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Depuis sa rencontre avec l’Allemand, Concetta n’était plus la même. Elle qui ne souriait pas, riait à tout bout de champ et se risquait même à fredonner quelques-unes de ces rengaines qu’elle entendait chanter, le soir, dans les rues napolitaines. La signora Abetone n’en croyait pas ses oreilles et, tout heureuse, imaginait déjà quelque histoire d’amour en gestation. La brave veuve avait poussé des cris d’horreur lorsque son hôte lui avait raconté l’agression dont elle avait été victime, sans s’appesantir sur le secours qui lui était venu de la part d’un inconnu. Cependant, lorsqu’il s’agissait de tendresses et de serments, la signora Abetone montrait une intelligence au-dessus de ses capacités ordinaires.
— À propos, comment s’appelle-t-il ton sauveur ?
— Je ne sais pas.
— Tu ne lui as pas demandé son nom ?
— Je n’y ai pas pensé.
— Est-il beau ?
— Je n’ai pas fait attention.
— Où avais-tu les yeux, alors pendant les deux heures que vous avez passées ensemble ?
— … Chez nous, les filles ne regardent jamais les hommes en face, ou bien ce sont des effrontées.
Dona Ascania souleva ses épaules dodues.
— Vous êtes de drôles de numéros dans votre patelin, si tu veux mon avis… À quoi ça sert, je te le demande, de sortir avec un garçon si tu ne le regardes pas ? Alors, il serait bigle ou il aurait le visage tout plein de lèpre, que tu t’en apercevrais pas ?
— Tout de même, dona Ascania, tout de même !
Concetta riait et son amie était heureuse de la voir rire.
— À mon idée, si t’as pas voulu le voir de plus près c’est qu’il devait être affreux.
La jeune femme tomba dans le piège tendu :
— On ne peut pas dire qu’il soit beau avec cette balafre qui lui coupe la figure en deux, mais il a des yeux durs comme ceux des aigles, du moins je l’imagine… et par moment, ils deviennent très doux…
— Je me demande de quelle façon tu t’y es prise pour remarquer tout ça sans l’avoir jamais regardé ?
Concetta resta un instant interloquée, puis confuse, se cacha le visage dans ses mains tandis que le bon rire de la signora Abetone emplissait la pièce.
* *
*
Bien loin de se douter du trouble qu’il avait déclenché chez la petite Sicilienne, Helmut buvait dans l’arrière-salle du Poisson ailé, son quartier général. Il était, comme d’habitude seul à une table, car il ne frayait avec personne. C’était un solitaire et cette solitude inquiétait les autres voyous, leur inspirait une sorte de crainte, dans ce pays où si l’on reste cinq minutes sans parler, tout le monde vous croit à l’agonie. On ne dérangeait jamais l’Allemand pour des vétilles. Il avait la réputation de ne se mêler qu’aux grosses affaires et de ne pas reculer dans les histoires où la mort devait tenir sa partie. Nul ne savait ce qu’il attendait de l’existence. On ne lui connaissait pas de maîtresse ni de vice. On le considérait comme une sorte de monstre dont il valait mieux ne pas être l’adversaire.
Helmut buvait son Campari lorsqu’un garçon d’une quarantaine d’années, s’approcha.
— Est-ce que je peux te parler ?
L’Allemand regarda l’importun et sourit.
— Encore sans le sou, Gino ?
— Je croyais me refaire au totocalcio, et puis…
Gino Carpi avait été, une dizaine d’années plus tôt, un caïd du coin. Il appartenait à la Mafia et imposait sa loi, mais sans rudesse ni méchanceté. C’est pourquoi, lorsque la Mafia l’avait abandonné à son sort à cause de son grand penchant pour l’alcool, on ne s’était pas montré cruel envers lui. On avait toléré qu’il restât dans le quartier où il continuait à boire en rendant de menus services à celui-ci et à celui-là, ce qui lui permettait de ne pas mourir de faim. Helmut lui tendit un billet de mille lires.
— Va te soûler Gino et fais de beaux rêves…
— T’es un chic type, Helmut, un vrai chic type d’avoir pitié d’une vieille cloche dans mon genre. Pourquoi t’es comme ça avec moi ?
— Parce que nous sommes en dehors de la société, toi et moi Gino, et qu’on crèvera tous les deux à l’hôpital à moins qu’on nous mène directement à la morgue.
— C’est vrai et peut-être même que ça sera dans pas longtemps… À propos, je voudrais pas me mêler de tes affaires, Helmut, mais tu t’intéresses à la jolie Sicilienne avec laquelle je t’ai vu l’autre nuit ?
