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Il y avait maintenant presque un an que Concetta habitait Naples où elle vivait mal, ne parvenant pas à s’habituer à l’atmosphère de cette ville trop joyeuse pour son goût. Elle n’avait pas renoncé à ses vêtements traditionnels et dans les quartiers du port où elle habitait, le passage de cette sombre silhouette inspirait le respect des uns, et suscitait les railleries des autres. Les autres, c’était tous les voyous, tous les bons à rien qui, du matin au soir, traînent sur les quais, se chauffant au soleil, retardant toujours l’effort qu’il leur faudra fournir pour gagner la pitance quotidienne.

La femme chez qui logeait Concetta – la signora Ascania Abetone – une petite grosse pleine de rires, poussait la jeune veuve à sortir un peu, à rencontrer des gens de son âge parce que la vie n’était pas finie quand on n’avait pas atteint la trentaine et qu’on ne pouvait pas se montrer morose lorsqu’on avait la chance de vivre dans la plus belle ville du monde. Concetta répondait par des sourires aux discours véhéments de la brave femme, mais continuait à mener son existence austère agrémentée par ses seules rencontres avec le padre Mirandola, son directeur de conscience et Sicilien comme elle. Elle allait le trouver tous les dimanches et ils passaient des heures ensemble à parler du vieux pays auquel ils demeuraient attachés par toutes les fibres de leur être.

Concetta ne pouvait oublier ni la Mincia, ni Mario, ni Giuseppa. Elle était faite pour vivre là-bas. Elle savait qu’il lui faudrait y retourner si elle ne tenait pas à mourir d’ennui. Elle attendait que sa sœur lui fît signe. Elle pensait que cela ne tarderait plus beaucoup, car il semblait – d’après les lettres de Giuseppa – que les Partinico aient renoncé à leur désir frénétique de posséder la Mincia. Depuis le départ de Concetta, rien de grave ne s’était passé à Diolivoli si elle en devait croire ce que lui écrivait son aînée. Le padre Muzzano confirmait, de son côté, que le calme régnait à Diolivoli et qu’on n’y avait plus enregistré de violences. Don Cosimo en remerciait le Seigneur, car il y voyait l’effet de ses prières. L’Éternel avait dû jeter un coup d’œil sur le village en train de se damner. Quand à Giuseppa, dans ses missives bimensuelles, elle racontait sa lutte quotidienne pour maintenir la Mincia. Elle non plus ne faisait aucune allusion aux Partinico. Parfois, Concetta songeait (avec un peu de gêne) que son départ paraissait avoir calmé les fureurs et se torturait l’esprit pour essayer de deviner en quoi elle avait pu être responsable de ces colères, de ces haines, de ces meurtres. Don Attilio, à qui elle s’ouvrait de ses angoisses, la rassurait en lui disant qu’il n’y avait là qu’une coïncidence dont elle aurait grand tort de se préoccuper.

Concetta n’était pas autrement convaincue et le soir, à sa fenêtre haut perchée sous le toit, elle regardait les étoiles qui brillaient aussi sur Diolivoli (le padre lui en avait indiqué la direction) et sur la Mincia où Giuseppa se débattait toute seule pour ne pas abandonner le domaine familial. Concetta éprouvait un sentiment de culpabilité lorsqu’elle songeait à sa sœur qu’elle avait laissée en pleine bataille. À présent qu’elle était redevenue elle-même, la veuve de Mario Nebrodi se persuadait qu’elle n’avait plus aucune excuse pour demeurer à l’écart des soucis de la Mincia et qu’elle devait y retourner.

Quand, abandonnant le ciel, Concetta regardait dans la rue, elle voyait toujours des amoureux qui passaient à pas lents, enlacés. Alors, elle repensait à Mario et se perdait en rêveries sur ce qu’aurait pu être leur existence à tous deux si la mort… S’apitoyant sur son sort, elle versait quelques larmes avant d’aller se coucher. Il ne lui venait pas à l’esprit qu’elle était en âge – et pour longtemps encore – de refaire sa vie. Une pareille idée lui eût paru sacrilège. Elle était née fidèle.

* *
*

La signora Ascania Abetone était une heureuse nature. Veuve d’un marin péri en mer, elle touchait une pension pas bien grosse, mais qui lui permettait de satisfaire des goûts simples et surtout de ne pas travailler, ce dont elle avait horreur. Seule au monde, son vrai plaisir était de se gaver d’histoires d’amour bon marché qu’elle achetait en stock chez une marchande de journaux qui lui mettait de côté les exemplaires défraîchis ou trop longuement feuilletés. Une distraction dont elle était aussi très friande, consistait à s’entretenir des tendresses du quartier avec quelques amies de son âge qui, elles aussi, se passionnaient pour les simples aventures de cœur unissant les filles et les garçons du coin. Elles passaient – tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre – des après-midi entiers à supputer des fiançailles, à soupçonner des intrigues et commentaient à perdre haleine des grossesses devinées ou apparentes dont elles n’étaient pas certaines qu’elles fussent très orthodoxes. Au demeurant, de braves cœurs qui luttaient contre l’ennui en s’occupant du prochain.

En dépit de leurs caractères fondamentalement opposés, dona Ascania s’était prise d’une véritable affection pour cette toute jeune femme si sévère et que don Attilio lui avait recommandée. Elle appréciait la gentillesse, le dévouement de la Sicilienne à son endroit mais regrettait une austérité de mœurs qui la privait d’une distraction charmante : la mettre en garde, la conseiller quant à d’éventuelles amours. Elle ne la comprenait pas.

