3

Don Cosimo tenait les mains de Concetta dans les siennes.

— Tu as bien fait de venir me parler, mon enfant. Tu ne peux deviner à quel point je voudrais pouvoir vous aider ta sœur et toi. Non ! ne dis rien. Ne blasphème pas surtout, tu me ferais de la peine, parce que je ne pourrais pas te répondre… C’est vrai que le Bon Dieu, par moment, paraît Se désintéresser de ce qui se passe sur la terre où semblent se pavaner les méchants. Mais nous devons nous persuader que nous ne comprenons pas et que le Bon Dieu, Il doit avoir Sa petite idée derrière la tête. Ceux-là qui triomphent aujourd’hui, où seront-ils demain ? Mon petit, si je ne possédais pas cette foi aveugle en Lui, en Sa justice, je prendrais un fusil et j’irais abattre don Luciano !

Ils étaient dans la sacristie empoussiérée, délabrée, où le mur, par endroits, craquait et, à travers les lézardes, le soleil de Diolivoli transformait les guenilles de don Cosimo.

— Padre… j’ai peur de rester et j’ai peur de partir.

— Le docteur affirme que pour ta santé, il faut t’en aller. Alors, obéis-lui…

— Mais, Giuseppa…

— Ta sœur a eu la chance de recevoir en partage une âme forte. Ne te fais pas de soucis sur elle… Je te donne ma parole que le docteur et moi irons souvent bavarder avec elle et aussi ce bon Friddi… Je te promets qu’elle ne se sentira pas isolée. Giuseppa m’a dit que tu accepterais de te rendre à Naples ?

— Oui.

— Pourquoi à Naples ? Tu y connais quelqu’un ?

— Non, mais Mario y a vécu et il a aimé ce pays… Ce sera pour moi une façon de le retrouver.

— Tu as raison, ma Concetta, reste fidèle au-delà de la mort à celui à qui tu as engagé ta foi et Dieu t’en tiendra compte. En bref, tu ne sais pas où aller ?

— Non.

— Bon, eh bien ! je vais envoyer un mot tout de suite à mon camarade de séminaire don Attilio Mirandola qui est attaché à la paroisse des « SS Giuseppe e Cristoforo ». Je suis sûr qu’il te trouvera le refuge paisible qui te convient.

Quelques jours plus tard, Ernesto Morfasso, qui s’était pris d’amitié pour les deux sœurs depuis la mort du berger, se présenta à la Mincia pour annoncer à Concetta que le padre souhaitait la voir d’urgence et qu’elle devait préparer son bagage. En entendant cette nouvelle qu’elle espérait pourtant, la petite veuve sentit un grand froid lui descendre sur le cœur. Elle ne voulait plus partir pour rester près de Giuseppa. Celle-ci dut la raisonner à la façon d’une gamine. En dépit de son âge et du peu d’années qui les séparaient, Concetta était quand même un peu l’enfant que Domenico n’avait pu lui donner.

Don Cosimo guettait la venue de sa visiteuse avec impatience. Le carabinier Friddi se trouvait à ses côtés lorsque Concetta arriva.

— Ça y est mon enfant ! J’ai reçu la réponse de don Attilio. Il t’attend. Une signora de ses paroissiennes – Ascania Abetone – t’hébergera pour un prix modique et te donnera le repas du soir. Durant la journée, si tu le veux bien, tu travailleras dans une œuvre que dirige don Attilio. Tu verras que tu seras heureuse, là-bas, du moins pendant le temps que tu y resteras. Seulement, il y a un ennui. Il faut que tu partes dès demain matin.

— Demain matin !

— Simeone Fasano se rend à Scropisto avec sa voiture et il accepte de t’emmener. De Scropisto tu en as pour une heure en marchant d’un bon pas pour arriver à Lentini où tu prendras l’autobus de Catane puis le train pour Palerme. Après, ce sera le bateau de Naples. Je t’ai tout écrit sur ce papier. Garde-le bien. Tu emporteras juste un petit sac, je te ferai porter ta valise à Lentini.

— Par qui ?

— C’est mon affaire. Tu as les sous pour ce grand voyage ?

— J’emporte 200 000 lires.

— Tu voyageras sur le pont du bateau. En cette saison, ce sera plus agréable, non ?

— Padre… Pourquoi ne voulez-vous pas que je prenne l’autobus qui d’ici me mènerait à Lentini ?

Salvatore Friddi répondit à la place du prêtre.

