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Diolivoli vivait dans une sorte de fièvre constante qui ne déclenchait sans doute pas de grands délires, mais faisait battre le sang plus vite qu’à l’ordinaire. Chacun devenait hargneux, susceptible. Sous des prétextes futiles, on se querellait bêtement et on en serait rapidement venu aux coups pour des vétilles. Dans le café de Calogera Calino, on allait boire du vin et tenter d’apaiser cette irritation constante qui vous prenait dès le réveil et ne vous quittait pas jusqu’à ce que, la nuit venue, on se soit enfermé dans sa maison. On était à la veille du mariage de Giuseppa et de Carmelo Partinico. Les carabiniers ne cessaient de déambuler à travers le village et les hommes de main de Luciano – Aragona et Fabriano – se montraient juste ce qu’il fallait, sans ostentation, simplement pour rappeler leur existence aux gens tentés de prononcer des discours qui n’eussent pas plu aux Partinico. Devant l’église, on installait quelques bancs où les gens prendraient place pour sacrifier à une vieille coutume du pays. Un peu avant la célébration de la messe où l’on unirait les fiancés, ceux-ci seraient présentés au village supposé rassemblé tout entier sur des bancs afin que s’il y avait une opposition au mariage, elle pu être annoncée, expliquée en présence de tous. Don Luciano aurait souhaité ne pas se conformer à cette tradition, mais le prêtre s’y était obstinément refusé.
Le vieux Taddeï qui, au café, buvait son premier verre de la matinée, toujours au même endroit, derrière la fenêtre, s’écria brusquement :
— Tiens ! qui c’est celui-là ?
Ils étaient si nerveux les uns et les autres qu’ils s’agglutinèrent en un instant près de Taddeï et observèrent ce grand type maigre qui traversait la place venant vers eux. Quelqu’un remarqua :
— On ne lui a pas arrangé la figure…
Une voix renchérit :
— On dirait qu’on la lui a coupée en deux et qu’on a recollé les morceaux !
Ils regagnèrent leur place au moment où l’homme arrivait à la porte du café. Il entra dans ce silence qui accueille toujours l’étranger au village. Sans regarder ni à droite ni à gauche, il alla s’asseoir à une table et commanda du vin. Calino lui apporta une bouteille et un verre. Il voulut engager la conversation.
— Une belle saison pour se promener…
— Si on veut.
— C’est la première fois que vous venez à Diolivoli ?
— Oui.
— Vous comptez y rester ?
— En quoi cela vous regarde-t-il ?
L’homme avait parlé assez fort pour que les consommateurs – qui avaient recommencé à parler – se tussent de nouveau. Le patron rougit.
— Je vous demande ça, parce qu’on aime bien savoir…
— Savoir… quoi ?
— À qui on a affaire, et puis, ici, à Diolivoli… on ne peut pas agir à sa guise.
— Ah ? les carabiniers sont tatillons ?
— C’est pas tellement les carabiniers, mais plutôt don Luciano… Demain, il marie son fils et ça ne lui plairait pas sûrement que des étrangers choisissent ce moment-là pour rôder dans Diolivoli.
La voix de l’inconnu se fit plus cassante :
— Écoute-moi, mon gros… Je ne rôde pas, je sais parfaitement que je suis à Diolivoli et pour quelles raisons, j’y suis. Quant à don Luciano, son opinion, je m’en fous.
Calino souffla :
— Attention, signore ! il est très dangereux de parler de la sorte…
— Je parle à ma manière et ce n’est pas ton don Luciano qui m’en empêchera…
— Savoir, signore, savoir… D’autres se sont crus déjà plus forts que don Luciano et…
— … et ils ont été assassinés, comme Mario Nebrodi ?
Le nom de Mario tomba dans l’assistance à la façon d’une pierre dans une eau dormante. Il y créa de longs remous feutrés.
— Vous… vous connaissiez Mario Nebrodi ?
— C’était mon ami.
Il se leva et tendit haut le bras pour dire :
— Je bois à la mémoire de Mario Nebrodi lâchement abattu par Luciano Partinico ou sur son ordre !
Quelques mains se levèrent. Un homme se glissa dehors. Calino avertit l’Allemand :
— Moro est allé prévenir don Luciano.
— Aucune importance… Tu m’as demandé pourquoi je suis ici ? Je vais te l’apprendre. Je suis venu à Diolivoli pour venger Mario Nebrodi en tuant don Luciano.