Les paupières de l’Allemand s’étrécirent et d’une voix coupante :
— Si tu te mets à poser des questions, nous ne serons plus amis, Gino.
— Bon, admettons que j’ai rien dit. Ce que j’en faisais, c’était pour te rendre service.
— Me rendre service ?
— Au cas où tu tiendrais à elle.
— Et alors ?
— Je te signalerais, qu’on la cherche.
— On la cherche ? Qui la cherche ?
— Adriano Langarone… Tu le connais ?
— De vue… Un minable qui tuerait sa mère pour cinq cents lires… Pourquoi la cherche-t-il ?
— Tu viens de le dire… et il touchera sûrement plus de cinq cents lires.
— Il veut la tuer ?
— Un contrat, à ce qu’il paraît.
— Merci, Gino… Je te revaudrai ça…
— Content d’avoir pu te rendre service.
— Si je le rejoins avant qu’il ne l’attrape, il y aura cinq mille lires pour toi.
— Alors, je vais peut-être bien aller brûler un cierge à S. Maria la Nova, c’est ma préférée.
* *
*
À Diolivoli, la tension montait. Les partisans du mariage et ceux qui estimaient qu’il s’agissait d’une mauvaise action ne désarmaient pas. Aragona et Fabriano avaient déjà été obligés de malmener quelques opposants irréductibles et bavards. Cela n’arrangeait pas les choses. Don Cosimo et le docteur menaient le combat à la tête de l’opposition. Don Luciano s’en montrait très irrité. Un jour de marché, sur la place, il avait attrapé don Basilio pour lui dire qu’il était fatigué de ses excentricités et que si les choses devaient continuer de la sorte, il se verrait dans l’obligation de demander la fermeture de son cabinet dont l’installation ne répondait pas aux mesures d’hygiène prescrites par la loi. Alors, chose dont on ne l’aurait jamais cru capable, le médecin s’était redressé et avait presque crié :
— Luciano Partinico, je te considère comme la plus parfaite canaille que j’aie vue dans ma vie. Ce que tu es en train d’imposer à la pauvre Giuseppa est ignoble. Tu es la honte de Diolivoli ! Quand je pense que pendant des années et des années, je t’ai serré la main, j’ai envie de me couper la mienne. Retire-toi, Luciano. Parmi ces braves gens qui nous entourent, tu n’as plus ta place !
Le vieux Partinico, les mâchoires contractées par la haine, ne parvenait pas à articuler un mot. Il regarda autour de lui et ne rencontra que des visages hostiles. Il réussit à dire :
— Tu vas me payer ça, Basilio !
— Tu m’enverras tes tueurs pour réclamer ta note ?
Fendant rageusement le rang des spectateurs, Partinico se rendit chez les carabiniers où il expliqua d’une voix entrecoupée par la colère qui l’étouffait, ce que le maréchal devait faire pour que le médecin ne puisse plus recevoir ses malades. Demeuré seul, le bel Alcamo pensa une fois de plus que le service de don Luciano n’était pas des plus faciles. Il leva les yeux vers Friddi qui avait assisté à la visite du chef des Partinico et avant que le maréchal n’ait ouvert la bouche, le carabinier secouant la tête, disait gentiment :
— Non, même si vous me le demandiez en me promettant les galons de capitaine, je refuserais. Il y a des saloperies qu’on doit faire soi-même, quand on a osé en accepter l’idée.
Alcamo se leva, et sans crier, confia à Friddi :
— Ça ne peut plus continuer de la sorte… Entre vous et moi, c’est fini… Je vous ai supporté tant que j’ai pu, mais maintenant, je ne peux plus… Vous allez partir, Salvatore Friddi… Je vais demander votre rappel à Naples avec l’appui de don Luciano… Je ne pense pas que vous resterez parmi les carabiniers.
— Je n’en suis pas sûr, maréchal. Les officiers et sous-officiers de carabiniers ne vous ressemblent pas tous, Dieu merci ! Je vous répète : il n’est pas certain que de nous deux, ce soit moi qui parte le premier.
* *
*
En passant de la place durement ensoleillée à l’ombre qui régnait dans le vestibule de sa demeure, le maître des Partinico devenait aveugle durant quelques secondes. Il en avait l’habitude et fermait ses paupières pour habituer ses yeux à l’obscurité avant de monter l’escalier mal éclairé par une fenêtre dont l’étroitesse en préservait la fraîcheur. Le vieil homme tendait la main pour attraper la rampe lorsqu’un pan d’ombre parut se détacher du mur tandis qu’une voix basse et grave, demandait :
— Vous avez l’air fatigué, don Luciano ?
