

CHANT DIXIÈME (en provençal)
LA FOIRE DE BEAUCAIRE
LXXXII
Couvrant le Rhône long, une enfilade
de barques et navires de tout genre,
pavoisés des ors, pavoisés des flammes
de toutes les nations, confusément
vers le bord sablonneux déjà se presse.
Car, avec cette brise qui depuis quelques jours
a soufflé dans les voiles, du bas fleuve
sont montés les lahuts[1]. De notre mer,
des côtes barbaresques ou levantines
et du Ponant et de la Mer Majeure[2],
ils ont gagné Beaucaire pour la foire.
Et il y en a! les uns portant la voile aiguë,
latine la plupart, d'autres quadrangulaire:
allèges d'Arles et trois-mâts de Marseille,
les tartanes de Gênes ou de Livourne,
les brigantins d'Alep, les balancelles
de Malaga, de Naples et de Majorque,
les goëlettes anglaises ou du Havre-de-Grâce,
les groins-de-porc d'Agde et de Cette
et les trabacs noirs de l'Adriatique.
C'est un vacillement sur le Rhône, une danse
dans le soleil, la houle et la rumeur
de tous les jargons des gens de marine.
Mais du milieu des bigues et des antennes,
des voilures, des cordages, des moufles,
où, les pieds nus, qui descend et qui monte,
sous le Croissant enorgueilli,
et au plus haut croisillon du grand-mât,
ô Mahomet! le bâtiment des Tunisiens
a la peau de mouton qui est pendue!
Il arriva beau premier: les Consuls[3]
lui ont donné un sac de pain et un tonneau
de vieux Cante-Perdris[4]. Les Turcs feront ribote...
Puis à la garde d'Allah, s'ils se grisent!
Et les juives qu'ils ont amenées de Tunis,
traînant mollement leurs jaunes babouches,
dansent au bruit des castagnettes, sur le pont,
et chantent, nasillant leurs cantilènes.
Les Condrillots, allons! avec efforts,
au haut du Pré, poussant, touant leur flotte,
oh! hale! oh! hisse! parviennent à ranger
au long du port leurs barques et, sitôt atterris,
déjà les débardeurs en multitude
tumultueusement envahissent, emportent
les cargaisons, en faisant à la course
bruire et chanceler les passerelles minces.
—«Gare devant! les Condrillots!» On gueule,
on cogne de partout: quel grouillement!
A l'égard de Beaucaire en temps de foire
le grand Caire d'Égypte, Dieu m'aide, n'était rien!
LXXXIII
Les gros fardiers, chargés de tonnes d'huile,
les camions des arroseurs qui éclaboussent,
les banquises d'oranges ou de citrons,
les monceaux de cabas ou de corbeilles,
les balais de millet, les fourches de bois dur,
les meules de moulin où l'on s'achoppe
et les bringuebales qui traînent les poutres,
que sais-je, moi? dans le sablon du Rhône
on voyait tout, jusque fondre les cloches!
Mais puis c'était le Pré! Et ses baraques,
les rangées de baraques innombrables,
et les marchands forains qui en famille
y mangeaient en plein air un cœur de céleri:
il faudrait l'avoir vu en toute plénitude,
cela, le «beau dimanche» de Beaucaire!
Tous les mariés du pays d'Argence,
de celui de Jarnègue et de la terre d'Arles,
tous les amoureux des Alpilles,
de la Vau-Nage tous les couples,
de la Vistrenque et de la Gardonenque,
au grand soleil, à la face d'un peuple,
venaient y promener, ce jour-là, leur triomphe.
Sous les tentures fraîches des allées,
chacun serrant le bras de sa chacune,
n'était-ce pas délicieux de les voir
vagabonder, marchander leurs emplettes
et s'offrir en cadeau des «bagues d'aïe[5]» pour rire!
Il n'y avait, à pareil jour, qu'un cri de gloire
ébaudissant l'ombre des promenades:
qu'elle fût artisane ou paysanne,
fût-elle bourgeoise ou marquise,
il n'y avait qu'un cri pour la plus belle tête
ou pour l'élégance de la plus cossue
qui tout l'an faisait loi, dictant la mode.
LXXXIV
Bonheur de la jeunesse! A qui mieux mieux
rivalisant de joie et de liesse,
ils se faisaient entre eux plaisir rien qu'à se voir.
Et tout le jour ensemble, dans la foule
de vingt nations diverses et inconnues,
Guilhem et l'Anglore, au bras l'un de l'autre,
s'en allaient perdus. La tourbe humaine,
comme une houle folle, à tout hasard
les emportait heureux. Elle, ébahie de tout
ce que ses yeux voyaient: des avaleurs d'étoupes,
des charlatans juchés sur leurs carrosses
et qui dans le bastringue vendaient des vermifuges;
et de ces bateleurs qui vous aveuglent
avec leurs tours de mains et passe-passe;
et de ces baladines couvertes d'oripeaux
qui dansaient aux flambeaux, légères, sur la corde;
ou du Polichinelle avec Rosette:
«Rosette!»—«Que veux-tu?»—«Le petit pleure!»
Ha! il fallait prendre garde aux filous...
Dès qu'il y avait groupe autour des comédies,
ils vidaient à quelqu'un, presque à tout coup, les poches.
Pour tirer finement l'or des ceintures,
il en venait de Paris et de Londres!