Un soir, Concetta arriva hors d’haleine, l’œil enflammé et tremblant de tous ses membres. Elle confessa à son hôtesse que, dans une des rues plus ou moins mal famées qu’elle était dans l’obligation d’emprunter pour revenir de SS Giuseppe e Cristoforo, elle avait été abordée par des voyous qui lui avaient dit des horreurs. L’un d’eux s’était même permis un geste dont le seul rappel la faisait rougir.

Dona Ascania s’était émerveillée de cette candeur et s’était dit que les Siciliennes de la campagne avaient encore pas mal de choses à apprendre même quand elles avaient été mariées, puis, elle s’était employée à consoler, à rassurer sa pensionnaire.

— Vois-tu, Concetta, nous sommes à Naples où les garçons ont le sang plus chaud que partout ailleurs, à cause du soleil sans doute. Tu es jolie et il est normal que tu les attires. Évidemment, nous n’habitons pas un quartier où fleurissent les belles manières et les voyous pullulent dans le coin. Je vais te donner un remède que j’utilisais autrefois, lorsque j’étais encore en âge de subir des assauts flatteurs mais déplaisants. Si tu sais t’en servir et je suis persuadée que tu le sauras ou alors ce qu’on m’a raconté sur les gens de ton pays serait faux, il te protégera contre tous, y compris les plus audacieux.

Sur ces mots, dona Ascania s’était levée pesamment du fauteuil qu’elle ne quittait guère de la journée et, après avoir fouillé dans un tiroir de sa commode, revint, tenant à la main un fin poignard dans un joli étui et attaché à une mince ceinture de cuir. Horrifiée, Concetta s’était exclamée :

— Un couteau !

— Un défenseur, ma petite. Sous ton voile, il est facile à dissimuler et si un garçon te serre de trop près, tu le lui montres, s’il insiste, tu le piques. Je te promets alors qu’il te laissera tranquille. Nos Napolitains ne sont pas encore prêts à mourir pour un baiser volé.

Cette nuit même, Concetta dut s’avouer, surmontant son dégoût que le grossier assaut dont elle avait été victime, l’avait étrangement émue. Pour la première fois, elle envisagea qu’elle pourrait ne pas rester toujours fidèle à la mémoire de Mario. Elle en pleura de honte.

* *
*

Concetta s’était confessée à don Attilio de ses idées impures et avait dit ce qu’elle tenait pour une trahison dont la seule idée ne lui inspirait plus l’horreur jusqu’ici ressentie devant une pareille hypothèse. Le vieux prêtre l’avait longuement écoutée avant de lui dire :

— Ma fille, nul n’a le droit de lutter contre les lois de la nature, et de sa propre nature. Le malheur qui t’a atteinte ne te condamne pas à un célibat perpétuel. En laissant frapper Mario pour des motifs qui nous échappent et que Lui seul connaît, le Seigneur n’a sûrement pas voulu que tu trames ce chagrin durant toute son existence. Les hommes ne seraient pas capables de vivre si le temps ne venait à leur aide pour effacer le passé. Je te connais assez Concetta pour savoir que tu ne feras rien qui ne soit digne de la bonne chrétienne que tu es. Mais tu n’as pas prononcé de vœux. Tu es dans le monde et il faut te soumettre à ses lois. Alors, si un jour, ici ou là-bas, tu rencontres un homme qui te semble digne de ton affection, avec qui tu peux envisager de fonder un foyer et d’y élever des enfants, tu n’auras pas à hésiter. Il ne faut pas oublier les morts, mais les vivants doivent rester les vivants. Je crois que c’est ce que l’Éternel exige de nous.

Concetta était rentrée chez dona Ascania, soulagée. Elle se sentait de nouveau propre, lavée. Elle pouvait rêver puisqu’elle avait la permission de l’Église. C’est à partir de cet instant que les traits de Mario se firent moins nets dans sa mémoire.

* *
*

Dans le soir lumineux, plein de douceur et de joie, où la misère elle-même cachait son affreux visage sous un masque de gaieté, Concetta prenait conscience qu’elle commençait à devenir sensible à ce plaisir de vivre coulant de chaque maison, emplissant chaque ruelle. Elle prêtait l’oreille aux chansons que des amoureux roucoulaient en l’honneur de leur belle, tout en grattant les cordes de leur mandoline. L’atmosphère de Naples intoxiquait peu à peu la petite veuve. L’odeur de la mer proche se mélangeait aux remugles puissants d’une humanité entassée sans souci de l’hygiène, se nourrissant de poissons et de fritures. Le Naples des pauvres attendait la nuit.

Concetta s’était engagée dans une rue étroite lorsque de l’ombre jaillit celui qui l’avait importunée déjà à plusieurs reprises. Cette fois, au lieu de le fuir, épouvantée, elle le regarda s’approcher. Il était beau, avec sa taille mince, ses cheveux noirs frisés et ses grands yeux. Cependant, toute sa personne faisait penser à une plante vénéneuse. À travers les parfums dont il s’était aspergé, Concetta croyait sentir une odeur de pourriture. Sous son châle, elle serra le manche du poignard.

Le garçon se porta à sa hauteur et commença à lui raconter mille stupidités, puis il devint plus vulgaire encore, si bien qu’elle s’arrêta et demanda :

— Vous n’avez pas honte de dire de telles saletés ?

