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À la Mincia, on était en train de déjeuner. On entendit un pas qui s’approchait. Banco, le chien, dressa l’oreille, puis se recoucha, tranquillisé. Mario qui coupait une tranche de pain suspendit son geste. Les autres tournèrent la tête vers la porte qu’on poussait. Ala dit :

— Salut à tous ! Ils ont commencé.

Mario se leva.

— Viens t’asseoir Gennaro et mange, tu nous expliqueras après.

Le berger quitta son manteau, Domenico s’écarta pour lui laisser une place et Giuseppa mit une assiette devant lui avec une fourchette et une cuillère. Concetta y versa une louche de ragoût. Ala mangea avec bruit, un peu comme les bêtes. Quand il eut fini, il but un verre de vin et s’essuya la moustache du dos de la main. Il referma son couteau qu’il glissa dans sa poche et fixant Mario dans les yeux, répéta :

— Ils ont commencé.

— Les Partinico ?

— Oui.

— Raconte !

— Au fusil, ils ont abattu une quinzaine de bêtes. Ils étaient plusieurs. Au petit matin. Je n’ai rien pu. Ils ont tué aussi Garibaldi.

Garibaldi, c’était le chien qui vivait avec le berger sur les hauts plateaux qu’il ne quittait jamais, remplaçant son maître lorsque ce dernier s’absentait. Les gens de la Mincia ne répondirent pas tout de suite. Ils devinaient le chagrin du vieux qui ajouta :

— C’est Nicolà Partinico qui a tiré sur Garibaldi.

À la seule façon dont il relata le fait, tous comprirent qu’Ala tuerait le garçon si Dieu lui en donnait la force. Giuseppa demanda :

— Tu vas supporter cet affront, Mario ?

Nebrodi répondit sèchement :

— Je sais ce que j’ai à faire. Si tu es reposé, Gennaro, on remonte. On emmène Banco pour remplacer Garibaldi.

Concetta protesta :

— Nous n’aurons plus de chien, ici ?

Mario, énervé, haussa les épaules.

— Ce n’est pas le moment de se perdre en enfantillages !

Domenico consola sa belle-sœur :

— La chienne des Mori vient d’avoir des petits, j’irai t’en chercher un.

Au moment où Nebrodi sortait, Giuseppa cria :

— Tu ne prends pas ton fusil ?

— Pas encore.

La porte refermée, l’aînée grogna :

— Il est fou de s’en aller désarmé !

Sa sœur, au contraire, approuva Mario :

— Il ne veut pas envenimer les choses… Le fusil n’a jamais rien arrangé… Quand on commence à tirer, plus rien ne peut arrêter la suite des événements…

— Tu as bien raison, Concetta – décréta Domenico, s’arrachant à son mutisme ordinaire – et si l’on parlait un peu moins de s’entretuer, la vie serait peut-être plus supportable chez nous.

Giuseppa eut un rire de mépris.

— Écoutez-moi ce lâche ! À se demander si tu as vraiment du sang sicilien dans les veines, Domenico Pollina ? Alors, toi, tu accepterais qu’on tue tes moutons, qu’on détruise ton bien, plutôt que de te battre ? Sans doute, à la place de Mario, irais-tu voir don Luciano pour t’excuser ?

— Pas pour m’excuser, mais pour traiter.

— Nous y voilà ! En passer par où les Partinico le veulent, hein ?

— S’il n’y a pas moyen d’agir autrement ? si nous ne sommes pas de force à lutter contre eux ?

— Enfin ! tu y as mis le temps mais tu y es arrivé ! Tu reconnais que tu es de leur bord, pas vrai ? Combien t’a promis don Luciano si tu l’aidais à mettre la main sur la Mincia ?

— Tu es folle, Giuseppa !

— Mais vous aurez beau faire, les uns et les autres, il n’y a pas de paix possible entre les Partinico et nous ! Il faut qu’on se batte et le plus courageux gagnera ! Si tu me ressemblais, Concetta, si tu ressemblais à Mario, Domenico, les Partinico ne pèseraient pas lourd ! Malheureusement, vous n’êtes tous les deux que des poules mouillées ! C’est sur Mario que tout retombera… Mario d’un côté, et de l’autre don Luciano, ses trois fils, ses tueurs, les carabiniers et la Mafia…

Son mari remarqua :

— Tu vois bien qu’il serait plus sage de s’entendre avec eux ?