Mais du plaisir qu'avait l'enfant naïve,
Guilhem, prenant sa part, bayait comme elle;
et comme dans le clair d'une fontaine pure,
aux chaleurs d'été, il fait bon descendre,
pour tempérer sa fièvre et sa langueur,
il descendait, lui, dans cette âme neuve.
Et il y avait tant à voir, dans cette foire!
les endroits où étaient les marchands de gimblettes
enlacées par un fil et qui viennent d'Albi;
les Turcs en turban, qui vendaient des pipes;
les larges braies[6], les Grecs coiffés de
rouge,
qui tiennent les tapis brodés de Smyrne,
et le gingembre, et l'essence de rose
bien cachetée dans les fioles de verre,
dont une seule goutte parfume une maison!
Puis le corail, les fils de perles fines;
puis les jouets, les tambours de Beaucaire
dont nous avons crevé si beau nombre, étant jeunes!
et les éventails ornés de paillettes,
et les poupées, vêtues ou toutes nues.
LXXXV
—«Eh! mais, chez le peintre vous ne venez pas?»
les hommes du Caburle un jour crièrent
à notre beau couple.—«Où se trouve-t-il?»
demanda Guilhem.—«Venez, suivez-nous!»
Et, se dandinant, la bande s'enfourne,
le calumet aux dents, en un taudis
qui avait pour enseigne: Qui peint vend.
Un Martégal, ridé comme une figue,
vieux routier de la mer au tour du monde,
pour une pièce, là, de son pinceau d'aiguilles,
à fleur de peau vous tatouait
toutes sortes d'emblèmes ou d'histoires.
Et sur la chair nue, qui un aviron,
qui l'ancre d'espérance, qui un Christ,
qui un cœur enflammé s'était fait faire.
—«Et vous, mon prince?»—«Moi? je veux faire sourdre
de mes veines bleues le génie de l'onde...»—
Et aussitôt, gaiement, retroussant sa chemise,
sur le muscle du bras il se fit peindre
un beau Drac bleuâtre, ailé, potelé,
et qu'on eût dit vivant sur la chair blanche.
—«Oh! c'est tout à fait ça! cria l'Anglore,
tel que je t'ai vu, mon Drac, sous le Rhône!
Mais que tu étais beau!... Cela, lorsque j'y pense,
ajouta-t-elle à demi-voix, me fait rougir...
Et tu retourneras au Rhône, dis?»
—«Au Rhône, enfant! et qu'irais-je donc faire?
le prince répondit, maintenant que je vois,
maintenant que je tiens celle que j'ai voulue!»
—«Que feras-tu de moi?»—«De toi, mignonne,
ce que moi je ferai? ma comtesse fantasque
de Mont-Dragon ou, si tu aimes mieux, d'Orange...»
LXXXVI
Et, la tête à l'évent, c'est ainsi qu'ils allaient,
eux, par les rues grouillantes,
mais ne voyaient plus rien: ni les monceaux
de draperies, de flassades[7], les tas
de soie dorée, soie grège ou floche,
qui vaut son pesant d'or, ni les enseignes
de toutes les couleurs, étendues en travers
sur les ruelles toutes blanches de chaux,
avec les noms des trafiquants de Gênes,
de Montpellier, de Cadix ou de Brousse,
ni les bazars qui donnent la berlue,
tant ils sont pleins de joyaux, de bijoux,
ni le joli caquet des Beaucairoises
jasant dans leurs boutiques sous les Arcs[8]
ou bien pesant les dattes sous leurs portes cintrées.
—«Il faut que je le vende, cependant, mon sachet
de paillettes d'or!» disait l'orpailleuse.
Et aux magasins ils entraient ensemble,
dans les fraîches maisons, à ciels-ouverts
tout festonnés à la mauresque,
et semblables à des sérails pleins d'odalisques.
Et sous les arceaux des salles voûtées,
riant entre eux deux, entre eux chuchotant,
ils visitaient, sans voir, les étalages
des Franchimands, Lombards et Arméniens,
des Estrelins, Marrans et Gitanos[9].
—«Il faut que je les vende, cependant, mes paillettes,»
l'Anglore redisait.—«Venez, fillette!»
Justement un orfèvre l'appelait:
—«Est-ce de l'or de Cèze ou du Gardon d'Anduze?»
—«D'Ardèche.»—«Voyons donc!» La dégourdie
vida sa poudre d'or dans la coupelle:
cela montait à vingt écus. Le damoiseau
dit:—«Batteur d'or, avec cela vous nous ferez
deux bagues lisses de fiançailles:
mettez le Drac sur l'une, un lézardeau sur l'autre...
Ce sera notre foire de Beaucaire.»
LXXXVII
Oh! Dieu! pensez-vous qu'elle fut contente!
Elle lui aurait sauté au cou... Mais, bref,
à l'heure où les cafés chantants, la nuit, se vident,
Guilhem, une fois, errant par les rues,
a rencontré pourtant les Vénitiennes
et vite, vers l'estrade des chanteuses,
s'est attablé tout seul, par gentillesse.
Il a passé le jour avec sa brune,
et, au retour du bonheur, il plaisante:
—«Eh bien, leur fait-il, ce trésor des papes,
qui, en Avignon, gît dans le grand puits,
cette brochée d'apôtres,
ces douze revenants à barbe d'or que garde
le Basilic, quand est-ce qu'on ira les chercher?»
—«Seigneur! dit une d'elles, ne vous inquiétez pas!