Ils étaient parvenus sur une placette où d’autres fainéants traînaient, désœuvrés. En voyant apparaître le couple, ils crièrent :

— Alors, Beppo, tu l’as apprivoisée ?

— Tu vas fabriquer un petit Sicilien, Beppo ?

— Oh ! Beppo ! Montre-nous de quoi tu es capable !

S’il n’y avait pas eu les autres, sans doute Beppo aurait-il laissé tranquille celle qu’il prétendait séduire en quelques propositions salaces. Il cria, pour être entendu de tous :

— Je vais dompter la pouliche sicilienne !

Du coup, les copains se rapprochèrent pour assister au spectacle. Beppo se mit à virevolter devant Concetta en faisant le clown, mimant l’amour fou, le désespoir et la saluant de courbettes et de révérences qui enthousiasmaient les spectateurs. Ces derniers se mirent à tourner en rond autour de la jeune femme en se tenant par la main, délimitant un cercle au milieu duquel, il n’y avait plus que le couple isolé. Soudain, fatigué, un des garçons lança :

— Allez ! vas-y, Beppo, elle doit être à point !

Beppo se jeta sur la Sicilienne, l’attrapa dans ses bras et s’apprêtait à l’embrasser sur les lèvres, lorsqu’il poussa un gémissement tout en se reculant, la main sur la poitrine. Incrédule, il regarda ses doigts tachés de sang, et gronda :

— Elle m’a piqué, la garce !

Il y eut un moment de stupeur, puis un camarade de Beppo s’enquit :

— C’est grave ?

— Je crois pas…

— Il faut y donner une leçon !

Un petit râblé cassa une bouteille contre le mur d’une maison, tendit cette arme terrible à Beppo :

— Marque-là, en souvenir !

Le regard trouble, la démarche mal assurée, Beppo s’avança vers sa future victime qui, horrifiée, reculait lentement. Les autres retenaient leur respiration. Un spectacle cruel qui les dégoûtait, mais les passionnait. Il y en eut pour regretter de voir défigurer ce joli visage. Cependant, il fallait que la bande se fît respecter. Où irait-on si les filles se mettaient à poignarder les gars trop entreprenants ! Brusquement, un homme, à l’arrivée duquel nul n’avait prêté attention, se dressa entre Beppo et Concetta.

— Ça suffit… Jette cette bouteille !

Beppo regarda le type qui le privait de sa sanglante victoire et reconnut le visage balafré. Un fois encore, s’il avait été seul, il n’aurait pas insisté, car il savait qui était celui qui entendait lui interdire d’infliger une cruelle correction à la Sicilienne. Seulement, il ne pouvait pas se dégonfler devant les copains. Pourtant, quelques-uns parmi ceux-là, conseillaient :

— Ça va, Beppo, laisse tomber !

En réponse, Beppo menaça :

— Tire-toi de là, sale Fritz, sinon c’est toi qui vas écoper !

Sans s’émouvoir, l’autre avertit :

— Attention à ce que tu dis, petit. Tu sais que je n’aime pas qu’on me parle sur ce ton.

— Je t’emmerde !

Le Napolitain avança encore d’un pas. L’homme lui braqua un revolver sur le ventre :

— Pourtant, tu es au courant… tu n’ignores pas que je ne plaisante jamais.

— Eh bien ! moi, sacré nazi, je vais te faire rire d’une oreille à l’autre !

Et il se jeta sur son adversaire en brandissant sa bouteille brisée pour en frapper le visage de l’Allemand. Le choc des balles lui entrant dans le corps l’arrêta net. Il regarda le tueur avec une stupeur naïve, lâcha son arme, porta les mains à son ventre d’où le sang jaillissait, exhala une plainte qui était presque celle d’un enfant et tomba le nez en avant. Beppo Cercchiara avait achevé sa carrière de petit truand napolitain.

Les copains du mort ne bougeaient pas. On eût dit qu’ils ne croyaient pas à la scène qui venait de se dérouler sous leurs yeux. Le cadavre, le meurtrier, les amis, demeuraient dans une immobilité étrange, irréelle, jusqu’au moment où les sifflets de police déchirèrent le crépuscule. Les jeunes s’égayèrent comme une volée d’oiseaux. Le tueur prenait déjà son élan pour fuir dans une direction différente lorsqu’il vit Concetta qui ne semblait pas vouloir s’en aller. Il revint sur ses pas, l’attrapa par la main et, la remorquant, il l’obligea à courir.

De cette course qu’une sirène de police semblait rythmer au loin, Concetta ne devait se rappeler que des ruelles parcourues au galop, des cours intérieures que l’on traversait et enfin le café ou, toujours solidement tenue par son compagnon, elle entra. Un bistro, sordide, plein de buveurs aux allures peu rassurantes. Au patron qui s’approcha pour prendre sa commande, le grand type glissa son revolver que l’autre empocha sans sourciller.

— Tu me le rendras tout à l’heure… Si les flics viennent, je suis ici avec la petite depuis plus de deux heures. Colle-moi des bouteilles vides sur la table.

Concetta scrutait le visage balafré de son compagnon. Était-ce possible que ce fût celui de l’ami de Mario ? Mais comment Mario aurait-il pu avoir de pareils amis ? Elle repoussait cette idée avec dégoût.

— Sicilienne, hein ?

Elle tressaillit.

— Oui.

