

CHANT QUATRIÈME (en provençal)
LES VÉNITIENNES
XXXII
Dormir est bon. Pourtant dès que l'aurore
fait monter en fumée la brume ou, comme on dit,
la fleur de l'eau, sur le cours du Rhône
renaît au port le mouvement
et des moulins flottants va le bluteau.
Parmi les ruines de son vieux château fort,
Crussol dans le lointain remémore encore l'ire
du Baron des Adrets: quand, toute pleine
du sang des Catholiques égorgés,
il fit, si les récits sont véridiques,
baigner ses fils là-haut en la citerne,
pour leur ancrer sa haine dans le cœur.
Antan nid de barons, aujourd'hui d'éperviers!
Sur la seconde nef monte à Valence
un beau petit essaim de dames gaies,
la chevelure en l'air, blondine ou brune,
sous leurs grands peignes à rangées de perles.
Deux cavaliers vont avec elles,
instruments de musique sous le bras,
tambour de basque et violon et mandore.
Tout cela rit, jargonne et jase,
en s'empêtrant les pieds dans la navée
à l'amoncellement des ballots de tout genre
qu'un tas de portefaix empile à bord.
Les négociants, lourds, promenant leur ventre
où les breloques de montre bruissent
sur leur pécune serrée au ceinturon,
du chargement surveillent l'arrimage.
XXXIII
Mais le convoi se meut:—«A la descise!»
a crié le patron; et, la main droite
élevée sur le Rhône,—tel un prêtre
invoque du Très-Haut la protection,—
il se signe, et les barques, prenant de l'une à l'autre
le fil de l'eau vorace, impétueuse,
gagnent vers le milieu du fleuve large
qui les porte légères comme feuilles.
Émoustillés par l'agrément des dames
qui en leur langue bruyamment s'ébaudissent,
les gros marchands autour d'elles tournoient,
comme autour de la souricière
où sont emprisonnées quelques souris
tourne et retourne un matou, l'œil avide.
Le temps est frais; le vent lombard[1] qui souffle
rend gaillard et dispos et met au cœur la joie.
Un Lyonnais s'avance auprès des belles:
—«Ces fins minois seraient-ils d'Italie?»
—«Si, seigneur, répondent-elles, de Venise,
la ville des chansons et des gondoles.»
—«Et où va-t-on de ce train?»—«A Beaucaire.»
—«Lever peut-être boutique de poupées?»
—«Oh! que nenni: plutôt de gobe-mouches.»
Et l'on fait connaissance. Les donzelles
vont aux cafés chanter leurs sérénades.
Les négociants vont faire leurs négoces:
des bazars du Levant, de ses fondiques[2],
des commerçants de Tunis et de Nimes,
des courtiers de Marseille et de Narbonne,
des boutiquiers d'Alais, d'Uzès et d'Agde,
des muletiers qui charrient ou emportent
par le Chemin de la Reine Gillette[3],
des Auvergnats, des Limousins de Tulle
qui y descendent par la Voie Régordane[4],
ils vont, argent sonnant, encaisser les effets
qui tombent drus en foire de Beaucaire.
On va mener tout un mois grande vie...
Et les belles chanteuses y auront part,
c'est entendu, si leur est agréable
un brin de passe-temps. Les chères dames,
elles non plus, ne traînent pas l'ennui;
et le déduit honnête ni le rire
ni le danser ne leur déplaisent point...
Cela, mon Dieu, ne fait pas gourgandine!
Mais elles ont besoin de faire bonne foire,
car à trôler ainsi et par monts et par vaux,
pour l'entretien et pour la colophane,
et ceci et cela, il y va de grands frais.
Mais les bourgeois, sitôt loin de leurs femmes,
au diable la lésine! Ils s'élargissent,
révérence parler, tels que pourceaux
qui, une fois relâchés par la rue,
tiennent, comme il se dit, toute l'allée...
Et de rire aux éclats!
XXXIV
—«Empire!»
commande le patron en fronçant les sourcils.
Il a vu émerger, sur la main droite, une île
qu'on va rasant, naissante et graveleuse.
Mais, à bord du Caburle, on y parle, de quoi?
des belles dames, celles qui à Valence
viennent de s'embarquer. José Ribory,
pendant qu'il mâche entre ses dents sa chique,
commence donc:—«Vous connaissez Maître Eyme
qui au ponton m'a topé dans la main...
Il n'est pas homme à conter des sornettes.
Savez-vous bien ce qu'il m'a dit? Qu'entre les dames
qui là, derrière nous, font leurs follettes,
est la duchesse de Berri.»—«Tu bouffonnes?»
—«Je ne bouffonne pas.»—«C'est celle-là sans doute
qui a les frisons noirs, des yeux qui percent.»
—«Non, non, ce doit être cette huppée
qui porte reluisantes, au sommet de son peigne,
de grosses perles d'or.»—«Tant s'en faut!»—«Bougre!
Serait-ce pas cette jolie blondine
qui joue de l'éventail et qui est si rieuse?»
—«Allons, dit Ribory, il faut comprendre
qu'une personne telle, une princesse
qui veut reconquérir, coûte que coûte,
le trône de son fils, n'est pas simple à ce point
de se donner si vite à reconnaître!»
