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Concetta avait raconté à sa sœur et à son beau-frère son entretien avec don Luciano. Elle avait affirmé sa conviction que le chef des Partinico ne reculerait devant rien pour s’approprier la Mincia. Le vieux Gennaro Ala qui était entré comme berger chez le père et la mère de la maîtresse actuelle de la Mincia, n’avait plus quitté le domaine. Il approchait des soixante-quinze ans, mais demeurait droit comme un I sous son manteau délavé par les intempéries et continuait, sans fatigue excessive, à couvrir des kilomètres et des kilomètres derrière ses moutons, dans la montagne. Habitué au silence des solitudes ventées, Gennaro ne parlait que si on l’interrogeait. De temps à autre, il descendait à la ferme pour se ravitailler en compagnie de Benito son petit âne qui le suivait comme un chien. Il ne restait presque jamais la nuit et remontait vers son troupeau. Toutefois, ce soir-là, il sentait que les femmes avaient besoin de sa réconfortante présence. Gennaro était trop vieux pour que les menaces puissent l’atteindre, mais en dépit de son âge, il tirait encore remarquablement et son coup d’œil était légendaire dans tout le pays.

Tous, ils avaient écouté en silence le récit de Concetta. Malgré le mépris qu’elle lui témoignait, Giuseppa demanda son avis à Domenico parce qu’il était l’homme de la maison.

— Je suis sûr que don Luciano fera ce qu’il a promis de faire. Il est capable de nous ruiner. Nous n’aurons aucun recours, s’il tue nos bêtes, assèche notre source ou brûle notre demeure.

Impatiente, sa femme l’interrompit :

— Alors ?

— Alors, je pense qu’il faudrait discuter avec lui. S’il offrait un bon prix de la Mincia…

Furieuse, Giuseppa s’écria :

— Évidemment ! Toi, tu en es pour la capitulation sans condition, hein ? Trop content de jouer le jeu des Partinico, pas vrai ? Domenico, rappelle-toi bien ce que je t’ai dit et que je te répète pour la dernière fois : si j’apprends que tu es à la solde des Partinico, que tu trahis celle grâce à qui nous vivons alors que tu m’as fait chasser de chez moi et déshériter, je jure que je te tuerai de mes propres mains !

Selon son habitude, Domenico protesta mollement. On devinait qu’il avait mauvaise conscience.

— Je me demande où tu vas chercher de pareilles idées, Giuseppa…

Sans lui répondre, sa femme s’adressa à Gennaro :

— Et toi, berger, quelle est ton opinion sur tout ça ?

— Moi ? Je dis que tant qu’un homme tient solidement son fusil, il doit agir en homme libre. Si un Partinico vient rôder près de mes moutons ou se balader autour de ma source, je ne lui demanderai pas son avis avant de lui tirer dessus.

Enthousiasmée, Giuseppa s’exclama :

— Voilà qui est parlé en vrai Sicilien ! Concetta, tu es d’accord, je pense ?

— Oui… Pourtant, je me doute que les Partinico gagneront et que nous serons obligés de partir, si Mario ne revient pas vite… Mais la Mincia m’a été confiée par nos parents d’abord, par mon époux ensuite et nous la garderons jusqu’à nos dernières forces.

L’aînée embrassa sa cadette et lui chuchota à l’oreille :

— Je suis fière de toi, ma Concetta.

Se redressant, elle demanda au berger :

— Tu restes avec nous, cette nuit ?

— Je vais m’étendre un peu sur la paille. Je repartirai au petit matin. Que Dieu vous garde, tous.

— Et toi aussi, Gennaro.

Le vieil homme sorti, Giuseppa ordonna :

— Va te coucher, Domenico. J’ai à parler à ma sœur et je n’ai plus confiance en toi.

Le signor Pollina – époux de Giuseppa – haussa les épaules et s’en fut sans un mot. Concetta s’inquiéta :

— Pourquoi es-tu si dure avec lui ?

— À cause de Domenico, j’ai raté ma vie et je ne le lui pardonnerai jamais.

— Giuseppa, c’est toi qui l’as voulu…

— D’accord, mais j’étais jeune et s’il avait été honnête, il aurait refusé de m’épouser. Mais il est trop veule pour se donner la peine d’être honnête ! De plus, je suis presque sûre que les Partinico l’ont contacté pour leur servir d’espion.

— Ce n’est pas possible !

— Dieu fasse que tu aies raison, mais Domenico aime l’argent et il n’en a pas… Concetta, je voudrais te dire…

Intriguée par le subit changement de ton dans la voix de sa sœur, Concetta s’enquit :

— Qu’y-a-t-il ?