— Jamais !

* *
*

Debout, devant la cabane du berger, Mario regardait les cadavres des moutons. Ils étaient éparpillés sur la première pente. Un peu en avant, le pauvre Garibaldi, comme si le vieux chien, devinant le danger, s’était porté en tête, à son poste de chef pour y mourir le premier. Mario ne parlait pas. Il écoutait la colère qui grondait en lui, emplissant ses oreilles d’un bruit de tempête. Tellement noué, tellement tendu qu’il ne parvenait pas à relâcher la crispation de ses muscles durs comme de la pierre. Si les Partinico avaient été là, en dépit de leur nombre, de leurs armes, il se serait jeté sur eux, tant la haine, pour l’heure, le privait de toute raison.

— Tu crois qu’ils reviendront ?

Mario se tourna vers le berger.

— Et toi ?

— Moi ? je le crois.

— Moi aussi.

— Alors ?

— Alors, on se battra si on ne peut pas faire autrement. Je vais commencer par aller porter plainte chez les carabiniers.

— Bon, pendant ce temps, j’enterrerai Garibaldi et brûlerai les moutons après les avoir dépouillés… Je ferai sécher la viande que je pourrai en tirer.

* *
*

Le maréchal Alcamo donnait ses ordres au carabinier Friddi à propos d’une procession qui devait avoir lieu dans la soirée, lorsque Mario Nebrodi entra.

— Je ne vous dérange pas, maréchal ?

— Les carabiniers ne sont jamais dérangés par ceux sur la tranquillité desquels ils sont chargés de veiller. Que puis-je pour vous, signor Nebrodi ?

— Enregistrer ma plainte.

— Ah ?

— On m’a tué une quinzaine de moutons à coups de fusil, ce matin, de très bonne heure.

— Personne ne surveillait le troupeau ?

— Si, mon berger et son chien.

— Ils n’ont pas pu intervenir ?

— Le premier est vieux et le second a été abattu.

— C’est une honte ! On se demande ou non si nous sommes dans un pays civilisé ! Comptez sur nous, signor Nebrodi, pour agir de notre mieux afin de retrouver l’auteur de ce massacre stupide !

— Oh ! vous n’aurez pas à aller loin, maréchal, il habite sur la place, à quelques pas de vous.

Le carabinier le regarda avec des yeux ronds.

— Qu’est-ce que vous me racontez-là ?

— Ce sont les trois fils de don Luciano, qui vraisemblablement, sur ordre de celui-ci, se sont livrés à cet exercice de tir.

En un clin d’œil, l’attitude du maréchal changea :

— Vous portez là, signore, une accusation bien grave.

— Je la porte en toute connaissance de cause.

— Vous n’ignorez pas qu’il existe une loi sur la diffamation ?

— Naturellement.

— Si ce que vous avez dit dans ce bureau parvenait aux oreilles de don Luciano, il pourrait vous poursuivre et cela risquerait de vous coûter très cher.

— Maréchal, je vous répète que je porte plainte contre Luciano Partinico et ses fils et je vous demande au nom du droit de tout citoyen à être protégé, de poursuivre ceux qui ont porté atteinte à ma propriété.

Il y eut un court silence auquel Alcamo mit fin en s’enquérant d’une voix doucereuse :

— En somme, signore, vous prétendez me dicter ma conduite ?

— Simplement vous rappeler votre devoir.

— Et par-dessus le marché, vous m’insultez ?

Mario regarda le maréchal bien en face.

— Quel jeu jouez-vous ?

— Je ne comprends pas ce que…

— Pourquoi refusez-vous d’enregistrer ma plainte ?

— Parce que vous accusez gratuitement la plus haute personnalité de Diolivoli !

— Vous trouvez que tuer quinze moutons ne justifie pas une plainte et une poursuite ?