Nous avons qui nous faut pour tenter l'aventure
et pour mettre à mort, s'il est nécessaire,
le Basilic!»—«Peuh! on comprend de reste,
une autre ajouta, que telle trouvaille
ne soit que peu de chose pour le prince:
aurait-il manque d'or, étant le courtisan
d'une qui en ramasse dans les fleuves!»
Le prince répondit:—«Mesdames,
celle-là n'eut besoin, pour être aimée,
que d'éclore (quelqu'un en serait-il jaloux?)
comme fait la violette, humble et pourtant cherchée,
à l'ombre d'un buisson, zon, zon, turelure!...»
LXXXVIII
Guilhem, sur ce fredon de chansonnette,
au bruit de quelque mandoline éloignée,
dans la fraîcheur de la nuit, aux lueurs
des falots clairsemés qui peu à peu s'éteignent,
s'en retourne au port, allant se coucher.
Et, tel que le poisson dont on a troublé l'eau
nage vite en amont vers l'eau limpide,
ainsi Guilhem se baigne aux souvenances
de cette limpide et si douce histoire
du damoisel Aucassin de Beaucaire
et de la belle esclave Nicolette
qu'on ne veut pas lui donner pour épouse:
lorsqu'on les enferme, chacun d'eux à part,
et que tous les deux s'échappant,
libres et gais, au bois ils se retrouvent
et au clair de la lune s'entre-baisent;
et lorsqu'il l'a mise en selle avec lui,
et qu'il l'emporte à cheval vers la mer,
et qu'ils s'embarquent puis en Aigues-Mortes
pour gagner le pays de Ture-Lure[10]!
Et quand les Sarrasins les faisant prisonniers
les vont revendre, elle à Carthage
où elle est reconnue pour la fille du roi,
lui à Beaucaire où tout le peuple
l'a salué pour son seigneur et maître;
et lorsqu'un jour Nicolette, en costume
de petit vielleur, est venue au bas
du perron d'Aucassin—dire le conte
des amours d'icelui et d'elle Nicolette
et qu'enfin à Beaucaire ils se marient
dans le château, vers la tour aux trois angles!
—«Que c'est joli! disait Guilhem, cela rappelle
notre aventure, un peu, avec l'Anglore...»
Mais à ces mots, une ombre contre lui s'est dressée:
frappé d'un grand coup dans le dos,
Guilhem soudain mord la poussière...
Aïe! malheur! avec un sachet plein de sable
on l'a traîtreusement saquetté. Des mandores
au loin meurent les sons, la nuit devient muette...
Et qui a fait le coup? En temps de foire
nul jamais ne sait rien: pour qui tombe, tant pis!
LXXXIX
Sur le long quai du port ils vont et viennent,
les Condrillots qui repartent demain.
La foire est au déclin. Au vent d'amont
les bâtiments de mer déjà défilent
et sur le bord du Pré, jusqu'en bas vers la pointe
des Matagots, on voit les voiles blanches
déferler sous la bise. Mais, contre le Rhône
se préparant pour la remonte rude,
tous les équipages d'eau douce,
patrons bateliers et patrons haleurs,
bailes, prouviers, civadiers, de leurs câbles
vont rattacher les bouts. Et l'on arrime
les huiles de coteau, le bon vin de Saint-George,
le riz lombard et le miel de Narbonne,
et le sel de Peccais et les anchois
de Fréjus en barils, les pains de sucre
et dalles de savon que fait Marseille.
Or sus! à la Vignasse[11] le prince doit, ce soir,
payer la rouanade[12] et la ribote!
Car il n'est pas mort, le prince: en plein sable
on l'a ramassé ne battant plus veine;
mais, grâce à l'influx de sa bonne étoile
ou peut-être au ressort de sa nature, il est
sur pied. Il ne doit pas mourir de celle-là.
Et Jean Roche à part cause avec l'Anglore:
—«On ne lui a rien vu sur le corps; il se tait...
Serait-il tombé du haut mal?
On ne peut pas savoir.»—«Allons donc, Jean-la-flûte!
Ignores-tu qu'à son vouloir le Drac se mue,
répondit la nicette, et se dérobe
de cent mille façons? Aujourd'hui sur la rive
il lui a plu de laisser son corps d'homme
et de se plonger dans les eaux profondes
pour aller voir, que sais-je? les cavernes
où il garda sept ans la lavandière,
la lavandière beaucairoise
qui avait laissé choir son battoir dans le Rhône,
sur ce rivage même, tu l'as bien ouï dire?»
—«Oui, répliqua le prouvier, des Esprits
rien ne doit étonner... Pourtant, que cela soit
vrai ou non, tu es une belle folle
d'écouter ses paroles ambiguës,
sans voir, pauvrette, qu'il t'enivre
et qu'ayant un jour aspiré ta vie,
sur la rive nue de quelque gravier
il te laissera, toi aussi, cadavre!»
—«Ho! dit-elle, l'Anglore, ce petit lézardeau,
n'est-elle pas un peu sœur du Dragon?»
—«Il te fascinera!»—«Eh bien! qu'il me fascine,
si mon destin est tel! Moi de bon cœur
je me laisserai choir à la pipée,
comme au gouffre béant tombe la feuille!»
XC
Et Maître Apian cria:—«Jarni-pas-Dieu!
puisqu'il veut nous payer le régal de la fin,
vraiment c'est un bon prince!»—«Nom de quelque jumart!
les hommes répondirent, faudra qu'on la combuge,
ce soir, la cuve au vieux saint Nicolas!»