— Qu’est-ce que tu fiches, ici ?

— Je travaille.

— Tu habites le quartier.

— Malheureusement…

Il sourit et Concetta jugea qu’il était encore plus laid dans ces moments de gaieté. Il devina.

— Je te fais peur ?

— Non.

Il sourit à nouveau.

— Menteuse…

— Vous m’avez sauvée, mais…

— Mais, quoi ?

— Vous avez tué ce pauvre garçon à cause de moi.

— Ce pauvre garçon ? Tu sais qu’il s’apprêtait à te défigurer ? Des petits voyous aussi lâches ne méritent pas de vivre !

— Seul Dieu…

— Fous-moi la paix avec ton Bon Dieu ! On est brouillés, Lui et moi.

Il ajouta d’une voix sourde :

— Il m’a trop laissé faire des saloperies.

Elle n’osa pas répondre qu’il était maître de son destin et au fond, elle n’était pas certaine que ce soit vrai en songeant à sa propre existence.

Les flics ne vinrent pas et une heure après l’arrivée d’Helmut et de Concetta, l’Allemand qui n’avait plus ouvert la bouche, décida :

— Je te ramène chez toi et tâche dorénavant de choisir un itinéraire différent de celui de ce soir, même s’il est plus long, tu y gagneras.

Ils marchaient l’un à côté de l’autre. Concetta n’analysait pas ce qu’elle ressentait. Elle se jugeait en sécurité près de cet homme qui l’attirait et lui inspirait de l’horreur. Elle était convaincue qu’elle n’oublierait jamais le regard de Beppo quand il avait compris qu’il allait mourir. Mario avait-il regardé ses meurtriers ainsi ? En dépit de sa répulsion, elle glissa sa main dans celle de son compagnon qui haussa les épaules :

— Te montes surtout pas le bourrichon, petite. Je suis allé à ton secours comme je serais allé au secours de n’importe quelle fille que des voyous auraient ennuyée… Il y a des choses qui m’énervent.

Elle n’osait pas lui demander son nom, et pourtant elle aurait voulu savoir s’il était vraiment l’homme dont lui avait parlé son mari. Timidement, elle s’enquit :

— Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

— Curieuse, hein ? Mais il vaut mieux que tu ne le saches pas.

— J’aimerais connaître celui qui m’a sauvée.

— Comme on ne se reverra pas, à quoi bon ? Tu as l’air d’une brave fille, de celles qui n’ont rien à gagner de me fréquenter.

— Qui peut le savoir ?

— Moi et je suis le mieux placé.

Ils ne prononcèrent plus un mot jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés devant la maison où logeait Concetta.

— C’est là.

— Tu vis seule ?

— Chez une dame, la signora Abetone.

— Bon, eh bien ! bonne nuit…

— Bonne nuit et merci encore.

— Si jamais tu te trouvais dans une sale situation, viens me chercher au Poisson ailé, un bistro pas loin de la piazza Immacolatella.

Alors, elle sut que c’était l’Allemand dont lui avait parlé Mario. Elle voulut le lui révéler, mais il était déjà parti. Elle se consola en pensant qu’un jour elle irait le voir, sans but précis, comme ça, et aussi pour lui apprendre sa véritable identité, enfin celle qui pouvait l’intéresser. Elle rentra dans sa chambre sur la pointe des pieds. À travers la cloison, elle entendait ronfler la veuve. Pour la première fois depuis son arrivée à Naples, Concetta se coucha avec un peu de joie dans le cœur. Elle ne se sentait plus isolée, dans cette grande ville hostile.

* *
*

C’est au lendemain de sa rencontre avec Helmut que Concetta reçut la lettre de sa sœur. Elle l’ouvrit avec cette allégresse qui la soulevait chaque fois que quelque chose lui parvenait du pays abandonné. Cependant, au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa lecture, le sang se retirait de ses joues. Quand elle l’eut achevée, elle resta un moment les bras ballants, incapable de penser à quoi que ce soit, dans l’impossibilité de décider de quelle façon elle devait réagir. Naturellement, son premier mouvement était d’indignation, de colère, mais avait-elle le droit de se fâcher ? Elle décida d’aller demander l’avis de don Attilio qui savait tout d’elle et de Diolivoli.

Lorsque le vieux prêtre la vit arriver, il s’inquiéta :

— Un ennui, Concetta ?

— J’ai reçu une lettre de ma sœur.

— De mauvaises nouvelles ?

— Lisez, s’il vous plaît…

Il prit la lettre que lui tendait la jeune femme et se mit à lire.

« Ma bien chère Concetta,

Ce que je vais t’apprendre, te scandalisera, j’en suis sûre, mais je te demande de réfléchir avant de me blâmer. Je ne peux plus tenir la Mincia. Je n’ai ni la force ni les moyens. Les Partinico effraient trop les gens qui pourraient m’aider… Alors, je renonce et, selon nos engagements réciproques, je te rends le domaine puisque je vais me marier ou mieux me remarier. Je ne suis pas faite pour vivre seule. Essaie de me comprendre, Concetta. Toi, tu vis dans le souvenir de Mario, mais moi, de qui veux-tu que je me souvienne ? Mes parents m’ont chassée et mon mari était un être ignoble. Je ne suis pas vieille, sœurette. Je peux encore fonder un foyer, avoir des enfants. Tu comprends cela, n’est-ce pas ? Cette longue année vécue dans la solitude… Non, vraiment, je n’en puis plus. Alors, ma petite sœur, reviens t’installer dans ta Mincia où tu seras maîtresse. Oublions la donation qu’une visite chez le notaire suffira à annuler. Tu te demandes pourquoi tu réussiras mieux que moi dans la gestion du domaine ? C’est que… (voilà ce qui me coûte le plus à t’avouer, car je prévois ta réaction) j’épouse Carmelo Partinico. Eh oui ! je devine ce que tu penses, pourtant je voudrais essayer de t’expliquer.