Personne n’osait respirer. Le cafetier chuchota :
— Vous vous êtes condamné à mort, signore.
— On verra.
Aragona et Fabriano entrèrent et d’un signe de tête, Moro leur désigna Helmut qui ne prenait pas garde à eux. Les deux tueurs s’approchèrent :
— On peut vous parler, signore ?
L’Allemand releva la tête, vit les deux revolvers braqués sur lui et sourit :
— Vous avez une curieuse manière d’engager la conversation dans ce patelin.
— Amène-toi, on ne tient pas à te causer, ici.
Docile, Helmut les suivit après qu’ils se fussent assurés qu’il n’avait pas d’arme.
Dehors, la place s’était vidée. On surveillait la suite des événements à travers les volets mi-clos ou derrière les carreaux. Chez les carabiniers, Friddi, appuyé à la fenêtre du premier étage, s’apprêtait à intimer l’ordre aux trois hommes qui avançaient lentement de s’arrêter lorsque le maréchal déclara :
— L’affaire ne nous regarde pas… Ce sont des employés de don Luciano… Ne nous mettons pas en travers.
— Mais vous connaissez ces deux brutes ? ils vont le tuer !
— Je vous répète que ça ne nous regarde pas tant qu’il ne s’est rien passé sous nos yeux.
— Autrement dit, s’ils l’assassinent après avoir quitté la place, hors de notre vue, on ne leur dira rien ?
— J’aviserai.
Tous ceux, visibles ou invisibles, qui observaient la scène savaient parfaitement la façon dont se terminerait cette marche silencieuse, mais la peur les empêchait d’agir. Soudain, le village s’arrêta de respirer : débouchant de la ruelle où Aragona et Fabriano avaient sans aucun doute l’intention de conduire leur prisonnier pour l’abattre, une femme se dirigeait vers les trois hommes à pas lents. La première qui la reconnut, fut Cannarella qui cria :
— Concetta !
Près d’elle, son mari s’étonna :
— Ce n’est pas possible.
— Pourquoi ?
— Parce que… et puis, ça ne te regarde pas ! Il faut que j’aille prévenir le père.
Concetta passa à côté de l’Allemand, comme si elle ne le voyait pas. Les deux tueurs négligèrent un instant leur proie et regardèrent la veuve de Mario Nebrodi. Helmut profita de ce moment d’inattention pour sortir le poignard qu’il gardait collé à son avant-bras et le plongea dans la poitrine d’Aragona son plus proche gardien. Le cri de son camarade ramena Fabriano à la réalité, mais au moment où il allait tirer, Concetta s’accrocha à son épaule, le déséquilibrant. L’Allemand fut sur lui avant qu’il n’ait pu se débarrasser de la jeune femme. Fabriano aurait sans doute connu le même sort que son compagnon si le carabinier Friddi, l’arme au poing, n’était intervenu.
— Que personne ne bouge ! j’abats le premier qui esquisse le moindre geste ! Donne-moi ton revolver, Fabriano… et vous, votre poignard… Toi, Fabriano, il faudra que tu m’expliques où vous conduisiez cet homme, ton camarade et toi… Dis donc, j’ai l’impression que cette canaille d’Aragona n’imaginait pas qu’il finirait ainsi… En pleine place du village… Un bel exemple pour tous ceux qui tenteraient de l’imiter…
Il s’adressa à Helmut.
— Vous avez rendu un sacré service à Diolivoli, signore… Malheureusement, je suis dans l’obligation de vous arrêter pour meurtre… Et toi, Concetta, je suis content de te revoir… Tu es arrivée au bon moment et celui-là, il te doit une fière chandelle. Fabriano, tu viens avec nous, je vais envoyer les collègues chercher ton copain. À ton idée, je le fais porter chez son patron ?
— Allez-y…, carabinier de mon…
L’œil mauvais, Friddi oublia l’Allemand pour empoignez Fabriano.
— De ton quoi ?
— Rien… mais vous rigolerez pas toujours !
— Raison de plus pour en profiter ! En route !
* *
*
Sans parler à personne, Concetta était montée à la Mincia. À sa vue, Giuseppa, cette femme forte, avait failli s’évanouir. Après que les deux sœurs se furent longuement embrassées, l’aînée s’enquit :
— Pourquoi es-tu revenue si vite ?
— N’est-il pas normal que je veuille assister à ton mariage ?
— O Concetta, tu vas me rendre cette épreuve plus difficile encore !