—«Allons, enfants!» Et tous gravissant la montée,
s'en vont au cabaret de la Vignasse.
De là se voient le plain-pays d'Argence
et la Sylve-Godesque, en laquelle la biche
mena le roi des Goths tout droit à l'ermitage
du grand saint Gille. A terre c'est là que sont roulants
les vieux boulets de pierre glorieuse
qui ont broyé, lancés par les calabres[13],
les Croisés de Montfort: amas de pierres
sept fois sacré, suprême témoignage
d'un peuple déroché, mais non sans lutte,
le rire aux lèvres et chantant son martyre!
Donc, la grand'chiourme une fois attablée
autour de Guilhem:—«Savez-vous, amis,
leur dit Guilhem, à qui l'envie me prend
de consacrer notre dernier repas
fait à Beaucaire? Aux patriotes
des rives rhodaniennes, aux intrépides
qui, dans les jours d'autrefois, se maintinrent
au château fort qui à nos yeux s'élève!
aux riverains qui surent défendre valeureux
et leurs coutumes et leur port franc
et leur grand Rhône libre! De ces ancêtres-là
gaillardement tombés dans la bagarre,
si aujourd'hui les fils ont oublié la gloire,
eh! tant pis pour les fils! Mais vous autres, les gars,
qui avez conservé le cri: Empire!
et qui, en braves gens, à votre insu,
allez bientôt, peut-être tout à l'heure,
pour défendre le Rhône dans sa vie,
allez livrer la bataille dernière,
avec moi étranger, mais radieux
et ivre de votre lumière du Rhône,
haussez les verres à la cause vaincue!»
Dans les mains tous les verres retentirent.
Les mariniers, Maître Apian écoutaient
ébaubis, sans trop bien comprendre,
mais avec respect et silencieux.
—«Mes pauvres gens! reprit le galant prince,
et le beau train aussi de vos bateaux,
et les files aussi, les longues files blanches,
remorquées en amont par les quadriges
de vos grands chevaux qui traînent la maille,
au désastre imprévu courent peut-être!...
Mais à quoi bon, ô survivants d'un peuple
qui depuis trois mille ans tenait le gouvernail,
gémir en vain sur la cause perdue!
Comme au château illustre de Beaucaire,
comme les Provençaux, pour bien finir,
en face du Soleil et du grand Rhône,
faisons la Rouanade et la Soulenque[14]!
Et humons, à la barbe des vainqueurs,
le vin du Génestet[15] qui ressuscite...
Et mugisse le Rhône, en Rouanesse[16]!»
XCI
Or le soleil disparaissait sur Nîmes,
en épanchant le long du vaste fleuve
les plis de son manteau ensanglanté
et le dernier reflet de ses rayons
sur le château de la Tarasque, d'où
le roi René semblait, de sa fenêtre,
bénir le Rhône en sa suprême turgescence.
—«A la santé du patron!»—«Et du prince!»
—«Vive sa face!»—«Et vive nous! En joie
vogue la barque!»—«Et puissions-nous revoir,
sains et saufs, Andancette!»—«Et Saint-Maurice!»
—«Et les escaliers du port de Condrieu
où, si Dieu veut, dans moins d'un mois,
nous puissions retrouver tout notre monde!»
Et, mangeant la broufade épaisse et forte
où sur les oignons s'empile le bœuf,
ils font honneur aux plantureux morceaux
et cognent au pichet. Mais à la lune,
en dévalant ensuite vers les barques:
—«Hein! le prouvier faisait à Ribory,
ne te semble-t-il pas que ce qu'a dit le prince
rappelle un peu ces sortilèges
dont l'Anglore parlait, touchant le roc de Tourne?»
—«Ah! va, je ne sais pas, répliqua l'autre,
mais il y a dans l'air quelque désastre
qui nous menace tous, et même, même
ce bon jouvenceau qui nous prête appui...
Ne l'a-t-on pas laissé pour mort, hier? Mon homme,
nous sommes à un siècle encorné par le Diable!»


CHANT ONZIÈME (en provençal)
LA REMONTE
XCII
Et ils vont se gîter. A l'aube, dès que chantent
dans les taillis des bords du Rhône les oiseaux,
alerte! alerte! le patron, les équipages,
tout le monde est debout. Pour la remonte,
ils ont tiré sapines et penelles,
et hale! et pousse! de l'autre main du fleuve.
Ils développent les deux longs maîtres-câbles
qui se relient à l'aubourier[1] de la grand'nef.
Ils nouent aux maîtres-câbles les cordelles
où vont être attelés les grands chevaux haleurs.
Au câble d'avant de la grande barque
vingt-huit étalons étayent leurs efforts,
séparément, quadrige par quadrige,
avec leur conducteur de quatre en quatre.
Les quatre chefs de file sont tout blancs; ils portent
le baile-charretier, qui a la direction
des quatre-vingts chevaux des attelages.
On joint dix couples sur le câble d'arrière;
au câble de carate une douzaine;
au restant des bateaux ou de la rigue
le reste des superbes grands chevaux.
Et, hennissant vers les cavales des marais,
et de leurs sabots écroûtant la terre,
oh! qu'ils sont beaux, la crinière flottante,
avec les rouges houppes de leurs brides,
avec leurs housses aux bleus flocons de laine,
et leurs colliers ornés de clous de cuivre!
