Chasse-mouches! Souffle,
ô débraillé de Dieu, à te crever!
Il n'y a donc personne, ô Mange-fange,
qui viendra boucher le trou d'où tu sors?
Hue, grand coquin!» Et d'un cliquetis
de coups de fouet ils cinglent leurs chevaux gigantesques.

CIV

Or sur l'arrière de la seconde barque,
tous deux assis, petite Anglore
a repris son devis, bien à la douce,
avec son Guilhemin:—«J'ai à te dire,
fait Guilhem à la belle, que nous autres,
les amoureux divins, rois de la terre
et souverains réels de la nature,
ne pouvons pas nous marier comme font tous...»
—«Et nous nous marierons, dit la fillette,
comment?»—«Rappelle-toi dans la mémoire,
lui répondit le rêveur hollandais,
ce roc taillé, mystérieux,
au pied duquel bouillonne la fontaine de Tourne.»
—«Je sais, je sais, dit-elle: une vigne sauvage
et un micocoulier s'y enracinent
à l'entour du roc avec un figuier
et des touffes de buis. J'y suis allée.»
—«Qu'y as-tu vu encore?»—«Le Soleil et la Lune
qui, gravés par les Fées sur le rocher,
avec leurs yeux hagards vous lorgnent.»
—«Qu'y as-tu vu encore?»—«Un bœuf cornu
que menace un scorpion de sa piqûre,
pendant que va le mordre un chien méchant
et qu'un jeune homme pour le tuer se dresse.»
—«Qu'y as-tu vu encore?»—«Le Drac qui y serpente.»
Guilhem d'Orange un bon moment
se tut. Dans son âme pensive
lui apparaissaient, sur le bord du Rhône,
l'autel du dieu Mithra, la fontaine de Tourne
qui en surgit profonde et claire,
avec le symbolisme des vieilles religions,
ce Zodiaque aux prodigieux signes
qui emplissaient d'horreur sacrée
les adorateurs du grand soleil blanc,
lorsqu'ils montaient jadis ou descendaient le fleuve
pour faire en pèlerins leurs dévotions
au dieu Mithra, «le seul invincible[2]».
Et il disait en lui:—«Soleil de la Provence,
ô dieu qui y fais naître les anglores[3],
qui fais sortir de terre les cigales,
qui dans mes veines morbides, apâlies,
de mes aïeux ravives le sang rouge,
dieu rhodanien qu'étreignent les circonvolutions
du Drac, au Bourg, à Lyon et en Arles[4]
et à qui, aujourd'hui encore, dans les Arènes,
du noir taureau est fait le sacrifice
inconscient, dieu qui dissipes l'ombre
joyeux, et dont une rive inconnue
voit aujourd'hui l'autel déserté et le rite
abandonné dans l'oubli, moi barbare,
moi le dernier de tes croyants peut-être,
je veux sur ton autel offrir, prémices
de ma félicité, ma nuit de noces!»

CV

Et à la jeune fille s'adressant doucement,
il lui dit:—«C'est là même où tu vis serpenter
Le Drac du Rhône, et là même où les Fées
écrivirent les sorts de la rivière,
que nous allons, petite Anglore, nous lier.
Et sous le regard de la Lune
et de toutes les bêtes vagantes dans la nuit
que nous aurons pour témoins et tutelle,
dans le Grand-Gouffre de la source, embrassés,
nous nous engloutirons.» Ensorcelée, l'Anglore
lui répondit:—«Mon Drac, la fleur du Rhône
n'eut jamais peur des ondes bleues
où le ciel mire ses Insignes[5].
Je nagerai avec toi, de conserve,
comme fait le poisson printanier—qui remonte,
au temps du frai, la vallée du fleuve.»
—«Oui, nous nagerons, Guilhem ajouta,
ensemble dans l'eau rose, ensemble dans l'eau pure,
tu l'as dit, comme fait le poisson du printemps
qui dans le Rhône va, de nappe en nappe,
jusqu'au frayoir des eaux supérieures!»
—«Mais pour nous y bénir y aura-t-il le prêtre?»
dit subitement la jeune ingénue.
—«Ah! il y a beau temps qu'il est mort, fit le prince,
le prêtre de l'autel où je t'amène!
Mais pour nous bénir et nous chanter messe,
n'aurons-nous pas, que crains-tu? les palombes
dont les roucoulements d'amour sont immortels!»
Elle n'en fut pas moins, de cela, un peu triste;
et puis, ayant pensé, elle dit:—«Suis-je bête!
Du signe de la croix qui le conjure
se peut-il que le Drac docilement subisse
l'outrageuse vertu? Mais moi, infime,
dès que je me verrai sous les arcades
du Pont Saint-Esprit où, dans sa chapelle,
le grand saint Nicolas figure,
je lui demanderai qu'il verse,
lui, sa bénédiction pour ceux qui nagent,
qui nagent en péril parmi les ondes!»