— N’épouse pas Carmelo, Giuseppa, je t’en prie !
— Dans ce cas, il faudra renoncer à la Mincia !
— Nous y renoncerons !
— Jamais ! tu entends, Concetta ? jamais ! nous ne pouvons pas, nous n’avons pas le droit de trahir nos parents… Pense à leur sueur… à leur peine… Je ne pourrais plus vivre avec ce poids sur la conscience.
— Et d’épouser l’assassin de ton beau-frère, ça ne te pèsera pas sur la conscience ?
Giuseppa haussa les épaules.
— Les hommes passent, la terre demeure… Tu te remarieras peut-être un jour, toi aussi, et tu remplaceras Mario parce que c’est dans l’ordre, mais si tu abandonnes la Mincia, qu’est-ce qui la remplacera ?
* *
*
Ayant décliné son état civil, Helmut avait été enfermé. Friddi montrant Fabriano avait demandé au maréchal :
— Celui-ci, on l’enferme aussi ?
— Sous quel chef d’accusation ?
— Vous avez assisté comme moi, à l’enlèvement de l’étranger par Fabriano et Aragona ?
— Enlèvement, enlèvement… Voilà un bien gros mot, non ? Moi, j’ai seulement vu trois hommes qui traversaient la place et puis je me suis détourné pour faire je ne sais quoi ? … Quand je suis revenu à la fenêtre, Aragona était mort et Fabriano allait y passer si vous n’étiez pas intervenu à temps… ce dont je vous félicite, d’ailleurs.
— Moi, je m’en repens ! Alors, on le laisse libre de retourner chez lui ?
— Le moyen d’agir autrement ?
Fabriano n’attendit pas qu’on lui donnât, l’ordre de filer. Il prit la poudre d’escampette, mais non sans crier :
— Merci, maréchal, et à charge de revanche !
Après le départ du tueur, le carabinier et son supérieur se regardèrent dans les yeux avant que Friddi ne dise :
— Je n’ai pas de galon, mais personne ne s’est permis de m’insulter de la sorte. Je vous plains, maréchal.
En entrant, don Luciano mit fin à une situation pénible.
— Je voudrais voir cet homme qui a si prestement tué Aragona et failli infliger le même sort à Fabriano.
Le carabinier introduisit le vieux Partinico dans la cellule où le prisonnier, étendu sur sa couchette, les mains croisées sur la nuque, s’abandonnait à ses rêves. Sur un signe de don Luciano, Friddi se retira. Le visiteur s’assit sur l’escabeau qu’il avait apporté près d’Helmut.
— Je m’appelle Luciano Partinico. L’homme que vous avez tué était à mon service. J’ai apprécié votre manière de faire. Voulez-vous le remplacer ?
— Non.
— Voilà qui est net. Vous savez qui je suis ?
— Oui.
— Et vous n’avez pas peur ?
— Non.
C’était la première fois que don Luciano se trouvait en présence de quelqu’un qu’il n’intimidait pas. Il s’en montrait légèrement déconcerté. Il aurait dû se lever, s’en aller. Il le savait et pourtant il restait assis. Un sentiment bizarre le retenait près de cet homme qu’il ne parvenait pas à arracher à son indifférence.
— Vous êtes en prison pour meurtre.
— Et alors ?
— Moi seul peut vous aider à en sortir.
— Je ne veux rien vous devoir.
— Pour quelles raisons ?
— Cela me gênerait dans l’accomplissement de la tâche que je me suis fixée.
— Et qui est ?
— Vous tuer.
Il n’y avait aucune arrogance dans la voix de l’inconnu, seulement une certitude et don Luciano se demanda s’il n’était pas en présence du premier adversaire digne de lui qu’il ait jamais rencontré.
— Puis-je vous demander pourquoi vous désirez ma mort ?
— Le prix du sang.
— Ah… Qui ?
— Mario Nebrodi.
— Il a eu tort de s’opposer à moi.
— Il aimait la liberté.
— La liberté ! et maintenant, hein ? où est-il ?
— Là où vous serez bientôt.
Le vieux Partinico se leva pesamment et ne put s’empêcher d’exprimer un regret.
— Toute ma vie, j’ai cherché un garçon comme vous… Dommage.
— Il ne fallait pas tuer mon ami.
— J’ignorais qu’il ait été votre ami.
— Dommage.