—«Mais de ce train où irait-elle?»—«Beaux nigauds!
vous ne savez donc pas qu'aval, en terre d'Arles,
vers le Grand Clar, dans les paluds de Cordes,
sont mille sacripants, peut-être bien deux mille,
qui, ne voulant servir en aucune façon
le coquâtre[5], bivouaquent sur les
joncs?»
—«Les paludiers, les déserteurs, veux-tu nous dire?»
—«Les paludiers, les chasseurs de sangsues,
les insoumis de la Galéjonière[6],
les oiseaux du terroir drus et farouches
qui, dans les prés crouliers et fondrières
de leurs marais touffus et inondés,
tiennent là en échec les Bleus qui les pourchassent...
Eh! la voilà, toute prête, l'armée
de la Duchesse!»—«Mais qu'en dit le prince?»
XXXV
—«Je dis que rien, en ce parage, ne m'étonne:
dans la splendeur de cette vallée claire,
sous les pavillons de vos barques
qui vont glissant au gai courant de l'onde,
mettez-y des princesses, des papesses,
des impératrices, des fées,
en vêtements d'azur, d'or et de pourpre,
toute cette beauté y flotte à la vision,
aussi vivante et légitime et vraie
que nous-mêmes, ici, que l'eau emporte!
Vous voyez, dites-vous, des fleurs de lis? Moi, frères,
je vois la fleur de Rhône, là-bas, dans le soleil
de ce Midi où nous allons... Jean Roche,
y en a-t-il encore pour longtemps? Il me tarde...»
—«Çà, vous ne viendrez pas manger ma soupe?»
repartit le prouvier.—«Prends garde!»
lui crièrent les hommes du timon.
—«Peuh! le soleil n'est-il pas levé pour tous!
Nous ne sommes pas jaloux. L'Anglore doit être
l'étoile lointaine où n'atteint personne,
l'étoile qui brille pour toutes nos barques...
Or, savez-vous? en ce moment elle se peigne,
sémillante et charmante, sur la berge,
la chevelure ébouriffée au souffle
de la brise des bois qui fouille dans les feuilles.»
—«Lui débrouiller les cheveux dans les saules,
tu aimerais mieux ça, n'est-ce pas? vaurien,
ajoutèrent les hommes de la rigue,
que pousser à la barre, hein?»—«Royaume!»
cria Patron Apian; et retournant
le gouvernail en un coup, tous ensemble
s'étaient remis vaillants à la manœuvre.
XXXVI
—«Ainsi que vous disiez, prince, sur la rivière
tout peut se voir: c'est l'ornière du monde,
reprit le vieux patron. Tenez, le pape:
tout habillé de blanc, et sa main droite
qui nous bénissait hors de son carrosse...
Ne l'avons-nous pas vu deux fois? Une, le pauvre!
lorsque, enlevé de Rome et prisonnier,
on l'emmenait par là-haut à Paris
et qu'ensuite, de chagrin et de fatigue,
il vint mourir en chemin à Valence;
l'autre, quand Bonaparte pour son sacre
l'envoya prendre et que, de bon gré ou de force,
il lui fallut marcher derechef... Bonaparte!
Oh! cet insatiable de conquêtes
qui, nous enveloppant à sa fortune,
nous avait fait si loin tendre la guêtre
et si longtemps déchirer la cartouche,
lui qui avait lancé, d'arrache-pied,
tant de conscriptions aux tueries
que les nations disaient: «Faut que les vaches,
«dans le pays de France, fassent des hommes!»
Eh bien! le croirez-vous, que sur la rive
du Rhône, là où luit la route,
lui, ce grand homme, ce foudre de guerre,
à la défaite, nous l'avons vu conduire
comme un patient, désemparé, tout veule!
On l'emmenait au loin, à l'île d'Elbe...
Le général Bertrand était, dans la voiture,
assis à son côté: la joue blafarde,
un foulard jaune à l'entour de ses tempes,
lui, l'empereur hier de tant de peuples,
aujourd'hui renié des siens, de ses ministres,
de tous ses matadors qui l'encensaient,
descendait au galop... Je m'en souviens!
XXXVII
Il y avait des femmes,—allons, des malheureuses,—
qui, leurs enfants étant morts au service,
du chemin lui criaient: «Mangeur de monde!
«rends-moi mon fils!» Dans les villages,
les paysans, pressant aux doigts, terribles,
un écu de cinq francs pour le connaître,
le poing en l'air, braillaient ainsi: «Au Rhône
«le châtaignier! le tondu![7]» Misérables!
cela faisait frémir... Mais dans son infortune,
atterré, silencieux, tel qu'un Ecce-Homo,
lui regardait là-bas, comme insensible,
le Rhône qui allait se perdre dans la mer.
A un relais de poste, au changement
de chevaux qui a lieu, les cheveux hérissés,
le couteau à la main, une hôtelière
saignant une volaille sur sa porte
proféra ce cri: «Ha! le sacré monstre,
«si je le tenais là! En pleine gorge
«pussé-je ainsi lui planter mon couteau!»
L'empereur, d'elle inconnu, s'avance d'elle:
«Que vous a-t-il donc fait? dit-il.—«J'avais deux fils,»
répond la mère en deuil qui se courrouce,
«deux beaux garçons, taillés comme deux tours!