A Tarascon leur fut donnée l'avoine.
Le maréchal-ferrant, qui les escorte,
une dernière fois les passa en revue.
Les mariniers de terre, à leur ceinture,
portant roulées en bloc les cordelettes
qu'il faut pour radouber au besoin les ruptures
de la maille, sont prêts. Du sommet de la barque,
le vieux patron Apian, en voyant sienne
cette puissante harde chevaline
qui sur la berge du grand fleuve se prolonge,
en contemplant toute cette séquelle
de mariniers, de charretiers, qui fouillent
les Ségonaux du Rhône à son commandement,
en regardant la flotte et la tension
des hautes bannes blanches inclinées,
couvrant la cargaison des marchandises
bien arrimées, marquées à bon nolis
par l'écrivain, le vieux patron se gonfle
en son orgueil de maître d'équipage:
—«Et pour passer devant, aujourd'hui, qu'ils y viennent,
les Cuminal tant fameux, de Serrières,
les Bonnardel si riches, de Lyon,
les Marthouret arrogants et piaffeurs,
et les bouviers d'Isère et de Grenoble,
avec leurs bœufs lourdauds, souillés de bouse!
Qu'ils y viennent, s'ils veulent, à la suite:
il les fera trimer, le Caburle, d'ahan!»
XCIII
Et le chapeau en main, ayant dit, il salue
la croix de l'équipage sur la poupe,
et de son doigt obtus, qu'il trempe au Rhône,
dévotement, noblement il se signe:
—«Au nom de Dieu et de la sainte Vierge,
lors commande-t-il, fais tirer la maille!»
Le prouvier sur la proue, qui se tient à l'écoute,
répète: «Fais tirer la maille!» A terre,
le patron du halage à son tour crie:
«Eh! fais tirer la maille!» D'un à l'autre
le cri résonne en amont jusqu'au baile.
Le baile-charretier, dans l'étendue,
lance un beau coup de fouet: les vingt quadriges,
au claquement des mèches qui les percent,
s'ébranlent à la fois. Déployés en longueur,
les cordages s'étirent, se roidissent;
et, démarrées en plein toutes les barques,
le grand patron reprend:—«Marche tranquille!
et fais tirer devant!» La longue file,
sur la chaussée aux pavés rudes,
en remorquant, malgré les eaux impétueuses,
la traînerie pesante du convoi,
tout bellement à son trantran lors s'achemine.
Et sous les hautes branches des grands peupliers blancs,
dans le silence de la vallée du Rhône,
à la splendeur du soleil qui se lève,
au pas des beaux chevaux qui s'évertuent
et de leurs naseaux chassent la buée,
le premier charretier dit la prière.
De loin en loin, les autres, sur le cou
ayant le fouet qui pend avec sa longe,
en cheminant en arrière, se signent,
ou bien, pour allumer leur pipe à l'amadou,
frappent sur le briquet. La troupe,
tirant de long peut-être un quart de lieue,
va côtoyant par les saulaies touffues
où frotte et s'enchevêtre la maille du halage.
Armés d'un pieu qu'ils portent sur l'épaule,
les mariniers de terre l'accompagnent,
suivant de l'œil le câble énorme
qu'ils font sauter sur les obstacles.
Et des cordelettes, qu'autour de leur corps
ils ont enroulées, sans cesse ils réparent
sur les palonniers quelque brin qui rompt.
XCIV
Mais entre temps, au bout de l'encâblure,
par là-bas sur la flotte qui monte lentement,
le vieux patron qui veille de la poupe à la proue
a dit:—«Prouvier, regarde un peu dessous...
Avec ces crues subites (qu'un tonnerre les creuse!)
sait-on jamais les fonds?»—«La souveraine[2]!»
en noyant la sonde a crié Jean Roche.
—«A la bonne heure!»—Et voici que le prince
demande à Maître Apian:—«Ainsi, s'élève-t-il
bien haut, le Rhône, lorsqu'il devient fier?»
—«Au-dessus de la plaine qui s'élargit immense
de chaque bord du fleuve, autant que va la terre,
j'ai vu, dit le vieillard, j'ai vu le Rhône,
enflé par les averses des déluges,
lancer ses vagues jusqu'à la couronne
des mûriers! Sur les moissons perdues,
sur la désolation de tout le territoire,
j'ai vu, moi, les bachots voguer à travers champs
au secours des fermiers sur leurs toitures!
Tenez, monsieur, là même, à Valabrègue,
trois jours, trois nuits, pour être en terre sauve,
les gens au cimetière s'étaient réfugiés!
Quelle horreur, la nuit, d'entendre mugir
cette mer sauvage, menaçante et sombre,
qui, éventrant les chaussées, les remparts,
emportait arbres et récoltes,
les tas de foin entiers! Il me souvient
d'un pauvre chien, pris par l'inondation,
que nous vîmes flotter tout plaintif sur le comble
d'une meule de paille emportée par les eaux...
Mais ne conta-t-on pas que sur les ondes
avait passé même un berceau d'osier
avec un enfant qui pleurait dedans?
Et les coups de fusil qu'au milieu des ténèbres
on entendait aux îles, et que tiraient
les pauvres isolés de la rivière!
Ah! dans un temps pareil, quand sur les lones
vous avez un convoi de barques avec vingt couples
de chevaux comme ça, le souci n'est pas mince!