CVI

Et fais tirer! en jetant sa crierie
de joie et de valeur, et d'impatience
ou d'abandon en Dieu, la batelée
s'avançait lentement; et le Caburle,
sa haute proue rengorgée sur le Rhône,
échangeait son salut avec les autres flottes
qui au fil de l'eau descendaient rapides.
—«A Dieu soyez!»—«Adieu!»—«C'est l'équipage,
n'est-ce pas? de Jean la Miche, de Serrières...
Il a de beaux chevaux!»—«Le vent s'aheurte?»
—«Comme un brigand!»—«C'est donc comme à la joute?»
—«Hélas! en quinze jours quatorze lieues,
comme il se dit.»—«Allons, et à la compagnie!»
Et les bateaux, avec les bras levés,
disparaissent là-bas à la descise.
Et après l'une l'autre les rencontres se suivent
de loin en loin.—«N'est-ce pas Thomas d'Andance
qui fend l'eau en amont? Voyez donc comme il sille!»
—«A Dieu soyez!»—«Adieu!»—«Oui, il a deux penelles,
ce rustaud vivarais, et deux sapines
qui doivent lui en rendre: on dit qu'il charge
tout pour son compte.»—«Allons donc! des citrouilles...
Et des Cuminal on disait merveille
avec leur Grand-Zidore[6]; ils ont plié quand même!»

CVII

Depuis quatre jours, ainsi, sous la roue
du grand soleil et sous le hâle
de l'air du Rhône et du vent qui havit,
au travers des obstacles de tout genre,
des bancs de gravier, des récifs, des gués,
péniblement dirigeant leur manœuvre
et abattant leur demi-lieue par heure,
les Condrillots avaient pris la remonte,
quand, au cinquième jour, en droite vue,
les vingt-deux arches du Pont Saint-Esprit
se déployèrent sur le ciel.
Et, arrivés près des arcades,
au prince le patron faisant un signe
lui dit:—«Seigneur, vous voyez cette pile
qui porte une touffe de pariétaire?...
C'est de là qu'à l'accoutumée
on bénissait le Rhône tous les ans...
Ah! comme c'était beau! Avec les barques
nous allions à terre, là, quérir le prêtre
qui, portant le Bon Dieu, entre les rives
du fleuve immense, debout sur la poupe,
haussait le «saint soleil» devant le peuple
couvrant là-haut les parapets du pont...
Tout ça ne se fait plus et je ne comprends pas,
moi, d'où vient qu'aujourd'hui comme ça tout s'éboule...»
—«Vous en verrez bien d'autres! lors lui cria l'Anglore.
Ah! vous savez? Le monde vire...
Ne vous l'ai-je pas dit que, sur le roc de Tourne,
de gros remue-ménage étaient marqués?»
—«Toi! d'une voix bourrue la rembarra le maître,
T'emmène au Malatra qui t'y a prise!
Son approche elle seule, à cette masque-là,
ferait sombrer une barquée
de crucifix... Arrête!»