Je n’aime pas Carmelo, comme tu as aimé – et comme tu l’aimes, sans doute toujours, – Mario. Je sais que nous le soupçonnons d’avoir assassiné ton mari et peut-être notre pauvre berger. Je comprends très bien que tu sois horrifiée à l’idée que je puisse entrer dans cette famille qui nous a fait tant de mal, mais je n’ai pas de parti possible dans le pays. Au moins chez les Partinico, je suis certaine d’être respectée et de goûter une existence facile, reposante. J’ai beau n’avoir que trente-deux ans, je me sens lasse, très lasse. De plus, si je choisissais n’importe qui d’autre, tu perdrais la Mincia car, si j’accepte d’épouser Carmelo, les Partinico renoncent à ton domaine et s’engagent à t’aider de toute leur influence. Je crois le marché honnête.

Cette histoire a pris corps, il y a trois mois environ, mais je n’ai pas osé t’en parler. Un après-midi, Carmelo a poussé la porte de la maison. Tout de suite, j’ai voulu prendre le fusil. Il m’a dit :

— Je ne viens pas en ennemi, Giuseppa… Je suis fatigué de cette haine qui nous oppose… L’argent c’est bien beau, mais ça ne remplit pas la vie… Depuis que la pauvre Agantina s’est donné la mort – et c’est vrai, tu sais, en dépit de ce que racontent ceux qui nous détestent parce qu’ils ont peur – je me sens seul… terriblement seul et quand je suis à table avec mes frères et mes belles-sœurs, j’ai l’impression de devenir une sorte de paria… Je n’ai pas l’âge du père pour me plaire dans la solitude. C’est pourquoi, je voudrais que nous nous rencontrions quelquefois toi et moi.

Naturellement, je lui ai demandé pourquoi et il m’a répondu : parce que je t’aime, Giuseppa. Je crois que sur le moment, j’ai failli lui lâcher le coup de fusil et puis il avait l’air si sincère quand il me racontait de quelle façon cet amour l’avait pris que j’ai tout oublié. Tu sais, Concetta, Domenico ne m’avait jamais dit des choses tendres, il en était incapable. J’ai senti une grande chaleur m’envahir tandis que Carmelo parlait. Et puis, on s’est revu dans la montagne et un beau soir don Luciano est venu me demander ma main pour son fils. Ça remonte à quinze jours et c’est là qu’il m’a donné sa parole pour la Mincia. Essaie de comprendre, Concetta, je t’en prie. Je ne pourrais pas être heureuse si tu n’es pas à mes côtés et tu le sais. Ne me condamne pas avant d’avoir mûrement réfléchi. Sans doute, j’aurais préféré que mon futur mari n’appartînt pas au clan des Partinico… J’attends ta réponse avec une impatience folle et une grande angoisse. Ta sœur qui t’aime. Giuseppa. »

Ayant lu, le prêtre leva les yeux sur sa visiteuse.

— Alors ?

— Qu’est-ce que je dois faire, padre ?

— C’est en ton cœur qu’il faut décider. Tu dois choisir.

— Choisir ?

— Décider, si tu préfères. Décider si tu aimes mieux garder intact ton malheur ancien ou donner une chance de bonheur à ta sœur. Je n’ignore pas que la voir épouser celui qui a peut-être tué ton mari est une épreuve terrible pour toi, mais Dieu nous demande de pardonner. Si ce Carmelo est sur le chemin du repentir, as-tu le droit de l’empêcher d’espérer dans la mansuétude du Seigneur qui passe d’abord par la tienne ? Pense au dévouement de Giuseppa, à tout ce qu’elle a fait pour toi, à cause de toi… Ne mérite-t-elle pas d’être récompensée ? Enfin, songe à ton avenir. Si les Partinico t’aident à tenir la Mincia, peut-être, toi aussi, te remarieras-tu un jour ?

Deux jours plus tôt, Concetta ne se fût pas rendue aux raisons de don Attilio, mais depuis sa rencontre de la veille et l’espèce de bonheur qu’elle avait goûté à être protégée, ne fût-ce que quelques heures, par un homme, l’inclinait à comprendre le comportement de Giuseppa.

Le soir même, elle écrivit à sa sœur qu’elle l’approuvait, qu’on ne saurait indéfiniment vivre avec les morts et dans la haine. Elle lui annonça qu’elle retournerait à la Mincia dès qu’elle connaîtrait la date du mariage, car elle tenait à accompagner Giuseppa à l’église pour montrer au village entier qu’elle était avec elle contre ceux qui la blâmeraient.

Cette nuit-là, Concetta rêva à une Mincia bourdonnante de travail. Elle vit passer le troupeau qu’un berger emmenait vers la montagne, saluant au passage le maître qui était le mari de Concetta, un mari qui portait une balafre au visage.