—Dia! fais tirer le câble d'avant!—Je vous dis
qu'il n'y a point de crue si violente
ni si épouvantable et si affreuse
comme ce Rhône, lorsqu'il sort de ses gonds.
Et l'on ne comprend pas d'où, tonnerre! peut sourdre
tant d'eau: faut qu'elle vienne du réservoir des monts!
Car lorsqu'elle bondit et charrie, voyez-vous,
elle porte avec elle des épaves, des bêtes,
que jamais de la vie on ne voit nulle part!
—Dia! fais tirer le câble d'arrière!—Mais la bise
donna par bonheur son coup de balai;
sans ça, nous perdions tout, cette année, fût et vin.
Dans la bourrasque, nous en fûmes
pour quatre puissants chevaux de halage
dont valait bien le moindre cent pistoles!»
XCV
—«Ohé! patron!» en hélant de la rive
cria le civadier—qui précède la troupe
et à cheval sonde les gués
et prépare les haltes et apprête les vivres.
—«Qu'y a-t-il? répondit Maître Apian.—«Cette traite,
est-ce pour Maliven, le dîner?»—«Jean-la-mule,
pourquoi pas au Grand-Mas?»—«Le vent s'ameute:
il serait bon peut-être d'allonger la courroie...»
—«A Maliven!» Derrière, au bateau de carate,
on avait planté droite la gaffe où l'on suspend
les gros quartiers de viande, provision qu'au soleil
on fait boucaner crue. Ils en décrochent,
bravement, quelques bons lopins pour la marmite;
et du bateau le mousse, lui, est le maître-coq.
Or voilà que l'Anglore, qui l'aide à cuisiner,
lui a dit:—«Mousse, lors de mon mariage,
je te ferai goûter les dragées, mon petit!...»
—«Mais avec qui te maries-tu, Anglore!»
—«Tiens, sur la grande barque, le vois-tu, là devant,
celui-là qui a la barbette blonde?»
—«Oui, le prince Guilhem!»—«Mignon, tout juste.»
—«Mais tu n'es pas à plaindre, Anglore!»—«La planète
l'a voulu: quand les choses sont écrites
dans les astres, eh bien, il faut qu'elles se fassent!...»
—«Avec le prince! Et les noces, à quand donc?»
—«Nous n'avons pas parlé de ça; mais c'est à croire,
mon sort aura fleuri avant que passe
la fleur d'esparganeu.»—«Tu es donc riche?»
—«Pourquoi!»—«Puisqu'un prince t'épouse!»
L'orpailleuse sourit:—«Pauvre petite,
en gagnant douze sous par jour!»—«Oh! va, futée,
tu dois en avoir, depuis que tu fouilles
les sablons de l'Ardèche et ses grottes avec
où l'on voit, dit-on, des merveilles!»
XCVI
—«On le dit bien; mais puis, qui y pénètre
dans ces profondeurs-là! Sais-tu que ce n'est pas,
fit-elle, si aisé de remonter la combe?
les affreuses falaises qui l'emmurent?
le Rocher du Corbeau, le Roc de l'Épervier,
et le Château, là-haut, de Dame Vierne?
puis les rapides de l'Ardèche: la Fève,
le Siège, la Chaire, la Cheville;
après, le pic du Chien... Une fois aux cavernes,
c'est là qu'il ne faut pas être poltronne!
Tu rencontres un trou qui peut, sous terre,
te mener, qui sait où? peut-être au diable!
Maintenant, en rampant, avec de la lumière,
si tu te risques dans cet abîme sombre,
ah! l'on dit que c'est beau! Tu trouves là des cryptes,
tu trouves là des grottes, des chambres, des chapelles
qui, toutes diamantées, te font venir
les papillons aux yeux. Arc-boutée de colonnes,
il y a une église magnifique, dit-on,
avec ses fonts de baptême, ses orgues,
avec ses bénitiers et sa tribune!
Tu as là, de plain-pied, une salle de danse
ayant, garnis de milliers de chandelles,
les lustres suspendus à son plafond;
tu as, tout prêts, pleins d'une eau cristalline,
une salle de bains; un cimetière
avec ses grandes tombes blanchissantes;
de longues allées d'arbres qui font ombre;
un théâtre étalant sa colonnade;
merveilleuse, en un mot, une cité
qui de ses habitants est veuve et restée vide...
On y a vu pourtant une grosse tortue,
on y a vu le Lert[3], d'autres bêtes
horribles...»
—«Mais, vois! dit le petit subitement,
tu en as une sur ta bague, de ces bêtes?»
—«Ça? c'est le Drac, ma foire de Beaucaire.»
—«Et qui te l'a donné?»—«Mon fiancé, qui est là.»
—«Sais-tu que c'est joli!»—«Découvre la marmite,
cria l'Anglore, car elle va verser!»
XCVII
A Maliven cependant a fait halte
la grande cavalerie, et le Caburle
dans les taillis vient d'allonger sa proue,
les sept barques ensemble. Et l'on découple
et l'on paît les chevaux le long des oseraies.
Les charretiers, accroupis à la ronde,
mangent, de trois en trois, au même plat la soupe.
Les mariniers, en bande à part, s'asseyent
à l'entour du patron sur la sapine;
et Maître Apian, ayant pris sa bouchée,
tourne la tête, soucieux, vers le nord
et dit:—«Ce mistral-là, j'ai peur qu'il souffle!
La voyez-vous, la nuée grumelée
qui dans le ciel en long cyprès s'aiguise?