«Il me les fit périr dans ses batailles.»
—«Leurs noms ne périront pas dans les astres!»
Napoléon lui dit avec tristesse;
«Et que ne suis-je, moi, tombé comme eux!
«car ils sont morts pour la patrie au champ de gloire.»
—«Mais vous, qui êtes-vous?»—«Moi? je suis l'empereur.»
Aïe! bonne femme! (je vous demande, prince!)
A genoux à ses pieds, aussitôt, éperdue,
la pauvre mère lui baisa les mains,
lui demandant pardon, et toute en larmes.»—
XXXVIII
Et Maître Apian s'interrompant:—«Empire!»
s'écria-t-il soudain en s'essuyant les cils,
le chapeau à la main. «Ah! en fait d'homme, allez,
pour trouver son second de cette frappe,
on pourrait bien courir!»—«Prenez garde, les mousses!»
hèlent les radeliers d'un train de bois
qui va flottant par le milieu du Rhône.
—«Et d'où vient le radeau, fainéants?»—«De l'Isère.»
—«Vous avez là un flottage fameux!»
—«Oui, pour vingt mille francs.»—«Bois de marine?»
—«C'est pour Toulon... Regardez quels troncs d'arbres!
Mais il fallait les voir, en haut de la montagne,
lorsqu'ils bondissaient aux couloirs des pentes,
avant que d'être reliés par les harts!
Nous avons des sapins, là, des hêtres, des rouvres,
qui ont peut-être deux cents ans, sans trop dire...
Cela vient du Vercors, des Terres-Froides
et des futaies de la Grande-Chartreuse,
du tonnerre de Dieu!»—«De belles pièces...
Mais n'allez pas heurter contre les piles
du Pont-Saint-Esprit!»—«Il y en aurait pour tous,
car il n'est pas dit que le pont ne saute...
A la barre! à la barre!»—«Adieu, les Allobroges!»
—«Adieu, les goinfres!»
XXXIX
Mais devers la proue
se sont retrouvés Jean Roche et le prince:
—«Savez-vous? il faudra que vous payiez sa foire
à la petite Anglore, ce voyage...»
—«Vraiment? tu crois qu'elle vienne à Beaucaire?»
—«Parbleu! chez les marchands il faut bien qu'elle vienne
vendre sa cueillette de paillettes d'or.»
—«Voguons toujours! de la grande Nature
qui depuis Lyon nous fascine,
ce m'est un charme de saluer en elle
la prime fleur, la reine naturelle.»
—«A mesure, seigneur, que devers sa présence
nous dévalons, de lone en lone[8],
vous allez voir le fleuve rélargir ses rives
et les amours y faire leurs plongeons.
Laissez passer le Cengle avec sa tour maudite
que vous voyez pencher, là-bas,
depuis qu'aux Huguenots certaines nonnes
ouvrirent une fois leurs grilles;
puis Charmes, et Beauchastel, où le Rhône,
affouillé par l'Eyrieu, a tant de profondeur;
et Pierregourde, et Saint-Laurent-du-Pape,
et au loin les Cévennes... De la Voulte
nous franchirons tantôt les îles verdoyantes,
hantées par les castors et par les loutres,
et celle aussi qu'on nomme Pren-té-garde!...
Puis nous verrons Cruas, Rochemaure la Noire,
et nous jetons l'amarre au port d'Ancone.»
XL
Au port d'Ancone, à peine ont-ils mangé l'anchois
qu'on charge de nouveau, vlan sur le tas...
Mais que cela sent bon! sur le Caburle
ils ont embarqué vingt sacs de violettes
qu'on portera aussi à Beaucaire: récolte
qui s'est faite au Mézenc et à Sainte-Eulalie
ou soit vers le Grand-Serre ou la Val-Drôme.
De cette sécherie de la fleur au col tors
le Rhône tout entier aussitôt se parfume.
Au lit du Rhône semé d'îles
le soleil jette ses rayonnances tièdes,
sur les tourbillons qui tournoient brillants
et l'un dans l'autre en bouillonnant se perdent,
et sur les bosquets d'où sortent les aubes[9],
avec leurs troncs à haute tige, blancs,
ronds et polis, comme on dirait les cuisses
de quelque nymphe ou déesse géante.
Des ségonaux[10] verdoient les oseraies;
dans les cannaies, nombre de rousseroles[11]
poussent leur cri strident. Aux falaises lointaines
ou qui, taillant la rive, se rapprochent,
les vautours fauves décrivent de grands cercles
ou planent les faucons sur les hauteurs.
Entre les bords amuïs, solitaires,
pacifique descend la longue flotte,
et autour d'elle s'épand la vue si loin
et tellement est vaste le silence
qu'elle semble être à mille lieues du monde.
XLI
Nappe d'acier, les eaux longues et mornes
amènent le sommeil, presque l'ivresse.
De la barque majeure sous la tente
le prince fait la sieste. Oh! belle vie!
Couché dans sa mante à rayures rouges
où est brodé le Cor d'argent d'Orange,
et l'œil mi-clos, il voit dans l'azur des lagunes
se mirer les hauts peupliers
qui vont fuyant avec les frênes, les osiers,
les digues empierrées, les palées, les javeaux.