— Parce que nous ne tenons pas à ce qu’il t’arrive ce qui est arrivé à ton mari.

— Vous croyez que… ?

— Je ne crois rien et je redoute tout de la part de ces bandits de Partinico.

— Mais de Scropisto à Lentini, comment ferai-je avec ma valise ?

— N’aie pas de souci. Contente-toi de suivre scrupuleusement les indications qu’on te donne et tout ira bien. Demain matin, à 5 h 30, Simeone frappera à ta porte et t’emmènera à Scropisto.

— Simeone est un brave homme, mais parfois, il parle beaucoup.

— Ça n’a pas d’importance.

— Tout le monde risque d’être au courant de mon départ.

— Ça n’a pas d’importance. Monte dans la voiture de Simeone et ne te soucie plus de rien, sinon de ne pas perdre tes sous.

* *
*

Les deux sœurs n’avaient guère dormi de la nuit. L’aube n’était pas levée qu’elles étaient en bas en train d’échanger mille recommandations, de se faire mille promesses, de prendre mille engagements. Giuseppa, en soulevant la valise de Concetta disait :

— Je ne vois pas pourquoi le padre t’a empêchée de prendre l’autobus… Simeone est bien gentil, mais de Scropisto à Lentini, comment feras-tu ?

— Je ne sais pas.

— Par moment, je ne comprends plus don Cosimo !

À 5 h 30 précises, Simeone entra dans la maison.

Concetta pleura encore beaucoup et le bruit de la porte se refermant derrière elle, résonna longuement dans sa tête.

Alors qu’ils débouchaient sur la route de Francofonte, les voyageurs aperçurent la voiture du docteur qui arrivait sur eux au grand trot du mulet dont le médecin caressait vigoureusement la croupe.

— Concetta ! Je ne supportais pas l’idée de te laisser partir sans t’embrasser… Tu vas nous manquer, mais ta santé avant tout, pas vrai ? Ah ! je tenais à te dire que tu n’as pas de souci à te faire pour le voyage. À la gare des autobus de Catane, un vieux signore t’attendra. Il se nomme Gino Carpi. Il te mettra lui-même dans le train de Palerme, et te donnera des provisions pour le trajet. À Palerme, tu te rendras directement au port où le Stella Maris t’emmènera à Naples. Dans cette dernière ville, tu trouveras don Attilio qui t’accueillera sur le quai. Don Cosimo prétend que tu le reconnaîtras facilement parce qu’il paraît qu’il ressemble à un épouvantail, tout comme lui.

Tandis que la voiture de Simeone s’éloignait, le docteur se frottait les mains. Une heureuse idée qu’il avait eue de téléphoner à don Ettore afin de lui demander sa protection pour Concetta, bien loin de se douter qu’elle allait voyager sous la sauvegarde de la Mafia.

Simeone Fasano était un quinquagénaire, vieux garçon, réputé mystique par les uns, un peu simplet par les autres. Il passait des semaines entières sans dire un mot et puis, sans qu’on sût pourquoi, il se rendait chez Calino et y prononçait d’interminables harangues, ou se lançait dans des discussions passionnées sur n’importe quoi. Il était, ce matin-là, dans ses jours d’éloquence et tint un long discours à sa passagère qui ne lui prêta qu’une attention distraite. Cela n’avait d’ailleurs aucune importance, car s’il faisait les demandes, il se chargeait aussi des réponses. On arrivait à Scropisto lorsque, changeant de ton, il s’enquit :

— Alors, comme ça, tu pars ?

— Oui.

— Où vas-tu ?

— À Naples.

— Paraît que c’est une belle ville… Tu as de la chance… enfin, si on peut dire. Et Giuseppa ?

— Elle reste à la Mincia.

Il hocha la tête.

— Ça, c’est une femme !

Concetta rougit sous le reproche déguisé. Elle murmura :

— Elle n’a jamais eu peur de rien.

Il rit.

— Même pas de manier un fusil, hein ?

Il se tut un instant, puis reprit :

— J’aurais pas cru que Domenico fût un mauvais homme…

— Il n’était pas mauvais… Un faible… On se ressemblait lui et moi…

— Seulement, toi tu n’as pas trahi la confiance des tiens.

Encore un silence et comme s’il avait longtemps pesé son opinion avant de l’exprimer :

— Elle a bien fait de le supprimer.

Ils n’échangèrent plus un mot pendant le reste du voyage. À Scropisto, Simeone fit descendre Concetta et lui donna son sac.