* *
*

Diolivoli ne montrait pas autant de compréhension que Concetta. Quand on sut la nouvelle, on refusa d’abord d’y ajouter foi, puis lorsqu’on eut vu Carmelo et Giuseppa ensemble et à plusieurs reprises dans des endroits assez écartés pour être traditionnellement hantés par les amoureux, il fallut bien se rendre à l’évidence. Presque tout de suite, le village se divisa en deux. D’un côté, ceux qui traitaient Giuseppa plus bas que la terre pour oser épouser un homme qui avait tué le mari de sa sœur et peut-être sa propre épouse. Il fallait avoir le vice dans le sang pour accepter de faire partie d’une famille ayant infligé les mille misères à la vôtre. Les plus sévères à l’égard de Giuseppa, exprimaient surtout une profonde déception. Pour la plupart des hommes et des femmes la blâmant, Giuseppa avait été, jusqu’alors, un modèle. Sans doute, avaient-ils désapprouvé le meurtre commis sur la personne de son mari, mais pour l’excuser, ils y avaient trouvé une grandeur brutale, sauvage, dans la ligne de la vieille tradition sicilienne. Aujourd’hui où leur idole tombait de son piédestal, ils l’accablaient et certains allaient jusqu’à insinuer qu’elle avait pu tuer son époux, non pas pour venger son beau-frère, mais pour pouvoir épouser Carmelo Partinico. Cependant, à ceux-là, on imposait silence parce qu’il y a des choses qu’il est ignoble de penser et plus encore de dire.

Quant aux gens qui défendaient Giuseppa, ils déclaraient admirer en elle un dévouement qui dépassait ce qu’on pouvait imaginer. Pour assurer la survie de la Mincia et la conserver à sa sœur qui s’était montrée beaucoup moins courageuse qu’elle dans l’adversité, elle se sacrifiait en entrant dans une famille qui devait lui inspirer de la haine et en épousant un homme qui l’aimait peut-être – après tout, pourquoi pas ? – Giuseppa était assez belle fille pour susciter le désir de n’importe quel mâle – mais qu’elle n’aimait sûrement pas. Les vieilles hochaient tristement la tête en pensant aux enfants qui pourraient être mis au monde dans un tel foyer. Les plus vieux affirmaient que le sang appelle le sang et que les noces, si noces il y avait, seraient sanglantes, ou alors c’est que le passé n’avait point vertu d’enseignement. On faisait taire ces bonshommes regrettant le temps passé et qui, par moments, se montraient, du moins en paroles, plus cruels que des bêtes. En gros, Giuseppa était plus approuvée que critiquée, plus admirée qu’injuriée.

Le carabinier Friddi demeurait, quant à lui, dans l’expectative. Il ne saisissait pas le sens du comportement de Giuseppa et parce qu’il se voulait honnête, il refusait de juger ce qu’il ne comprenait pas. Au contraire, le médecin ne décolérait pas. Il confiait au carabinier :

— Don Luciano est devenu un véritable monstre ! Ce qu’il est en train de manigancer dépasse tout ce qu’on pouvait imaginer ! Il ne lui suffit pas d’avoir permis le meurtre de sa bru, de Mario Nebrodi, d’Ala le berger, il faut encore qu’il humilie sa victime et y a-t-il pire humiliation que de la coller dans le lit de l’assassin de son beau-frère ? Mais, je ne le laisserai pas commettre une pareille ignominie !

— Dites-moi, don Basilio… La Mincia appartient à qui, pour l’heure ?

— À Giuseppa, puisque sa sœur lui en a fait donation.

— Alors, elle va l’apporter en dot à Carmelo ?

— Parbleu !

Friddi baissa la voix.

— Mais alors, don Basilio, ne serait-il pas concevable que ce mariage ait été préparé de longue date ?

— Expliquez-vous, Salvatore.

— Michele et Nicolà aiment leurs femmes. Agantina demeure étrangère aux Partinico. N’oublions pas que Carmelo est le favori de son père, parce qu’aussi pourri que lui… Alors, on supprime le premier obstacle au mariage de Giuseppa et de Carmelo, on trouve Agantina pendue. Puis, c’est Mario qui est assassiné. De son côté, Giuseppa tue son mari. Plus rien, désormais, ne sépare Carmelo de Giuseppa et de la Mincia… Qu’en pensez-vous ?

— Vous allez trop loin. Salvatore. Il est possible qu’un projet aussi monstrueux ait germé dans le cerveau de don Luciano, mais pendant que vous m’exposiez votre idée, je repensais à un détail que j’avais omis de vous signaler : la donation de la Mincia devient caduque le jour du mariage ou de la mort de Giuseppa. Dès lors, je ne vois pas où serait l’intérêt des Partinico dans une pareille machination ? Sans doute, les disparitions d’Agantina, de Mario et de Gennaro avaient pour but l’appropriation de la Mincia, par des voies illégales… Au moyen de la peur infligée à des femmes seules… Ils y seraient parvenus sans Giuseppa la courageuse, Giuseppa l’indomptable… mais la force d’âme, Salvatore, ne suffit pas pour garder les moutons, labourer les terres, les ensemencer… et vous savez comme moi que les Partinico ont jeté l’interdit sur la Mincia… Ils voulaient qu’elle tombe, toute seule, dans leurs mains avides…

— Dans ce cas, comment expliquez-vous la démarche de Carmelo ?

— Peut-être un nouvel acteur que don Luciano n’avait pas prévu dans sa mise en scène… L’amour !