Ensommeillé, tout en glissant sur l'onde,
il aperçoit là-haut, qui passent à la file,
les châteaux couleur d'or et les tourelles,
mémoratifs des époques lointaines,
de leurs légendes féeriques, merveilleuses!
Et il sent le bonheur infini d'être libre
des vanités, des inepties de l'existence.
Un doux rêve d'amour l'envahit: il songe
à l'Ève inconnue qui l'attend
quelque part, le cœur en fleur, seulette.
Elle aura foi peut-être en sa parole,
s'il lui fait un jour son aveu. Et il tressaille
de jumeler le nonchaloir de sa jeunesse
au renouveau de la belle ingénue
et de se perdre au bocage avec elle,
avec elle buvant l'oubli de tout le reste.
XLII
Les sons d'une musique tout à coup
sur l'autre barque là derrière s'élèvent;
et voici que des voix harmonieuses, claires,
font délecter l'amplitude du fleuve.
Les Vénitiennes, on eût dit trois Sirènes,
chantaient allègrement cette chanson jolie:
Sur le bord de la mer,
En se lavant les pieds,
A la belle Norine
Échappa son anneau.
En mer un pêcheur passe
Qui va dans sa nacelle
Et de tout côté fouille
Pour emplir son sachet.
—«Pêcheur à barbe
blonde,
Un beau florin pour toi,
Si dans l'onde tu pêches
Mon petit anneau d'or.»
Dans la mer il se jette,
Le pêcheur enflammé:
—«Voilà, belle Norine,
L'anneau tombé par vous.»
Elle délie sa bourse:
—«Voici ton payement.»
—«Un baiser sur les lèvres,
Rien autre je ne veux.»
—«De jour nul ne se
baise,
Car nous verrait
quelqu'un.»
—«De nuit sous la tonnelle
Nul ne nous connaîtra.»
—«Mais la lune illumine
Là-haut dans le ciel
grand.»
—«Dans le bocage ombreux
Mes bras te cacheront.»
—«De mon corset la rose
Va changer de couleur.»
—«Au rosier piquons-nous,
Avant que la fleur tombe.»
—«Laisse-moi donc,
pêcheur!
J'ai peur de mon mari.»
—«Moi je ne le crains
guère,
Si méchant serait-il!
Sur mon bateau qui file,
Viens, je t'enlève au
frais,
Car, prince de Hollande,
Je n'ai peur de personne.»
—«Oh! la fière chanson! belle Venise!»
va murmurant le prince dans le rêve
de son demi-sommeil, «ô barcarolles
qui montent des Piazzette à la vesprée,
du Grand-Canal silencieux et du Lido,
oh! bercez-moi dans ma béatitude!
Et plus de lourds pensers, car la sagesse,
c'est se laisser emporter sur l'eau folle
à la grâce de Dieu, comme le cygne,
en repliant la tête sous son aile.»
Les dames vénitiennes, point naïves,
savent déjà qu'un prince vogue en leur compagnie,
et elles tendent leurs rets dans l'onde bleue
avec la chanson du roi de Hollande.
Mais, fin poisson qu'il est, nous verrons bien
si, fasciné par elles, il va, tête première,
sombrer dans le filet ou passer par les mailles.


CHANT CINQUIÈME (en provençal)
L'ANGLORE
XLIII
Pendant que le Caburle ainsi dévale,
croisant de loin en loin quelque autre file
dont l'équipage en marche remonte le courant
du Rhône, à la vue passent
vallées et puys: le Roubion, dans les terres,
baignant Montélimar; après, les contreforts
de la grande église arc-boutée là-haut
sur le roc de Viviers; vers l'autre rive
le gouffre de Gournier—où, quand vient la Noël,
une fois par an, s'entendent les cloches,
au coup de minuit, du couvent de nonnes
qui au temps passé y fut englouti.
Avec l'ancien château qui était vis-à-vis,
par un souterrain creusé sous le fleuve,
elles communiquaient, dit-on...—«Alerte! alerte!»
Le timonier soudain virant au gouvernail,
ils ont raclé sur l'écueil de Malmouche.
Rapide, la remorque vient d'entrer dans la cluse[1]
étroite et redoutable de Donzère.
Au passage, farouches, de côté les épient
les Trois Donzelles transformées en rochers[2].
Elles attendaient là, toutes les trois debout,
leurs chevaliers partis pour Terre Sainte:
en regardant venir le long de l'eau,
la langueur de l'attente est si mauvaise!
elles finirent par s'y pétrifier.
Ils dépassent le Bourg où le diacre Andéol
exorcisa le dieu Mithra; ils découvrent
le mont Ventour qui protubère au loin,
plus loin encore le Mézenc des Cévennes,
là-bas enfin les arches magnifiques
du Pont Saint-Esprit, bâti par miracle;
et, perdus dans les arbres, les voilà qui abordent
au Malatra, confluent de l'Ardèche,
où ils vont, pour parer aux grèves dangereuses,
embarquer l'homme de la mue[3].
XLIV
—«La voilà! la voilà!» cria-t-on dans les barques.
Le poing sur la hanche, au bord du grand Rhône,
et dans ses belles hardes du dimanche,
et à la main son cabas de jonc fin,
elle, l'Anglore, attendait souriante.