— Vous n’avez pas de preuve touchant l’identité des auteurs de ce méfait.

— Mon berger les a reconnus. Il a même spécifié que c’est Nicolà Partinico qui a tué le chien.

— Votre berger est vieux, il a pu se tromper.

De nouveau le silence pendant lequel les deux hommes se dévisagèrent, puis Mario demanda :

— Maréchal, vous êtes au service de la loi ou de don Luciano ?

Alcamo blêmit et se levant d’un jet, hurla :

— Voilà une question que vous allez regretter !

— Parce que vous ne voulez pas y répondre !

Le carabinier Friddi s’approcha de Nebrodi.

— Vous feriez mieux de sortir, c’est un conseil d’ami, Mario.

Le maréchal ajouta :

— Si vous êtes encore dans ce bureau dans cinq secondes, je vous arrête !

Friddi entraîna Mario dehors, presque de force. Quand ils furent sur la place, le carabinier lâcha son compagnon et lui ordonna :

— Ne dites rien… Vous avez raison, mais on ne peut rien faire… Ils ont la force, ils ont la loi… Alors, écoutez-moi… Je ne voudrais pas qu’il vous arrivât malheur… ni à vous ni à dona Concetta… Cédez aux Partinico et filez refaire votre vie ailleurs. Vous êtes jeunes tous les deux…

— Non !

— Vous avez tort… Vous n’êtes pas de taille à lutter contre des adversaires aussi forts.

— C’est ce qu’on verra !

Mario était dans une telle rage qu’il oublia de dire au revoir au carabinier qui se voulait son ami et, traversant la place, entra au café Calino. Ils étaient quelques-uns qui buvaient un verre de vin épais dans le court moment de répit qu’ils s’accordaient au long d’une journée d’un travail toujours pénible. Le patron, à la vue de la pâleur de Mario, eut la malencontreuse idée de demander à ce dernier si quelque chose n’allait pas. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

— Permets-moi de te retourner la question, Calogera : tu trouves qu’il y a quelque chose qui va, toi, dans ce foutu pays ?

Tout de suite, on s’était tu, autour des tables.

— … On a fichu en l’air les fascistes pour tomber sur des types qui sont pires qu’ils n’étaient ! Un Partinico impose sa loi à Diolivoli et tout le monde l’accepte ! On est presque fier d’être l’esclave de don Luciano ! On trouve normal de lui verser des redevances sur les bénéfices d’un travail qui vous mange la vie ! On lui permet de voler ! On lui permet de tuer ou de faire tuer une de ses belles-filles ! La police, au garde-à-vous, écoute ses ordres ! Et tu me demandes s’il y a quelque chose qui ne va pas, Calogera Calino ?

Le cafetier ne savait plus où se mettre.

— Tu… tu devrais veiller à… à ce que tu dis, Mario…

— Tu as peur, toi aussi ?

— Non, je n’ai pas peur, mais…

Un petit homme, légèrement bossu, portant des lunettes de fer, se leva de sa chaise et déclara :

— Si, Calogera, tu as peur… comme ont peur tous ceux qui sont ici… et moi aussi, j’ai peur, mais j’ai honte, en plus… Tu as raison, Mario… Nous sommes les domestiques de don Luciano et parmi ceux qui nous écoutent, qui trinqueront avec nous tout à l’heure, tu peux être sûr qu’il y a un espion qui, sitôt que tu auras tourné les talons, filera chez don Luciano pour lui faire son rapport… Voilà ce que nous sommes devenus, nous, les hommes de Diolivoli… si on peut encore parler d’hommes !

Ils avaient écouté le cordonnier Pasqualino Tradate, sans broncher. Mario alla au bossu et lui mettant la main sur l’épaule :

— Toi, tu me plais…

Il l’embrassa et il repartit vers la Mincia.