— Je l’admets en ce qui le concerne. Il est veuf, il est jeune et Giuseppa est, sans aucun doute, la plus jolie fille du pays, mais elle ?

— Je ne sais pas… Si vous voulez connaître le fond de ma pensée, je suis persuadé qu’elle se sacrifie pour sauver le domaine familial qu’elle remettra à sa sœur… Un jour, celle-ci aussi se remariera et la Mincia aura un maître librement choisi par Concetta, seulement…

— Seulement ?

— Je ne peux pas supporter l’idée de voir Giuseppa se sacrifier…

— Que peut-on y faire, don Basilio ?

— Vous rien, Salvatore, mais moi…

Plantant là son ami le carabinier, le docteur rentra chez lui et s’enfermant à double tour dans la pièce qui lui servait de cabinet de consultation, il appela une nouvelle fois Catane.

* *
*

Contrairement à ce que pensait le médecin, don Luciano demeurait le meneur de jeu. C’était lui qui avait ordonné à Carmelo de faire la cour à Giuseppa. La visite de don Ettore lui avait pratiquement interdit d’avoir, de nouveau, recours à la violence pour s’emparer de la Mincia. D’ailleurs, il n’y tenait pas le moins du monde. Il y avait longtemps que son plan avait été mis au point, exactement depuis le jour où il avait su acquérir les complicités indispensables, mais seul son fils Carmelo était dans la confidence.

C’était immanquablement pendant les repas qui réunissaient la famille que don Luciano mettait les siens au courant de ses projets. Ce jour-là, après la prière et tandis que chacun prenait place, le vieil homme dépliant sa serviette, déclara :

— Nous organiserons une cérémonie modeste pour ton mariage, Carmelo… intime même… Je ne pense pas qu’il serait de bonne politique de parader trop longtemps sous les regards envieux de tous ces imbéciles… Je crois que l’on pourrait fixer la date à jeudi en quinze…

Carmelo ayant approuvé son père, ce dernier conclut :

— J’irai voir don Cosimo cet après-midi.

Il sourit avant d’ajouter :

— Je présume que nous allons encore nous chamailler.

Carmelo s’emporta :

— En quoi cela le regarde-t-il que je me marie avec celle-ci ou avec celle-là ? Qu’est-ce qu’il a à reprocher à ce mariage ?

L’aînée des brus, Armida lui répondit :

— Deux ou trois cadavres, tout au plus… Les prêtres deviennent bien vétilleux ces temps-ci, vous ne trouvez pas ?

Carmelo cria :

— Je te défends de…

Mais le père intervint pour intimer l’ordre à son fils de se taire, puis s’adressant à sa belle-fille :

— J’avais de l’estime pour toi, Armida, jusqu’à ces derniers temps, mais tu m’as déçu… Tu sembles ne plus te plier à nos habitudes…

— Quand Michele est venu me chercher, il ne m’a pas avertie que j’entrais dans une famille d’assassins !

La gifle que lui flanqua son beau-père l’atteignit à la bouche et lui fit saigner les lèvres. Elle attrapa le couteau qui était à côté de son assiette. Carmelo n’eut que le temps de l’empoigner à bras le corps. Michele s’était levé, partagé entre l’envie de se porter au secours de sa femme et la crainte de désobéir au père. Il gronda à l’adresse de son cadet :

— Lâche-la…

Don Luciano hurla :

— Tais-toi, Michele ! et toi, Armida, à genoux !

— Non !

— À genoux !

Sans en demander la permission, elle quitta la salle à manger. Le chef des Partinico se laissa retomber sur sa chaise. La colère l’empêchait de respirer et ses mains tremblaient. Ses fils, inquiets, n’osaient parler et soudain, dans ce silence tendu, Cannarella demanda d’une voix faussement ingénue :

— Est-ce que vous allez la pendre, elle aussi ?

En réponse, Carmelo la frappa, à son tour, au visage. Aussitôt, Nicolà bondit par-dessus la table pour sauter sur son frère et rouler au sol avec lui. Michele, heureux de se venger de l’humiliation qu’il venait de subir, se précipita pour lui prêter main forte pendant que Cannarella s’éclipsait discrètement pour rejoindre Armida. Carmelo eût sans doute passé un mauvais quart d’heure si don Luciano, ayant récupéré son sang-froid, n’avait empoigné la carafe se trouvant devant lui et ne l’avait jetée contre le mur où elle éclata avec un bruit qui fit cesser le combat fraternel. Les trois hommes, un peu penauds se relevèrent et se dandinèrent sur leurs pieds ne sachant plus trop quelle attitude prendre en face du père qui les fixait. Ils en redoutaient la colère. Cependant, don Luciano ne cria pas. Il se contenta de parler d’une voix sourde et qui toucha plus encore ses fils que s’il s’était emporté.

— Ainsi, voilà ceux qui me continueront… Quand je vous regarde, je me demande pourquoi je me serais imposé tant de travaux dont beaucoup n’étaient pas ragoûtants… Vous vous battez pour une gifle flanquée à une femme alors que des tâches capitales vous attendent… J’ai honte d’avoir engendré des garçons aussi médiocres que vous… Chez nous, les femmes ne sont rien et vos affections particulières ne doivent venir qu’après notre entente qui sera sans faille ou qui ne sera pas… Je n’ai jamais permis que votre mère élevât la voix. Elle obéissait. En échange, je lui témoignais la tendresse à laquelle elle avait droit en dehors de mes soucis quotidiens que je gardais pour moi seul. Je l’ai beaucoup aimée et respectée quand elle m’a eu donné trois fils, mais il faut croire qu’il y avait quelque chose de pourri dans son sang pour que vous ayez des caractères de femme ! Carmelo, toi surtout, tu me déçois. Quant à toi, Nicolà, ne relève plus jamais la main sur un de tes frères, sinon tu quitteras la maison sans un sou. Michele, si Armida ne change pas, je t’obligerai à t’en séparer. C’est compris ?