Car avec ces nochers des équipages
elle s'était rendue peu à peu familière,
folichonnant, badinant avec eux.
Et sur la berge, depuis qu'elle était née,
elle venait voir arriver les sisselandes[4],
légères, fendant l'eau à la descise[5],
chargées de châtaignes ou d'autre provende,
et sous la toile blanche de leur bâche
recouvrant les monceaux de marchandises.
Et les mariniers des barques ventrues,
en la voyant bayer le long du fleuve,
de loin, dans son tablier qu'elle tendait,
lui jetaient quelquefois des pommes rouges
ou des poires vertes à la gribouillette.
Ils la connaissaient tous, eux, cette Anglore,
comme ils l'avaient nommée par moquerie,
attendu que toujours sur les graviers
elle se traînait nue sous les rayons
du grand soleil, comme un petit lézard[6].
Puis elle avait grandi, s'était faite arrogante
et même assez jolie. Elle n'était que brune,
mais une brune claire, ou, pour mieux dire,
le reflet du soleil l'avait dorée;
et des yeux de perdrix, où difficilement
on pouvait deviner s'ils riaient enfantins
ou d'allégresse folle ou bien par gausserie.
XLV
A genoux ou debout dans les délaissées de l'eau,
sur le rivage, tout le jour, assidue,
avec son petit crible de fer elle sassait,
entremêlées au sable et aux graviers,
les paillettes d'or que, ténues et rares,
l'Ardèche charriait après les pluies.
Lavées et relavées, les paillettes légères
de là s'attachaient, luisantes, à la laine
d'une peau de mouton; et bien contente,
la pauvre, de gagner à cela sa piécette
de douze ou quinze sous, un jour dans l'autre.
De ses petites sœurs et de ses frères la nichée,
foulant nu-pieds l'arène morte,
un ici, l'autre là, dans la rivière
allaient ramasser du sable à son crible.
La mère à la maison faisait la soupe
ou ravaudait en leur braillant sans cesse:
«Qui leur tiendrait des hardes, à ces fripeurs!»
Le gros Toni, son homme, était pilote.
Au Pont Saint-Esprit, où il faut connaître
les gouffres et courants pour ne point se briser
aux éperons des contreforts perfides,
il passait les bateaux à la descente.
Ils provenaient d'Aramon. Dans le Rhône
remontés pour la pêche des aloses,
en ce coin perdu ils s'étaient fixés,
pendant la marmite en une cahute
bâtie à pierre sèche au haut d'une éminence,
par précaution des crues et coups d'Ardèche;
car il ne faut pas rire avec cette coquine
de rivière rageuse, quand elle prend l'élan,
gonflée par les pluies, et qu'elle fait croître
le Rhône de vingt palmes!
XLVI
Donc l'Anglore,
soit en cheveux, soit sur la tête un fichu rouge,
les marins de Condrieu et d'Andancette
la retrouvaient chaque fois au passage;
si bien que, lors de la descise,
dès qu'ils avaient franchi les Trois Donzelles
et traversé les îles Margeries
et aperçu le roc de Pierrelate:
—«Allons, disaient-ils joyeux, nous allons bientôt voir
au Malatra papillonner l'Anglore!»
Cela seul les émoustillait
plus qu'un bon coup de vin bu à la gourde.
Et dès l'apercevoir, active à son travail,
agitant son crible en pleine lumière,
la jupe retroussée à moitié cuisse
et le corsage ouvert comme une rose
d'églantier qui boit le soleil:
—«Ohé! lui criaient-ils en faisant signe,
n'a-t-elle pas encore fait fortune, l'Anglore?»
—«Aïe! pauvrette, répondait la petite,
ils n'en jettent pas tant, d'or, dans l'Ardèche,
ces gueux de Cévennols[7]. Vous savez le proverbe?
Un orpailleur, un pêcheur, un chasseur...»—
«Tous geigneurs!»—«C'est cela. Mais vous passez bien vite?»
—«Le Rhône est fier[8] et il n'a point d'arrêt,
belle jeunesse! Mais, à la remonte,
quand les chevaux tireront la cordelle,
à notre retour du pays d'Argence,
nous amarrerons aux troncs de la rive
et nous t'apporterons des dattes... Où est ton père?»
—«Au Grand-Malatra, où il vous attend...
Bon voyage aux marins!»—«Adieu, mignonne!»
XLVII
Il en était bien un qui, sur la tille,
toujours le beau dernier de l'équipage,
saluait la fillette encore un coup
avec quelques baisers à la volée.
C'était un vigoureux garçon de Saint-Maurice
qui, sur le cou, sans aide aucune,
aurait chargé tout seul un tonneau plein
de six barraux[9]. Son nom était Jean Roche:
beau mâle brun, de cette forte race
de riverains des eaux du Dauphiné
qui, sur les rives et graviers du fleuve,
entre le Royaume et l'Empire,
gouvernent les radeaux et savoyardes[10].
Au moment du départ, sa mère, chaque fois,
lui disait:—«Mon enfant, le cœur me crève
de te voir dévaler avec ces barques
qui, la moitié du temps, reviennent effondrées
ou qui, désemparées, là-bas demeurent.
De sept garçons, desquels tu es le moindre,
car tous étaient, vois-tu, des blocs d'homme superbes,
il ne me reste plus que toi. Les filles pâles
du plat pays, là-bas dans la Provence,
me les ont tous gardés, l'un après l'autre.