— Don Ettore !
— Surpris ?
— Étonné, seulement.
— Gagnons votre bureau, voulez-vous ? je vous y expliquerai les raisons de cette visite.
Sitôt qu’il fut entré dans la retraite du maître de céans, Olbia, s’installa dans le fauteuil, derrière le bureau et, sans plus se soucier de ce que faisait son hôte, il déclara :
— Je rentre d’Agrigente et comme Diolivoli est à peu près sur ma route, j’ai pensé à vous saluer au passage.
— Je vous en remercie, don Ettore.
— Don Luciano, je suis venu ici, il y a un an, vous mettre en garde contre une… comment dirais-je ? une interprétation un peu trop libre de vos obligations envers notre compagnie… Il ne semble pas que vous en ayez tenu compte. Pourquoi ?
— Je ne vois pas ce que vous voulez insinuer, don Ettore ? Depuis votre visite, je n’ai pas eu à me livrer au moindre acte de violence… Je m’en serais gardé, d’ailleurs en raison de vos recommandations.
— La population de Diolivoli est très montée contre vous, c’est-à-dire contre nous.
— Bavardages de quelques envieux.
— Ce n’est pas mon impression… Don Luciano, parlez-moi donc de ce domaine de la Mincia que vous aviez tant à cœur ?
— Eh bien ! don Ettore, je suis heureux de vous apprendre que je ne m’y intéresse plus. D’autres plaisirs me retiennent et d’autres espérances aussi.
— Je sais, votre fils Carmelo se propose d’épouser Giuseppa Pollina.
— Exactement.
— À propos, don Luciano… ce Carmelo, c’est celui qui a tué sa femme ?
— Don Ettore ! comment pouvez-vous…
— Parce que c’est la vérité.
— Alors, vous en savez plus long que moi !
— Il m’est désagréable d’entendre un vieil homme mentir à la manière d’un enfant pris en faute. Quelle pression avez-vous exercée sur cette malheureuse pour qu’elle accepte d’entrer dans une famille qui a le sang des siens sur les mains ?
— Aucune, don Ettore, aucune vraiment. Je comprends qu’à priori cela puisse sembler étrange, mais Giuseppa est jeune, Carmelo l’est encore… Une pente naturelle les a poussés l’un vers l’autre… L’amour est plus fort que toutes les haines, que toutes les conventions, que tous nos calculs.
— Don Luciano, pour la dernière fois, je vous dis : attention ! vous me manquez de respect en me racontant des histoires à dormir debout.
— Mais, je vous assure…
— Vous devriez vous douter qu’avant de vous rencontrer, je me suis renseigné… J’ai bavardé avec le docteur Basilio Cavalesi.
— Oh ! celui-là… !
— Celui-là, don Luciano, est un homme que nous estimons fort et que nous protégeons, souvenez-vous-en. Pas question non plus qu’il quitte Diolivoli et vos carabiniers feront bien de le laisser tranquille s’ils ne tiennent pas à être mutés… Or, cher ami, figurez-vous que don Basilio m’a appris qu’en échange du sacrifice de Giuseppa, la Mincia reviendrait à sa sœur par suite de l’annulation d’une donation et que vous vous seriez engagé à ne plus importuner celle-ci. Au contraire, il paraît même que vous l’aideriez à diriger le domaine ?
— C’est vrai.
— Pourquoi cette soudaine générosité ?
— Carmelo est mon préféré. Je veux qu’il soit heureux.
— Même au prix d’un chantage ?
— Il ne s’agit pas de chantage. Giuseppa est contente d’épouser mon fils… L’aide à Concetta, sa cadette, est une prime que je lui offre… une espèce de dot en quelque sorte, puisque de toute façon, d’après les conventions passées entre les deux sœurs, Giuseppa renonce à la Mincia en prenant époux.
— Mesurez bien les mots que vous allez me donner en réponse à ma question : ai-je votre parole que Giuseppa épouse votre fils en toute liberté et de son plein gré ?
— Vous l’avez. D’ailleurs, venez au mariage et vous verrez que je vous ai dit la vérité.
Don Ettore se leva pesamment.
— Soyez persuadé que j’y viendrai, don Luciano, et d’avance, je vous remercie de votre invitation.