— C’est au sujet de Mario.

Tout de suite, elle s’alarma :

— Tu as appris quelque chose ?

— Non, mais tu ne trouves pas bizarre qu’il ne t’ait jamais donné de ses nouvelles.

— Il a eu ses raisons…

— Ou il n’a pas pu.

Les deux sœurs se regardèrent gravement et Concetta murmura :

— Tu ne crois pas qu’il est… ?

Pour toute réponse, Giuseppa prit sa cadette dans ses bras et la serra longuement contre elle.

* *
*

Mario aborda les approches de la Mincia sous un ciel étoilé. Quand il vit les toits de la ferme se dessiner dans l’ombre, il s’arrêta, ému. Le cœur lui battait durement dans la poitrine. À quelques pas de lui, dormait Concetta, sa Concetta. Une page de son existence venait d’être tournée presque en dehors de sa volonté. La vague qui l’avait arraché au rivage, l’y ramenait. Il en était heureux et si une pointe de regret le chatouillait désagréablement en évoquant Helmut, il prenait conscience qu’il ne pouvait pas vivre ailleurs qu’à la Mincia. Il se remit en marche et s’arrêta de nouveau lorsqu’il entendit un grognement hargneux dans l’obscurité. Le chien ! Depuis son départ, Mario n’avait jamais pensé au chien, son compagnon d’autrefois. Était-ce le même ? Doucement, il appela :

— Banco ?

Le grognement ne cessa pas sur l’instant, mais peu à peu, par palier, il se mua en un gémissement heureux et bientôt, le voyageur sentit une langue râpeuse sur sa main. Il s’accroupit et gratta longuement le crâne de la bête. Il allait se relever, lorsqu’une voix ordonna :

— Lève les bras, ou je tire !

Au lieu d’obéir, Mario demanda sèchement :

— Qui donc se permet de menacer sur ma terre ?

Il y eut un court silence, puis le berger interrogea :

— Par la Madone, c’est toi, Patron ?

À son tour, Nebrodi reconnut le vieillard :

— Gennaro…

Ils s’étreignirent, puis Mario s’étonna :

— Que fais-tu ici avec un fusil au lieu d’être dans la montagne ?

— Tu as été sage de revenir… On a besoin de toi.

— Cela signifie quoi ce que tu racontes, Gennaro ?

— Suis moi…

L’un derrière l’autre, ils regagnèrent la grange où le berger alluma la lampe qu’il emportait sur ses chemins de nuit. Il fixa longuement l’homme qui rentrait au bercail et jugea :

— Tu n’as pas changé, Patron.

— Toi non plus, tu ressembles toujours à un vieil arbre que le soleil et le vent ont desséché ! Et maintenant explique-moi ?

— Les Partinico veulent la Mincia.

— Elle n’est pas à vendre.

— C’est ce que leur ont répondu ta femme et ta belle-sœur, mais ils ont déclaré qu’ils l’auraient par tous les moyens.

— Quels moyens ?

Gennaro rapporta à Mario ce que Concetta leur avait appris après sa rencontre avec don Luciano. Le Maître haussa les épaules.

— Maintenant que je suis là, don Luciano se calmera, sinon je me chargerai de le calmer.

Le berger observa doucement :

— Il a trois fils qui ne valent pas mieux que lui.

— J’aurai des appuis si j’en ai besoin.

Gennaro raconta encore la mort d’Agantina et les soupçons pesant sur la famille, puis Mario l’interrogea sur les siens.

— Ta Concetta s’est bien conduite malgré son chagrin de ne pas recevoir de tes nouvelles. Elle a durement travaillé et tout le monde la respecte, à Diolivoli, mais elle n’est pas de taille à se battre contre les Partinico. Une amoureuse, pas une lutteuse. Heureusement que Giuseppa était là. Celle-là, c’est une coriace, rien ni personne ne l’obligera à s’agenouiller, sauf Dieu. Quand les Partinico sont venus pour les menacer, elle a pris le fusil et leur a tiré dessus. Je n’étais pas là et je le regrette. C’est Domenico qui me l’a raconté.

— Et lui ? Qu’est-ce qu’il devient ?

— Oh ! lui ! Il lui manquera toujours dans ses culottes ce qui fait les hommes… Ce n’est pas de sa faute, il est né avec la peur au ventre.

Mario se leva.

— Bonne nuit, Gennaro… J’irai te voir, demain, dans la montagne et ne te soucie de rien, tout va redevenir calme, maintenant que je suis là.