Pour une belle hôtesse qu'il prit veuve,
l'aîné s'est établi comme aubergiste;
le cadet, au bout du Rhône, à l'embouchure,
s'est fait sondeur, à ce que l'on m'a dit;
deux, mariés avec des Arlésiennes,
vivent en brocantant, je ne sais comme;
et deux en Avignon ont pris attache
pour être portefaix. Et avec une troupe
de garçons comme j'eus, à mes vieux jours,
si tu cours, toi aussi, à la dérive,
me voilà exposée à rester seule! »
—«Mère, disait Jean Roche, les fillettes
qui sur la chevelure portent le velours d'Arles,
ni les jolies luronnes de l'Ouvèze,
non plus que les rieuses de la Sorgue
avec leurs blanches coiffes de piqué
dont les deux brides flottent au mistral,
ne me feront jamais, soyez tranquille,
oublier nos filles aux chairs rebondies
avec leurs belles joues vermeilles de santé.»
—«Et qui sont réservées, ha! ajoutait la vieille,
et parfaites en tout: sachant garder les dindes,
tout en filant leur quenouillée de chanvre,
traire les chèvres et battre le bon beurre
ou tricoter les fleurs de la dentelle...
Tiens, sans aller plus loin, comme la fille
du Charmetan, qui est une gaillarde:
à la fin de ses gens, mon gars, pour dot
elle aura de la vigne, et des prés et des champs,
tout ça clair et liquide, m'entends-tu?»—«Oui, mère.»
XLVIII
Et ceci et le reste. A chaque départie
c'était la même aubade. Mais Jean Roche,
sitôt monté sur le plancher des barques,
sitôt lancé sur le courant du fleuve,
lancé au large vers la Provence claire,
adieu les grosses filles du Péage,
de Serrières, d'Ampuis, ou de Glun ou de Serves!
En respirant l'air libre du Rhône,
lorsque les camarades et lui se voyaient
les maîtres absolus du royaume liquide,
de cet empire du Maëstral rude
qui en longueur s'épand au milieu des collines,
de vent en vent, de soleil en soleil,
d'un orgueil extrême ils devenaient ivres
et se croyaient invincibles au monde.
A eux le moût exquis de l'Ermitage
et le vin chaud de la Côte-Rôtie
dont, en chemin, vive le chalumeau!
ils perçaient toujours quelque pièce.
A eux les potées chavirant de viande,
avec les tranches de bœuf à l'étuvée
que le laurier parfume dans la cloche de fonte!
Et les faisans de l'île Piboulette
et les poulardes là-bas de Roquemaure,
nourries à profusion par le mil à balais;
et les lapins de Châteauneuf du Pape
dont le vin de la Nerthe rehausse la saveur!
A eux les embrassées des maritornes,
dans la sombreur, au pied des peupliers blancs,
lorsque aux grandes auberges de la rive
ils accostaient le soir pour la couchée!
Et ils n'avaient point tort, les cris de gouvernance
qui, entre les deux digues, continuellement
s'entendaient retentir: Royaume! Empire!
Les Condrillots, patrons de la rivière,
étaient vraiment des rois, des conquérants.
Vers la Provence, terre de promission
où le Rhône en son amplitude
embrasse le delta immense de Camargue,
vers la Provence où l'olive foisonne
sur les penchants de toutes les côtières,
vers le pays où s'ébat la Tarasque,
où au soleil, le jour, danse la Vieille[11],
où, la nuit, est le ciel resplendissant d'étoiles,
eux, les porteurs de l'abondance,
descendaient, bienvenus de tous.
XLIX
Sitôt qu'apparaissait en amont le convoi
des sisselandes, sapines et penelles,
encâblées à la queue l'une de l'autre,
avec les Condrillots droits sur la poupe
qui, bras levés, d'accord, poussant le gouvernail,
dans l'azur ensuite le lâchaient ensemble,
les gens de terre leur criaient du rivage:
«Mange-cabris! Culs-de-peau! Nez de beurre!»
Et les colosses bonasses:—«Mange-anchois!»
répondaient-ils en clameur prolongée,
«marche donc! As-tu peur que la terre te manque?»
Et tout le long l'antique gouaillerie
retentissait dans le parler des peuples;
et tout le long, sur les talus de pierre
des petits ports qui bordent la grande eau,
pour voir, hiver, été, venaient les filles,
leur assiette à la main ou de leur bas
maniant le tricot, la tête alerte.
Tout en glissant aussi sur l'onde lisse,
les Condrillots alors se rengorgeaient
et des bateaux leur criaient souriants:
—«Allons, les filles, voulez-vous bien venir
avec nous autres à Arles?»—«Nous ne sommes pas prêtes;
une autre fois!» Et les barques filaient,
au clapotis des flots, entre les îles.
Et le pilote à peine, debout sur le tillac,
les yeux ouverts et fixes en avant,
pour éviter les durillons de roche,
de loin en loin tournait un peu la barre.