* *
*

Deux jours plus tard, les Partinico brûlèrent la cabane où vivait le berger parti à la recherche de bêtes égarées. À Diolivoli, des inconnus – inconnus pour le maréchal, mais pas pour la population qui reconnut la manière de faire d’Aragona et de Fabriano, les hommes de main de don Luciano – pénétrèrent de nuit dans la maison du cordonnier et le rouèrent de coups au point que le Dr Cavalesi dut appeler l’ambulance et le faire emmener à Catane tant il doutait qu’il ne pût survivre à la terrible raclée qu’il avait reçue.

Quand ils étaient revenus de la maison d’où le cordonnier venait d’être enlevé, le maréchal avait dit au carabinier Friddi, sans trop oser le regarder en face.

— Je me demande pourquoi on s’en est pris à ce malheureux, et qui ?

— Je peux répondre aux deux questions, maréchal.

Alcamo ricana :

— Vous étiez présent ?

— Non, mais d’autres l’étaient et notre métier consiste aussi à interroger les témoins.

— Une leçon ?

— Une simple remarque.

— Je vous en dispense.

— À vos ordres, maréchal. Alors, je ne vais pas arrêter Aragona et Fabriano ?

— En voilà une idée ! Pour quelles raisons arrêteriez-vous ces garçons ?

— Pour avoir battu Tradate au point de mettre ses jours en danger.

— Vous êtes fou !

— Et avoir agi de cette façon, sur les ordres de don Luciano désireux de punir le cordonnier pour avoir eu la langue trop bien pendue chez Calino.

— Vous allez vous taire, à la fin ! Vous ne savez plus ce que vous racontez ! Si don Luciano vous entendait…

— Mais je l’ai entendu, maréchal…

Ils se retournèrent d’un même élan. Don Luciano les regardait.

— Je l’ai entendu et il a raison. J’ai effectivement envoyé Aragona et Fabriano donner une leçon à ce bavard de Tradate. Ils y ont peut-être été un peu fort. Ce sont des brutes qui ne savent que cogner. Vous êtes intelligent, Friddi… Dommage que vous ne vous souciiez pas davantage de vos intérêts… Vous auriez fait un bon maréchal après le départ de votre supérieur pour Catane ou Palerme… Pensez-y. Au revoir, messieurs. Naturellement, maréchal, je voudrais qu’il ne soit plus question de cette sotte aventure. Un simple fait divers et rien d’autre, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, don Luciano.

Lorsqu’ils furent de nouveau seuls, Alcamo dit à Friddi :

— Vous avez compris ? il ne tient qu’à vous de devenir maréchal.

— Excusez-moi, je suis trop vieux pour ramasser mes galons de cette façon. Avec votre permission, maréchal, je vais prendre un peu l’air et me rendre compte de la manière dont la population réagit à notre indifférence.

Friddi passa dans sa chambre et prit son étui à revolver puis il s’en fut. Bien que quinquagénaire, il demeurait une sorte de géant dont la force musculaire inspirait le respect. Au passage, on le saluait et, de temps en temps, il s’arrêtait pour échanger quelques mots avec une mémé assise au soleil devant sa porte ou pour caresser un bambin bronzé comme un morceau de pain d’épice. Friddi savait où il allait et finalement, la chance lui sourit : il rencontra l’un des deux hommes qu’il cherchait, Antonino Aragona, un garçon petit, tout en nerfs et d’une cruauté sans égale. Antonino fumait une cigarette, assis sur un tas de pierres.

— Alors, Aragona, pas trop fatigué ?

En guise de réponse, Antonino envoya un jet de salive juste aux pieds du carabinier. En retour, il reçut un coup de botte dans les côtes qui l’envoya rouler sur le chemin. Il se releva d’un bond :

— Attention ! tout carabinier que vous êtes, je…

— Tais-toi, avorton ! Je ne suis pas Tradate, moi !

— Vous ne me faites pas peur !

— Tu as tort…

Avant que l’autre ait pu se mettre sur la défensive, Friddi le frappait de toute sa force sur la bouche.

Aragona tomba, cracha deux dents et du sang. Incrédule, il regardait son sang et le carabinier. Puis, d’un saut, il fut sur pied, le couteau à la main, mais Friddi s’était montré aussi vif que lui et Antonino se trouva devant le revolver du carabinier qui l’invitait gentiment :

— Vas-y, petite ordure… vas-y… tu ne peux savoir le plaisir que j’éprouverais à te flanquer une balle dans la figure.