CVIII

Sur la berge,
au cri de halte qui, transmis d'homme à homme,
fait retentir l'arcade marinière,
ils ont pour la dînée jeté l'amarre.
Les grands chevaux fumants, aussitôt dételés,
mangent aux trousses de fourrage.
Les mariniers, là-bas sur la penelle,
les charretiers, là-haut sur la chaussée,
écrasant sur leur pain leur hareng, leur anchois,
remâchent lentement et causent: des Bancs Rouges
le pas est difficile; et à Donzère,
avec ces rochers, avec cette cluse
où le Rhône en fureur se précipite
comme un taureau sauvage, il y aura du mal!
Un peu plus haut, il faudra qu'ils transbordent,
avec tout leur train et de grandes peines,
de l'autre côté... Mais à quoi bon geindre!
Lyon est loin—et qui a temps a vie.
Et en avant! Les grâces étant dites,
et bruyamment le baile ayant d'un coup
refermé son couteau sur son manche de corne,
et les colliers remis et tous les fers
passés à la revue du maréchal-ferrant:
—«Fais tirer devant! hue!» Et se déhanche
derechef contre vent et contre-mont
la grand'cavalerie. Alerte et gaie,
l'Anglore sur la tille du Caburle
boit le vent frais qui ébouriffe
sa chevelure et gonfle sa petite mante.
—«Au Malatra, dans moins de demi-heure,
dit-elle au princillon d'Orange,
nous serons arrivés. Quelle joie pour ma mère,
pour mes frères petiots et pour mes sœurs!
Dans mon cabas, pour chacun et chacune,
j'apporte leur foire: pour Alexis
un tambour de Beaucaire; pour Gathone
des poteries menues; pour Brigitte
une poupée d'un sou; une barquette
avec tous ses agrès pour le beau Georges;
et... pour ma mère une boîte de dattes!»
—«Et, fit le prince, rien pour moi?»
—«Pour toi, mon Drac, tout ce qui est au lustre
du saint soleil, tout ce qui est à l'ombre,
demande-le-moi: je suis ta servante.»—
Et, lui pressant les doigts, Guilhem lui dit:
—«Je t'attends donc, mignonne, à la soirée,
vers le minuit, sur le bord de ton île,
et, comme dit la chanson amoureuse:

Sur mon bateau qui file,
Viens, je t'enlève au frais,
Car, prince de Hollande,
Je n'ai peur de personne.»

CIX

Ah! belle jeunesse, éternel appeau!
Le vent avait cessé. Dans l'amplitude
et le silence du vaste Rhône
les hommes somnolant, la caravane
sous le soleil d'été remontait lentement,
avec, de loin en loin, quelque mouette
qui voletait sur le travers du fleuve.
Soudain s'élève, dans le lointain du nord,
un sourd bourdonnement. A l'horizon
il se perdait, puis bourdonnait encore,
comme le claquet d'un moulin farouche
qui serait descendu par la rivière.
Puis c'était une toux absconse
qui augmentait toujours, toux saccadée,
comme on eût dit d'un taureau, d'un dragon
suivant de l'archipel les sinuosités.
Puis un ébranlement subit remua l'onde,
faisant sursauter la batellerie,
pendant qu'en amont un flot de fumée
obscurcissait le ciel: et derrière les arbres
apparut tout d'un coup, fendant le Rhône,
un long bateau à feu. Tout l'équipage
redressa les bras, à l'aspect du monstre.
En poupe, Maître Apian, devenu pâle,
regardait muet la barque magique,
la barque dont les roues battaient comme des griffes,
et qui soulevait des vagues énormes
et formidablement fondait sur lui.

CX

—«Range-toi!» lui cria le capitaine,
et tous ceux du bateau lui faisaient signe
de se garer devant. Mais tel qu'un rouvre,
inébranlable au timon, le vieux maître
lui répondit:—«Mandrin[7]! que le Caburle
s'écarte devant toi? Le Rhône est nôtre...
Et fais tirer la maille, mille dieux!»
Mais le patron n'avait pas clos la bouche,
filant comme l'éclair, le Crocodile
(c'était le nom du vapeur) a saisi,
par une de ses aubes, la penelle.
Dans son élan il l'entraîne et, pareil
au dogue qui secoue sa proie, tout pêle-mêle
il secoue le convoi; avec les câbles
il s'empêtre rageur parmi les barques
où il s'ouvre une voie, dans son sillage
traînant après lui toute la flottille.
O malheureux! les grands chevaux reculent,
emportés par la maille, dans le Rhône,
avec les charretiers poussant des cris
et démontés devant l'eau furibonde.