CHANT SIXIÈME (en provençal)
LE DRAC
L
Oh! l'attraction du liquide élément,
quand jaillit dans les veines le sang neuf!
de l'eau qui rit et gazouille enjouée
parmi les galets, avec les ablettes
qui en sautant prennent les demoiselles
et les moustiques des touffes d'herbe verte!
de l'eau jolie et cruelle et perfide,
qui charme et qui fascine l'innocence
en lui faisant reluire les frissons
de son miroir!—«Petits,» à la veillée,
parlait ainsi, de fois à autre, la mère
à ses enfants, à l'Anglore, «petits!
vers les bleus de l'eau calme
ou les abîmes qui tourbillonnent noirs,
de vous guéer jamais gardez-vous bien!
Je l'ai toujours entendu dire: sous le Rhône
(aïe! beaux mignons, si vous y perdiez pied!),
en des profondeurs qui sont inconnues,
fréquente, depuis que le monde est monde,
un farfadet nommé le Drac. Superbe
et svelte ainsi qu'une lamproie, il se tortille
dans l'entonnoir des tourbillons où, blanc,
il vous transperce de ses deux yeux glauques.
Ses cheveux longs, verdâtres, floches comme de l'algue,
lui flottent sur la tête au mouvement de l'onde.
Il a les doigts, dit-on, et les orteils
palmés, comme un flamant de la Camargue,
et deux nageoires derrière le dos,
transparentes comme deux dentelles bleues.
Les yeux à moitié clos, nu comme un ver,
il en est qui l'ont vu, au fond d'un gouffre,
nonchalamment couché au soleil sur le sable,
humant comme un lézard la réverbération,
avec la tête renversée sur le coude.
Errant sous l'eau avec la lune,
d'autres l'ont entrevu, dans les flaques tranquilles,
qui à la dérobée tirait les fleurs d'iris
ou de nénuphar. Mais, puis le plus fort,
enfants, écoutez...
LI
On raconte qu'un jour,
au quai de Beaucaire, une jeune femme
lavait au Rhône sa lessive.
Et, en battant son linge, tout à coup
elle aperçut dans le courant de la rivière
le Drac, frais et gaillard comme un nouvel époux,
qui à travers le clair lui faisait signe.
—«Viens donc! lui murmurait une voix douce,
«viens, je te montrerai, ô belle fille,
«le palais cristallin où je demeure,
«avec le lit d'argent où je me gîte,
«et les rideaux d'azur qui le recouvrent.
«Viens donc que je te montre les richesses
«qui se sont entassées sous la vague,
«depuis que les marchands y font naufrage,
«et que j'amoncelle en mes souterrains.
«Viens! j'ai un nouveau-né qui n'est encore qu'une larve,
«et qui, pour se nourrir dans la sapience,
«n'attend que ton lait, ô belle mortelle!»
La jeune lavandière, somnolente,
laissa tomber de sa main écumeuse
son battoir, et voilà: pour aller le chercher
troussant sa jupe vitement à mi-jambe,
puis au genou, puis jusques à mi-cuisse,
bref, elle perdit pied. Le cours du fleuve
l'enveloppa de son flot violent,
l'entortilla, pantelante, aveuglée,
et l'entraîna aux abîmes farouches
qui tourbillonnent par là-bas sous terre.
On eut beau la chercher avec la gaffe,
introuvable elle fut—et bien perdue.
Des jours, des ans passèrent. A Beaucaire,
personne, hélas! ne pensait plus à elle,
lorsqu'un matin, au bout de sept années,
on la vit qui rentrait, toute tranquille,
dans sa maison, son paquet sur la tête,
comme si du lavoir, à l'habitude,
elle s'en retournait: seulement un peu pâle.
Tous ses gens aussitôt la reconnurent
et chacun s'écria: «Mais d'où sors-tu?»
Elle, se passant la main sur le front,
répondit: «Voyez, cela me semble un songe...
«Mais qu'il vous plaise de le croire ou non,
«je sors du Rhône. En lavant ma lessive
«mon battoir est tombé et, pour l'avoir,
«dans un bas-fond terrible j'ai glissé...
«Et je me sentais embrassée sous l'eau
«par un fantôme, un spectre, qui m'a prise
«ainsi qu'un jeune homme qui ferait un rapt...
«Le cœur m'avait failli et, revenue à moi,
«dans une grotte vaste et pleine de fraîcheur
«et éclairée d'une lueur aqueuse,
«avec le Drac je me suis vue, seulette.
«D'une jeune fille à demi noyée
«il avait eu un fils—et de son petit Drac,
«moi, pour nourrice, il m'a gardée sept ans.[1]»
LII
L'Anglore, le lendemain de ces contes
qui s'évanouissaient aux rayons du soleil,
n'y pensait plus et, dans les délaissées[2]
du Malatra, vive comme un perdreau,
courait, son crible en main, se mettre à l'œuvre.
C'était au fort de l'été: sur les ormes,
les peupliers et les trembles blanchâtres
de ces bords solitaires, les cigales chantaient...
Mais elle ne craignait rien, car, au reflet
du grand soleil qui frappe sur l'arène,
elle voyait bien mieux, disait-elle, briller
les paillettes. Ce qui autrement lui pesait,
c'était, les nuits, quand dans l'étroite hutte
il fallait coucher, toute la marmaille,
à terre, épars, sur un amas de feuilles.