Et le timon, l'entendiez-vous grincer?
Et les mains, sentez-vous comme elles sont rugueuses?
C'est du vent, tout cela!» Et en faisant la lippe:
—«La lune est pleine, ajouta Ribory,
et le temps pourrait bien se mettre à la tempête...»
—«Voilà pourquoi, dit le maître, aussitôt
qu'on aura fait boire ces attelages,
qu'on mette les colliers aux bêtes et sans retard.»
Ce qu'ils font. Et les fers des quatre-vingts chevaux
aussitôt soumis à la relevée
du maréchal-ferrant qui les passe en revue,
les colliers sont remis et, fais tirer la maille!
—«O passeur! y a-t-il des gouffres en Durance?»
—«Par endroits. Avancez les bateaux... Baile,
tire couple par couple tes chevaux:
nous allons embarquer les premiers; dans les creux
les autres les suivront... Tenez le gué!
Y est-on?»—«Nous y sommes.» Dans le péril de l'eau
les grands chevaux s'ébrouant prennent pied.
Et pendant qu'en arrière le convoi
monte à long câble sur le Rhône,
au claquement des fouets, aux cris des hommes,
toute la ribambelle entre en rivière,
passeur, charretiers, valetaille,
assis ou enfourchés sur les chevaux.—«Arrive!
Fais tirer le Robin! Touche le More!
Maintiens le Bayard, qu'il ne se noie pas!
Dia! dia! hue! hue!» Et frémissante, en nage,
puis secouant ses crinières trempées,
la caravane sort victorieuse
et reprend son chemin le long des digues.
XCVIII
Le prince hollandais avec l'Anglore
s'étant rejoints à bord, la jeune fille
lui a dit:—«Quel est donc, ô Drac, ce conte
que sur la rive, l'autre jour, dans la nuit,
on t'aurait trouvé mort?»—«Belle mignonne,
a répondu Guilhem, mais ce n'est pas un conte,
car, traîtreusement, d'un sachet de sable
on m'a saquetté.»—«Qui donc?»—«Un tenant
de ces trois donzelles vindicatives
auxquelles j'aurai oublié peut-être
d'acheter leur foire.»—«Les jalouses!
Mais n'aurais-tu pas dû, toi, les ensorceler?»
en s'emportant cria l'Aramonaise.
«Et tu ne sais pas, mon beau, que celui
qu'on frappe dans le dos avec un coussinet,
sans que personne y voie goutte ni trace,
n'en guérit point, meurt de la meurtrissure?»
Mais Guilhem fit en souriant:—«Enfant!
tu croirais donc qu'il peut, le Drac du Rhône,
être ainsi déconfit?» La jeune espiègle
resta un moment à le regarder:
—«C'est vrai, dit-elle ensuite; comme je suis nigaude!
Le génie, le follet qui est le roi de l'onde,
qui est mon dieu, mon tout, qui dans les lones bleues
perpétuellement retrempe sa jeunesse,
comment est-ce possible qu'il baisse pavillon
devant la loi du vulgaire, la mort!
Non, je te vois, mon Drac, tel que doit être
l'Esprit Fantastique du fleuve majeur,
immortel! Et quand ton regard m'appelle,
il me semble aller, m'en aller dormante
vers un agrément que rien ne réveille.
Je ne sais où je vais: si je me perds,
de me perdre avec toi, eh bien! cela me plaît.»
XCIX
Guilhem d'Orange lors étendit le bras
sur le travers de l'eau mouvementée
et dit:—«Aie confiance en moi, Anglore!
Parce que librement je t'ai élue,
m'apportant ta foi, ta profonde foi
au merveilleux superbe de la fable,
parce que tu es celle qui, insoucieuse,
se fond dans son amour comme la cire
à la lumière, parce que tu vis
en dehors de nos liens et de nos fards,
parce que dans ton sang et ton sein pur
gît la rénovation des vieilles sèves,
moi, sur ma foi de prince, je te jure
que nul autre que moi, ô fleur de Rhône,
n'aura l'heur, le bonheur de te cueillir
et comme fleur d'amour et comme épouse!»
—«Mais quand? bientôt?» demanda-t-elle.
Guilhem répondit:—«Ma belle petite,
je te dirai cela ces jours-ci... Entends-tu
souffler le mistral? C'est la musique
majestueuse qui annonce nos noces!
C'est l'air du Rhône, le ciel, les frondaisons
qui de concert nous chantent le prélude!»
Le vent, de plus en plus, le vent de ses rafales
s'aheurtait en effet contre la flotte;
et la montée, de plus en plus pénible,
faisait tirer les chevaux. Leurs crinières,
ébouriffées en furieuses touffes,
s'échevelaient comme de grands panaches.
Et le soleil, se retirant dans l'embrasure
de ses rayons mourants, à l'horizon
disparaissait déjà, quand le Caburle
avec toutes ses barques et tout son monde
en rive d'Avignon jeta l'amarre.
C
—«Au ponton! au ponton! le Caburle à l'empire!
les Condrillots! et fais tirer la maille!»
au-devant d'eux vont criant les enfants
qui vers le port accourent et glapissent.
Les riverains enroulent leurs cordages;
les charretiers ont dételé leurs bêtes;
et, s'engouffrant dans le Portail de l'Oule[4],
pour la couchée et le repas du soir,
ils gagnent le logis et les étables
du Mal-Uni leur hôte[5]. La bande marinière
emplit peu à peu la grande cuisine.