Matés, ils inclinèrent la tête pour affirmer leur soumission. Le vieux savoura un instant sa victoire avant de poursuivre :

— Carmelo, tu dois pousser les affaires avec Giuseppa. Je veux que ce mariage se fasse le plus tôt possible. Après, je pourrai me reposer puisque la Mincia relèvera du patrimoine des Partinico.

Michele dit :

— Père…

— Je t’écoute…

— Pardonnez-moi, père, mais comment le mariage de Giuseppa avec Carmelo pourra-t-il nous rapporter la Mincia, puisqu’en cas de mariage, la donation s’annule de plein droit ?

— À condition que Concetta soit encore en vie lorsque sa sœur se mariera.

* *
*

Don Cosimo, qui était presque aussi souvent pris par les besognes ménagères que par le service de Dieu, était en train de balayer lorsque don Luciano se présenta.

— Bonsoir, padre.

— Bonsoir.

— Nous avons eu une bonne journée.

Le prêtre se redressa.

— Vous n’êtes pas venu pour parler du temps, don Luciano ?

— Non, mais d’un mariage.

— Tiens, donc ? Auriez-vous l’intention de convoler à nouveau ?

— Vous croyez que c’est le moment de plaisanter ?

— Pourquoi pas ? Le Seigneur aime la joie.

— Pas moi.

— Vous devriez vous purger l’âme par une bonne confession, don Luciano, peut-être cela vous rendrait-il votre humeur d’autrefois, celle du temps où vous ne pensiez pas qu’à l’argent, où vous respectiez la vie de vos semblables !

Partinico serra les poings et réussit à se dominer.

— Don Cosimo, je ne suis pas là pour me quereller avec vous, mais n’exagérez pas… Je désirerais fixer la date du mariage de mon fils Carmelo.

— Je m’en doute, les deux autres étant encore en puissance de femme, à moins que les Partinico qui peuvent tout se permettre, n’aient décidé d’adopter les mœurs mormones ?

— Vous avez tort, don Cosimo, de le prendre sur ce ton… grand tort…

— Vous allez m’envoyez vos tueurs ?

— Assez ! Je n’ignore pas que vous êtes un prêtre irréprochable, que vos paroissiens vous révèrent… Pour moi, don Cosimo, vous n’êtes qu’un homme comme les autres et que j’écarterai de ma route s’il me gêne, tenez-vous-le pour dit !

— Sortez !

En réponse, don Luciano se mit à rire. Hors de lui, le padre répéta :

— Sortez !

— Pas avant de vous avoir confié ce que j’ai à vous apprendre… Voyez-vous, je sais que je ne puis porter la main sur vous, don Cosimo, mais il y a tant d’autres manières de venir à bout de qui vous ennuie… Un beau petit scandale bien mijoté…

— Personne n’y croirait !

— En êtes-vous sûr ?

Le prêtre hésita avant d’ajouter :

— Non…

— Vous avez donc intérêt à ne pas me chercher noise, padre. Maintenant, oublions tout cela… et parlons du mariage de mon fils Carmelo… avec la veuve Giuseppa Pollina.

— Elle est d’accord ?

— Pourquoi pas, puisque moi, je le suis ? un mariage très simple…

— À la sauvette.

Cynique, don Luciano approuva :

— À la sauvette, exactement.

— Vous ne convierez pas les morts ? Dommage, on aurait un beau cortège… Il est vrai qu’ils vous attendront ailleurs.

— Grand bien leur fasse ! La cérémonie dans deux semaines. Je paie d’avance. Combien ?

— Rien.

— Vous m’étonnez !

— Il y a de l’argent qui vous souillerait à jamais si on l’acceptait.

— À votre idée, don Cosimo. Une belle matinée, vraiment !

Partinico ayant quitté la sacristie, don Cosimo tomba à genoux et pria de toutes ses forces pour que Dieu mette un terme à l’activité malfaisante de don Luciano. Le docteur le trouva dans cette position, mais attendit qu’il en eût terminé avec ses exercices pieux pour lui demander :

— Padre, auriez-vous tant de péchés à avouer que vous priiez avec une telle ferveur ?

Le regard et la voix désespérée de don Cosimo toucha le médecin aux larmes.

— Qu’avez-vous, mon ami ?

Le prêtre se mit à pleurer.

— Don Basilio, qu’avons-nous donc fait au Ciel pour qu’il nous abandonne aussi totalement ?

Il raconta au médecin la visite de don Luciano et ses menaces. Don Basilio tenta de consoler son vieil ami.

— Ce n’est pas à moi, don Cosimo de vous conseiller d’avoir confiance dans la Providence… Personnellement, j’ai bon espoir – bien que ne m’adressant pas aux mêmes puissances tutélaires que vous – de voir don Luciano obligé de céder.

— Dieu vous entende !

Le médecin cligna de l’œil :

— J’ignore si ce sera Dieu, mais je suis certain qu’on m’entendra.