CXI

Mais Patron Apian, lorsqu'il voit perdus
tous ses grands chevaux, sa flotte, sa vie,
lui, droit sur le Caburle qui dévale
désemparé, courant à la dérive,
lui, hors de sens et les veines exsangues,
lorsqu'il voit, ébahi, le vapeur qui, puissant,
en écharpant deux tourbillons d'écume
et jetant dans les airs sa nue fuligineuse,
sillait déjà devant:—«Ah! mange-peuple!
lui cria-t-il ainsi, monstre que sur la terre
le démon a vomi pour notre destruction,
lombard de juif, fils de crachat,
sois maudit! sois maudit! sois maudit! Et qu'ils meurent,
ceux qui te servent, dans la braise
et le bouillonnement et les supplices
du noir enfer où s'attise ton feu!
Ah! crasse de fumée! nous, sous nous autres,
depuis des milliers d'ans nous tenions la rivière...
Mais toi, puisque aujourd'hui tout croule,
souviens-toi, sale bête, que déjà te talonne
le cheval-fée qui doit crever ton ventre:
tel tu fis, tel t'attend!» Et le Caburle,
ayant toutes ses barques après en traînerie
et tous ses chevaux en cette mêlée
guéant ou sombrant, au choc de la houle
roulait au péril.—«Coupez les cordages,
malheur de Dieu! les chevaux qui se noient!»
brama le voiturin en faisant force
pour atterrir ou pour s'engraver sur la rive;
car déjà devant lui, épouvantable,
le Pont là-bas se dresse pour tout rompre.
Mais le courant insurmontable entoure
sisselandes, sapines et penelles,
et sens devant derrière il les rue, il les chasse
comme un troupeau de moutons qui chemine
à l'abattoir. Éperdus, les nochers,
le prouvier, le pilote, pour embouquer, s'ils peuvent,
quelque arcade, font sur le gouvernail
des efforts surhumains. Mais vainement! L'Anglore,
muette, l'œil clos, n'est plus de ce monde:
étroitement serrée aux bras du prince
qui du haut de la proue guette la catastrophe,
et confiante en plein dans sa croyance douce,
il lui semble prendre l'essor dans le ciel.

CXII

Un grand cri monte... Aïe! malheur! du Caburle
un tourbillon effrayant enveloppe
la barque en son remous: un heurt terrible
tonne contre le Pont et tout se brise.
Guilhem, du contre-coup, au sein des vagues
est projeté, ayant l'Anglore dans ses bras.
Et il nage, battu par les tronçons de poutre,
et il nage, tenant à fleur d'eau son amie,
et tant qu'il peut il nage. Mais les flots irrités
le submergent enfin et sous la houle
il disparaît. Sur l'autre bord du Rhône
agenouillées, là-bas, pleurent les femmes,
criant et priant Dieu. De la chaussée,
où il s'était rendu après le bris des barques,
sauvant le petit mousse de l'équipe,
le bon Jean Roche à l'eau se jette encore.
Et de nager, cherchant le prince;
et de plonger, cherchant l'Anglore.
Mais vainement! Le fleuve, qui sait où?
les avait tous les deux emmenés pour toujours.

CXIII

Sur le limon du bord où se ressuient
les naufragés,—la face toute en sang,
couvert, souillé d'écume, gisait le gros pilote;
les bateliers, enlizés dans la vase,
les charretiers, étouffant leurs jurons,
étaient là, affligés, la tête basse,
à recueillir en tas quelques épaves.
Affaissé sur son corps, frappant du pied la terre,
le vieux patron geignait:—«Ça n'est pas juste!
Mon beau cheptel! Une si belle flotte!
Tout cela démoli par le désastre!»
Ensuite il demanda:—«Qui manque? Y sommes-nous,
tous ceux de l'équipage?» Ils se comptèrent
et «nous y sommes tous» fut la réponse.
Maître Apian dit encore:—«Hélas de nous!
Quand le sort est écrit, les malheurs s'accomplissent!
Et nous pouvions bien tous nous engloutir...
Saint Nicolas nous a sauvé la vie:
nous lui ferons dire, à Condrieu, une messe.»
—«Il n'y manquera donc, fit José Ribory
à mi-voix au prouvier, que cette pauvre fille
et ce bon petit prince...»—«Ah! va, bon petit prince...
Jean Roche répliqua, sur le Caburle
j'avais depuis longtemps observé ses menées...
Et qui t'a dit que ce n'est pas le Drac du Rhône
qui, par avance, instruit du grand naufrage,
nous aura, lui, suivis de trajet en trajet,
pour emporter l'Anglore dans ses gouffres?»

CXIV

Et Maître Apian conclut, hochant la tête:
—«L'esprit est messager! Lorsque les barques
devant le Malatra faisaient descise,
ah! je le pressentais, que cette malheureuse
(car elle doit avoir, jetée à la rivière,
fait triste fin) devait tôt ou tard
amener sur nous quelque malencontre.
Ah! mes sept barques! mes beaux chevaux haleurs!
Dire que tout cela est foudroyé, en ruine!
C'est la fin du métier... Pauvres collègues,
oui, vous pouvez bien dire: Adieu la belle vie!
Il a crevé pour tous, aujourd'hui, le grand Rhône.»
Et alors, de l'épaule au tour de la ceinture
ayant enroulé sur leur corps les câbles
et les restants d'agrès qu'ils avaient recueillis,
à pied toute la troupe, en suivant le rivage,
remonta vers Condrieu, sans autre plainte.