Aragona rengaina son poignard, passa sa main sur ses lèvres ensanglantées et chuchota :

— Je te retrouverai…

— Je ne te le conseille pas… et dis à ton copain Fabriano qu’il fera bien, lui aussi, de m’éviter.

* *
*

À la Mincia, il y avait eu un moment de panique quand on avait su ce qui était arrivé au cordonnier et à la cabane du berger. Debout, appuyé contre le mur, Gennaro regardait les autres. Concetta, effrayée, priait la Madone de leur venir en aide. Domenico suppliait sa femme et son beau-frère de se montrer raisonnables, de rompre avec un orgueil qui amènerait leur perte à tous et de composer avec les Partinico pendant qu’il en était encore temps. Au contraire, Giuseppa jetait feu et flammes, parlait de provocation intolérable, évoquait l’honneur des Sciacca tombé entre des mains trop faibles. Mario se taisait. Il écoutait les uns et les autres, mais il était évident qu’il partageait le point de vue de sa belle-sœur. Cependant, il ne voulait rien décider à la légère. Contrairement à ce qu’il avait ressenti lors du massacre de ses moutons, il refusait de se laisser emporter par la violence. Il voulait peser le pour et le contre. Il éprouvait beaucoup de mal à s’imposer cette attitude et il ne lui aurait fallu qu’un léger relâchement de sa volonté pour céder au vertige qui emportait Giuseppa. Soudain, Gennaro prit son fusil et déclara :

— Je vais tuer don Luciano.

Alors, Mario craqua. Il empoigna son fusil à son tour.

— Excuse-moi, Concetta, mais je ne peux agir autrement…

Il rejoignit Gennaro et marcha à ses côtés. Longtemps, les appels de Concetta le suivirent.

* *
*

À Diolivoli, on ne sait comment ou par qui, mais tout le monde était au courant du nouvel attentat contre les Nebrodi. Quand on vit passer le berger et Mario, certains se découvrirent, d’autres rentrèrent précipitamment chez eux et fermèrent leurs volets. La nouvelle de l’arrivée des deux hommes les devançait et don Cosimo fut averti avant que Nebrodi et Ala n’aient atteint la place. Il se précipita et se dressa, les bras en croix, devant ceux qui arrivaient, la mort sur le visage.

— Arrêtez, fous ! insensés ! Pensez au Seigneur ! Allez-vous renier votre foi ?

Mario voulut écarter doucement le prêtre.

— Retirez-vous, padre, cette affaire ne vous regarde pas.

— Qu’oses-tu dire là, impie ? Des chrétiens prétendent s’entr’égorger et cela ne me regarderait pas ? As-tu perdu l’esprit Mario Nebrodi ?

— Padre, je vous en prie… C’est une affaire d’honneur !

— Il a bon dos l’honneur ! et ton honneur de chrétien, qu’en fais-tu ? Tu es donc devenu une bête féroce, toi aussi ? Crois-tu que Concetta t’a attendu si longtemps, pour que tu la remercies de cette façon ?

— Retirez-vous, padre.

— Non ! et toi, berger ? c’est ce que les étoiles t’ont appris ? À quoi t’a servi ta solitude et toutes les années passées sur cette terre si elles ne t’ont pas enseigné la sagesse et aussi la vanité de la violence ?

Gennaro hésita. Il dit :

— Ils ont tué mon chien. Ils ont brûlé ma cabane.

— Dieu les punira ! N’aurais-tu plus confiance en Lui ? Vas-tu sacrifier ta part de paradis parce qu’on a tué ton chien ? Mario, ne va pas chez les Partinico. Tu sais très bien qu’ils te tueront. Et que deviendra Concetta lorsque tu ne seras plus là pour la défendre ?

Nebrodi convint que le prêtre avait raison et que son geste fou équivalait à un suicide. Il s’inclina :

— Vous avez gagné, padre.

Passant son bras sous celui du berger, ils repartirent vers la Mincia.