Or, une de ces nuits de chaleur lourde
où l'on étouffe sous les tuiles,
elle s'était levée en chemise à la lune
pour aller prendre un peu le frais dehors.
La lune dans son plein la regardait,
toute mince, descendre vers la rive
et les pieds nus, dans le profond silence
de la nature immense et endormie,
laissant ouïr le ronflement du Rhône.
Les vers luisants éclairaient parmi l'herbe;
les rossignols perdus au lointain
se répondaient, amoureux, dans les aubes[3];
et le clapotis de l'onde coureuse
s'entendait rire. A terre la petite
laissa d'un coup tomber sa chemisette
et dans le Rhône, ardente et tressaillie,
lentement elle entra, penchée, croisant les mains
sur le frémissement de ses deux seins de vierge.
Au premier frisson, avec un soupir
elle fit halte un moment, hésitante,
et de côté et d'autre tourna, tout émue,
les yeux autour d'elle dans l'obscurité
où elle croyait toujours qu'entre les arbres
quelqu'un, dévêtue, l'épiât de loin.
Puis peu à peu, dans l'eau moelleuse du courant
elle allait encore, vivement éclairée
par les rayons de la lune baisant
sa nuque fine, sa jeune chair d'ambre,
ses bras potelés, ses reins bien râblés,
et ses petits seins harmonieux, fermes,
qui se blottissaient comme deux tourterelles
dans la diffusion de sa chevelure.
Le moindre bruit,—soit un poisson qui fit
un ricochet sur l'eau pour saisir une mouche,
le gargouillis d'un tourbillon qui ingurgite,
le cri aigu d'une chauve-souris,
une feuille battue par l'aile d'une insecte,—
lui tournait le cœur comme une jonchée[4].
LIII
Et de descendre. Mais jusqu'à la ceinture,
et puis plus haut, tout aise de se sentir vêtue
par le manteau fastueux du torrent,
elle ne pensa plus qu'au bonheur de son être
mêlé, confondu avec le grand Rhône.
Le sable sous ses pieds était si doux!
Une impression moite, une fraîcheur tiède
l'enveloppait d'un charme halitueux.
A fleur de peau, à fleur de carnation,
mignardement les ondes tournoyantes
lui faisaient des baisers, des chatouillis,
en murmurant de suaves paroles
qui lui donnaient des spasmes de plaisir...
Quand tout à coup, dans l'eau mobile
et transparente au clair de lune,
là-bas au fond, étendu sur la mousse
d'un lit d'émeraude, que va-t-elle voir?
un beau jouvenceau qui lui souriait.
Roulé comme un dieu, blanc comme l'ivoire,
il ondulait dans l'onde et sa main effilée
tenait une fleur, fleur de «jonc fleuri»,
qu'il présentait à la fillette nue.
Et de ses lèvres tremblantes et pâles
sortaient des mots d'amour mystérieux,
dans l'eau se perdant incompréhensibles.
Avec ses yeux félins, fascinateurs,
il la faisait venir, craintive, stupéfaite,
et haletante de désir, à l'endroit
où crient merci le corps et l'âme.
Ensorcelée par l'émoi dans le fleuve
et par une plaisance étrange,
elle était là, pauvrette, comme celui qui songe
et auquel, effaré par quelque peur confuse,
s'il veut courir, cela est impossible.
Et sitôt qu'elle ouvrait les yeux vers le lutin
qui, entouré de sa lueur laiteuse,
semblait l'attendre en ses bras souples,
un frissonnement d'amour spontané
la jetait en langueur sous la voûte du ciel
et la faisait doucement défaillir.
LIV
De l'amour naissant ô bonheur suprême!
O paradis de l'âme à foi naïve!
A un moment où le branle du fleuve
la soulevait et palpait tout entière,
à la renverse, les cheveux flottants
et les yeux clos par la crainte de voir
saillir sur l'eau les pointes de sa gorge,
soudain, comme l'éclair, elle se sent,
autour des hanches, une approche, un délice
qui l'a frôlée d'une fraîche caresse.
Aïe! elle se dresse d'un sursaut,
d'un tour de main rejette ses cheveux ruisselants
et voit, fuyant dans la masse liquide,
une ombre vague, serpentine et blanche,
qui disparaît. C'était le Drac. Instruite
de ses façons d'agir, l'Anglore, elle,
le reconnut fort bien, ayant à son giron
trouvé à l'instant une ombelle rose
de jonc fleuri. Pourtant, malgré son trouble,
elle prit, tout heureuse et pleine de son rêve,
la fleur qui nageait et retourna au lit.
Mais à âme qui vive, ce qu'elle avait cru voir,
elle se garda bien, mignonne, de le dire,
jalouse vraiment, autant qu'une chatte,
de sa vision trop tôt évanouie.
Ah! que de fois la jeune fille, cet été,
dans ses langueurs de nuitée chaude,
aux lunaisons si claires de septembre,
revint au délicieux appât de sa rencontre!
Mais elle remarqua une chose: à la «mouille»
chaque fois qu'en entrant elle s'était signée,
ainsi qu'étant petite elle faisait toujours,
au cours fougueux de l'eau mystérieuse
en vain livrait-elle son corps virginal:
dans ces nuits-là, le beau génie du Rhône
à la baignade,—pauvre petite, attends,
attends toujours!—lui faussait compagnie.