— Je ne sais pas où tu vas et ça ne me regarde pas. Chacun ses affaires, hein ? On m’a dit de te conduire à Scropisto, nous y sommes. Pour le reste, tu te débrouilles… Au revoir, Concetta Nebrodi.

— Au revoir, Simeone Fasano et merci.

— Il n’y a pas de quoi.

Lentini était à près de quatre kilomètres et pour y arriver, il fallait traverser une région assez sauvage où les maisons étaient rares. Concetta se demanda de quelle façon elle devrait s’y prendre pour atteindre son but. Si elle n’avait pas promis au carabinier d’exécuter ses ordres, elle se serait mise en quête de quelqu’un qui aurait accepté, moyennant un peu d’argent, de la mener à Lentini. Mais elle était habituée à obéir et c’est pourquoi, elle se mit en route d’un pas résolu.

Elle marchait depuis moins de cinq minutes, lorsqu’un appel lancé d’une voix forte, la fit se retourner. Elle vit Friddi dans une jeep avec deux autres carabiniers.

— Alors, Concetta, tu croyais que je t’abandonnerais ? Grimpe vite !

Elle s’installa derrière, à côté de l’un des carabiniers et constata avec plaisir, la présence de sa valise. La voiture repartit. On avait couvert à peu près deux kilomètres, lorsque Friddi ordonna :

— Armez vos mitraillettes, les gars.

On parvenait en un coin où la route s’encaissait entre deux versants boisés. Le carabinier regardait à droite et à gauche. Soudain, il dit :

— Les voilà ! Couche-toi, Concetta pendant qu’on leur donne la sérénade !

Il sauta hors de la jeep, en même temps que ses camarades, et il se mirent à arroser les talus à la mitraillette, en criant :

— Montrez-vous, si vous ne souhaitez pas être transformés en passoires !

Deux hommes qui se trouvaient à mi-hauteur des deux pentes derrière des buissons, de telle façon qu’ils ne pouvaient ni grimper ni redescendre sans risquer de se faire tuer, se levèrent, le fusil en bandoulière, les bras levés et rejoignirent les carabiniers. Feignant la surprise, Friddi s’exclama :

— Mais ce sont nos amis de Diolivoli ! les tueurs de Son Excellence don Luciano ! Les signori Aragona et Fabriano. Voilà ceux qui ont tué ton mari, Concetta. Si tu désires ma mitraillette pour te venger, je te la passe.

Les deux voyous commencèrent à transpirer. Heureusement pour eux, Concetta n’était pas Giuseppa. Elle refusa l’offre du carabinier :

— Assez de sang… assez de meurtres… Je veux m’en aller !

Friddi haussa les épaules.

— Comme tu voudras, mais tu as tort…

Il plaça le canon de sa mitraillette sur le ventre de Fabriano qui bégaya :

— Vous… vous n’avez pas le droit…

— Tandis que toi, tu l’as ?

De la crosse de son arme, il frappa violemment l’homme au visage. Ce dernier se prit la figure à deux mains en gémissant :

— En souvenir de notre rencontre et d’un guet-apens raté !

Les carabiniers remontèrent dans la jeep, laissant les deux tueurs au milieu de la route.

Friddi attendit l’autobus à Lentini et y installa Concetta avant de prendre congé d’elle. Elle voulut le remercier de lui avoir probablement sauvé la vie. Le carabinier l’arrêta.

— Mais non, mais non… Je me doutais que don Luciano serait mis au courant de mon petit stratagème et qu’il enverrait des hommes de main pour t’éliminer. Tu ne risquais rien tant que tu étais avec Simeone. Après, j’étais décidé à prendre la relève. Ne te fais pas de soucis, nous veillerons sur Giuseppa, qui a été tout étonnée quand je suis venu lui réclamer ta valise. Écris de temps en temps au padre pour nous raconter ce que tu fais à Naples.

Avant de descendre de l’autobus, il l’embrassa sur les deux joues.

* *
*

À Catane, un vieil homme guettait l’arrivée de Concetta. Il se présenta, la mit dans le train de Palerme après lui avoir acheté son billet et donné des provisions pour le voyage. Exactement ce qu’avait annoncé don Basilio.

À Palerme, elle se procura un billet de pont sur la Stella Maris et quand elle débarqua à Naples, elle repéra tout de suite Attilio Mirandola qui ressemblait tellement à don Cosimo. Alors, pour la première fois depuis des années, Concetta se sentit délivrée de sa peur.