Le maréchal et le carabinier furent frappés par le changement qui s’était produit dans l’attitude de don Luciano. Friddi résumait son sentiment en jugeant que le vieux, ce coup-ci, portait son âge. Alcamo s’empressa :
— Ça ne va pas ?
Don Luciano se redressa.
— Je ne vois pas la raison de cette question, maréchal. J’ai à vous parler au sujet du prisonnier. Laissez-nous, Friddi.
Le carabinier sortit, mais intrigué, il revint prendre place derrière le galandage séparant le bureau d’Alcamo d’une pièce servant de débarras.
— Pietro…
Jamais encore le chef des Partinico ne l’avait appelé par son prénom et cette familiarité soudaine inquiéta le maréchal.
— Oui, don Luciano ?
— Pietro… nous allons faire quelque chose de pas très joli… mais nous n’avons pas le choix.
Alcamo se mit à déglutir avec difficulté. Sans paraître s’apercevoir de son embarras, le vieillard poursuivait :
— Cet homme veut me tuer, Pietro et il le fera.
— Voyons, il…
— Il le fera, je le sais. Il est de cette race qui ne renonce jamais. Il est venu pour m’abattre et rien ni personne ne le détournera de son but. C’est pourquoi…
— C’est pourquoi ?
— Il faut que nous l’éliminions.
— Mais comment…
— C’est ce que je vais vous expliquer, mon ami et vous agirez de la façon dont je vous le dirai, car ni vous ni moi ne pouvons plus reculer. Ce serait stupide, n’est-ce pas, d’avoir fait ce que nous avons fait ensemble pour tout perdre d’un coup, à cause d’un entêté. Alors, écoutez-moi…
Lorsque Friddi eut entendu le plan de don Luciano, il blêmit ne pouvant s’empêcher de murmurer :
— Les salauds…
Et du même moment, il sut que la Providence l’avait choisi pour qu’échoue le plan de ces deux misérables.
* *
*
Soûlées de larmes, de prières, de supplications, de serments, Concetta et Giuseppa n’avaient pas songé à manger. L’aînée eut un pauvre sourire :
— Je vais être affreuse, demain, pour me marier.
— Tais-toi ! je ne peux pas supporter cette idée !
— Moi, ce que je ne puis supporter, c’est l’éventualité de voir la Mincia tomber en d’autres mains que les nôtres ! C’est pour cela que je me sacrifie… Ni pour toi, ni pour personne, seulement pour la Mincia. Et maintenant, viens voir tout ce que les Partinico m’ont offert pour le jour de mes noces.
L’examen détaillé du trousseau leur fit oublier, un moment, la tragédie où elles se débattaient et qui était trop grande pour elles.
* *
*
Vers une heure du matin, Helmut entendit quelqu’un approcher de sa cellule à pas feutrés. On ouvrit la porte sans donner la lumière. Une ombre s’approcha du prisonnier et l’éclair d’une lampe électrique illumina le visage défait du maréchal. L’Allemand demanda :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Que vous vous en alliez !
— Pourquoi ?
— Parce que je ne peux pas exécuter l’ordre que m’a donné don Luciano.
— C’est-à-dire ?
— Ne demandez donc pas d’explications et profitez de l’occasion que je vous offre.
— Pour que vous me descendiez dès que j’aurai quitté cette cellule ? Vieille ruse, mon bon, et qui a beaucoup servi.
— Écoutez-moi : vous passerez par-derrière… La maison ouvre sur une ruelle… Vous tournez à gauche. Il y a ma moto. Roulez toute la nuit. Vous serez à Catane quand je m’apercevrai officiellement de votre fuite.
— Si vous ne me confiez pas pour quelles raisons vous agissez de la sorte, je ne pars pas.
— Je dois tout à don Luciano. Ma carrière dépend de lui. Cependant, même au prix de ma carrière, je ne puis me transformer en criminel.
— Il vous a demandé de… de m’éliminer ?
— Oui.
— Comment ?
— Je devais vous droguer et vous pendre à un barreau de la cellule avec votre ceinture que j’ai oublié de vous enlever.
— Pourquoi don Luciano veut-il ma mort ?
— Sans doute parce que vous voulez la sienne.
Helmut hésita encore un moment, puis se décida :
— D’accord, je vous fais confiance… Je n’ai d’ailleurs pas la possibilité de tenter autre chose.
— Venez…
L’Allemand, suivant le maréchal, traversa un couloir, puis un autre et finalement arriva à une porte que Pietro Alcamo ouvrit en chuchotant :
— La liberté, signore.