S'étant lavé les mains au puits, à l'essuie-mains
suspendu au loquet tour à tour ils se torchent;
et sur les bancs, le dos au mur,
ils vont s'asseoir bruyamment en rangée.
Avec les bras retroussés, les servantes,
qui au moindre pinçon crèvent de rire,
gaillardement sur les tables charrient.
Oh! Dieu de Dieu! les fricassées énormes
de sang de bœuf, les platées de gras-double,
les matelotes, charbonnées et grillades,
et les berles farcies en omelettes,
s'engloutissent aux panses spacieuses,
pendant que, circulant la dame-jeanne
de main en main, chacun, les coudes libres,
se verse à verre plein. Pour finir, on découvre
une terrinée de soupe au fromage
qu'un berger, à coup sûr,
en y plantant son bâton au milieu,
n'aurait pu franchir.—«Nous en chantons une?»
pour lors dit tout à coup le baile du halage
en tapant sur l'épaule au gros Toni.
Et le pilote, ayant mouché son verre
et fait claquer sa gorge:—«Allons, les gosses!
dit-il, et à la voix! qu'il faut de l'aide...»
CI
Dieu soit céans, la belle
hôtesse!
Nous voici quelques bons
lurons
Qui ne traînons pas la
tristesse,
Tout en remorquant nos
bateaux.
Un bon pilote à la
descise
Tient le voyage gai,
dispos;
Mais pour revoir la
Pierre-Encise[6],
Faut tenir le fanal huilé.
Sortez les olives
charnues
Et brouillez un bon
saupiquet:
Si nous avons les braies de
cuir,
Y a ce qu'il faut dans le
gousset.
Nous avons raflé la
Provence
Et raclé le Revestidou[7]
Et sommes chargés comme
abeilles;
Mais les eaux fières portent
tout.
Le vin de la côte du
Rhône
Est une assez brave
liqueur,
Pourvu qu'on ne l'arrose
point
Avec l'eau sale du grand
gouffre.
Pour baigner les morceaux de
viande
Et pour nous faire un peu
chanter,
Dans la gamelle de la soupe
Il faut en jeter une écope.
Puis, s'il arrive quelque
émoi
Ou si l'on touche un banc de
sable,
La perte sera pour le
maître,
La peine pour les
mariniers.
CII
Pendant qu'on applaudit à pleines mains,
les portefaix d'Avignon, à la table
de face:—«N'est-ce pas le père de l'Anglore,
se disent-ils, ce gros qui chante?»—«Peste!
rien d'étonnant qu'il ait la chanterelle:
sa fille a trouvé maître, voyez donc?»
Et ils se désignaient, narquois, la jeune fille
en train de dégoiser avec le prince blond.
—«Ce tas de pleutres, que veulent-ils là-bas?»
cria Jean Roche.—«Gros balourd!
et toi, que veux-tu donc?»—«Rompre la gueule
à tous pouilleux qui nous rompent la paille.»
—«Toi? nom de Dieu! viens-t'en ici dehors!»
cria un portefaix bravache, le fameux
lutteur Quéquine: dans ses tournées de luttes,
l'ayant un Lyonnais vautré à plat de dos,
aux gens du haut fleuve il gardait rancune.
Et il piaillait:—«Viens çà dehors!»—«O bougre
de faquin! espèce de mazette!
réplique le prouvier, vous pouvez bien vous mettre
et quatre et six ensemble!» Et le colosse,
enjambant les tables, en une poussée
sautait au milieu. Mais les bateliers
s'interposent d'un bond. Dans la cohue,
déséquilibrés, les bancs se soulèvent;
les yeux de part et d'autre deviennent furieux,
les injures mortelles s'entre-croisent:
—«Mangeurs de chèvres! culs de peau!»
—«Assassins du maréchal Brune,
qui le traînèrent dans le Rhône!»
Aïe! aïe! les horions terribles vont pleuvoir,
quand Maître Apian s'écrie: «Goujats, restez tranquilles!
Le premier qui remue, je lui casse la tête
d'un coup de cette cruche... Tas d'ivrognes,
vous ne voyez donc pas que, soûls, la violence
du vin méchant vous jaillit par la bouche?
Eh! si l'on veut se battre, on a les joutes...
En manque-t-il, tout l'été, sur le Rhône?
Au Pont Saint-Esprit et à Roque-Maure...
Où donc encore? A Givors, à Valence...
La lance au poing et la targe au poitrail,
en plein soleil, aux yeux de tout un peuple,
y a-t-il rien de plus digne ou plus noble
qu'un beau jouteur nu, debout sur l'arrière,
qui fait plier son homme et le déjuche?
Te le rappelles-tu, Jean Roche, ce dimanche,
à Saint-Pierre de Bœuf, le jour de Saint-Maurice,
où tu fis (tu étais bien jeune cependant!)
au grand Misérin faire la culbute?»
—«Je me rappelle, patron,» dit Jean Roche.
—«Tu n'avais pas daigné, même, quitter la veste!»
—«C'est vrai.»—«Les enfants, allons, à la couche!
si nous ne voulons pas que la levée, demain,
soit, comme on dit, le long du Rhône.»
Et à la voix autoritaire
du prudent maître qui les calme,
les nautoniers, sous leurs tentes là-bas,
les charretiers, là-haut dans leurs fenils,
tous à l'instant vont prendre leur repos.