Et lui glissant un revolver dans la main :
— Pour gage de ma loyauté, mais tâchez de ne pas vous en servir… Bonne chance !
— Merci !
Helmut traversa la ruelle à pas lents, tous les sens en éveil. Il avait vécu trop dangereusement jusqu’ici pour ne pas flairer le piège possible. Il regarda longuement sur sa droite et sur sa gauche avant de s’engager dans la direction indiquée par son geôlier. Au bout de quelques pas, il aperçut la moto dont un rayon de lune illuminait le guidon. Il se hâta, mais au moment où il longeait un renfoncement du mur, on l’attrapa par le bras et on l’entraîna. En dépit de l’obscurité, Helmut reconnut le gros carabinier qui l’avait arrêté sur la place. Friddi murmura :
— Un traquenard, signore. Le maréchal vous attend près de la moto pour vous abattre… Votre arme est chargée à blanc… Prenez celle-ci et tirez le premier, sinon récitez tout de suite votre prière.
Ainsi, il s’agissait bien d’un piège manigancé par le vieux et le chef des carabiniers. La colère nouait les muscles du fugitif. Il débouchait dans le court espace où était rangée la moto lorsqu’on demanda :
— Signore ! vous aviez l’intention de nous quitter ?
L’arme au poing, Alcamo se montrait derrière la moto.
— Vous n’êtes qu’un assassin, maréchal…
— Vous aussi, signore.
— J’ai tué en état de légitime défense !
— J’aimerais vous imiter. Alors, si c’était un effet de votre bonté de me tirer dessus ?
— Pourquoi ?
— Disons : pour le plaisir, signore et par respect du règlement.
— Le plaisir sera pour moi, maréchal, soyez-en persuadé !
Helmut leva lentement son revolver et tira posément deux balles dans la poitrine de son adversaire dont les traits reflétèrent une immense stupeur. L’Allemand sauta en selle et disparut avec un fracas qui fit ouvrir portes et fenêtres. Friddi arriva auprès du maréchal mourant qui s’agrippa à son bras.
— Je… je ne… comprends pas… qui a changé les… les cartouches…
— Moi !
— Vous !… mais… pour… pourquoi ?
Friddi se redressa et, au garde-à-vous, salua son chef agonisant avant de dire :
— Pour l’honneur des carabiniers, maréchal.
* *
*
Don Luciano avait appelé ses fils dans son cabinet. Fabriano s’était joint aux trois frères. Jamais les garçons n’avaient vu leur père dans un tel état. Le chef qu’ils croyaient naïvement inusable, n’était plus qu’un vieillard fatigué. C’est alors qu’il commencèrent à douter de la fortune de la famille.
— Vous connaissez la nouvelle : l’Allemand s’est évadé après avoir abattu Pietro Alcamo, notre ami.
Sa voix, elle aussi, ne ressemblait plus à ce qu’elle était quelques heures plus tôt.
— En dépit du zèle qu’a déployé ou feint de déployer Friddi qui ne nous aime pas, on n’a pas rattrapé le fugitif et on ne le rattrapera pas.
Carmelo s’étonna :
— Qu’est-ce qui vous fait croire cela, père ? Il y a sûrement des barrages sur les routes menant à Catane et dans toutes les autres directions !
Don Luciano secoua la tête :
— Branle-bas inutile. Je suis persuadé qu’il n’a pas quitté le coin.
— Il n’est pas fou !
— Oh ! non, il n’est pas fou… Il a une tâche à remplir et il la remplira.
— Quelle tâche ?
— Me tuer, pour venger son ami Mario Nebrodi.
Ils se turent et dans le silence, on les entendait respirer plus vite que de coutume. Carmelo reprit la parole :
— Eh bien ! on va se mettre en chasse et ce sera le diable s’il nous échappe !
— Surtout pas ! C’est ce qu’il espère ! Que vous vous dispersiez pour qu’il vous abatte un à un. En attendant les carabiniers que je vais réclamer, nous devons rester ensemble, ne jamais nous éloigner les uns des autres. Compris ?
Ils hochèrent la tête.
— Bon… Allez vous habiller pour le mariage, mais rappelez-vous : ne vous quittez pas d’une semelle dès que vous serez dehors !
Carmelo sortit le dernier, puis revenant près de don Luciano, il lui demanda à voix basse :
— Tout de même, père, vous n’avez pas peur de ce type ?
— Si.