* *
*
Toute la nuit, Helmut avait cherché Adriano Langarone dans les cafés du port, sans pouvoir le rencontrer. De guerre lasse, et ne voulant pas éveiller la méfiance du tueur en interrogeant à droite et à gauche, il finit par se rendre dans la rue où habitait Concetta et là, se dissimulant dans l’entrée d’une maison, il attendit.
Helmut attendit longtemps. Immobile, il se confondait avec la pierre du mur. Il vit le quartier s’éveiller et s’effacer les dernières traces de la nuit. Bientôt, un appel creva le silence d’un matin encore engourdi, on y répondit, et le brouhaha de la vie commença à se répandre.
Vers neuf heures, Concetta sortit de chez elle et presque aussitôt, l’Allemand repéra l’homme qui emboîtait le pas à la jeune femme. Il poussa un soupir de soulagement et se mit en chasse.
Adriano Langarone n’apportait pas beaucoup de cœur à l’ouvrage. Tuer une femme jeune et jolie le dégoûtait. Mais, il n’avait plus le sou et le paquet qu’il allait toucher, son contrat une fois rempli, le mettrait à l’abri du besoin pour pas mal de mois. Il savait où et à quel moment il poignarderait la Sicilienne dont, depuis plusieurs jours, il épiait les habitudes. Tout en ne quittant pas sa silhouette de l’œil, il se laissait aller à rêver à ce qu’il ferait de son argent, quand il sentit quelque chose de dur dans son dos tandis qu’on murmurait à son oreille :
— Garde bien les mains en dehors de tes poches, sinon tu auras des ennuis définitifs.
Langarone eut du mal à déglutir. On le prit par le bras. On marcha à son côté et il reconnut l’Allemand. La peur lui noua le ventre. Il demanda :
— Pourquoi ?
— Parce que je ne veux pas qu’on touche à cette fille.
— Je ne fais qu’obéir.
— À qui ?
— Tu t’en doutes, non ?
— Viens. On va leur demander des explications. Accolés comme de bons copains heureux d’être ensemble, ils pénétrèrent dans la boutique de celui qui avait donné un billet d’avion à Mario Nebrodi. Le patron devina que ces deux-là n’étaient pas des clients et les invita à pénétrer dans son bureau.
— Que puis-je pour vous ?
— Vous me connaissez ?
— Je vous connais, signor Schlierbach.
— Alors, vous devez savoir que je ne me dérange pas pour rien.
— Je le sais.
— Et celui-là, vous le connaissez aussi ?
— Vaguement. Pourquoi ces questions ?
— Parce qu’il prétend avoir un contrat à remplir sur la personne d’une jeune Sicilienne.
— Si c’est vrai, vous auriez grand tort de vous en mêler, signor Schlierbach.
— Je ne permets pas qu’on tue mes amis.
— Vous ne permettez pas, hein ?
— Je ne permets pas.
Le commerçant décrocha le téléphone, composa un numéro.
— Une petite histoire à débrouiller. Adriano Langarone est-il sous contrat en ce moment ?
Il y eut un long silence, puis le patron dit :
— Merci… Excusez-moi de vous avoir dérangé. Oui, oui, comptez sur moi.
Se redressant, il regarda Langarone.
— Vous n’êtes pas sous contrat chez nous.
— Mais c’est de Sicile qu’on m’a téléphoné ! de Catane !
— Bon, nous allons voir.
Une demi-heure passa avant que là-bas, dans sa belle maison, don Ettore reçut la communication. Quand il eut écouté ce qu’on lui racontait, il demanda :
— Passez-moi cet homme…
Et lorsqu’il l’eut en ligne.
— Vous avez déjà reçu de l’argent ?
— Oui, vingt mille lires…
— Comment se nommait votre interlocuteur ?
— Ettore Olbia.
Don Ettore ne broncha pas. Il se doutait de la chose depuis le début.
— L’objet du contrat ne s’appellerait pas Concetta, de son prénom ?
— Si, c’est bien ça, signore.
— Ne répétez pas son nom de famille. Répondez-moi seulement par oui ou non… Nebrodi ?
— Oui.
— Parfait. On vous a menti. Je suis Ettore Olbia. Abandonnez ce faux contrat et gardez l’argent. Si l’on vous contactait à nouveau, vous préviendriez celui chez qui vous êtes en ce moment.
À Naples, Langarone ayant raccroché regarda les deux hommes qui étaient avec lui dans la pièce et avoua :
— J’ai été possédé.
Puis à l’Allemand :
— Je te remercie… Tu m’as évité une sacrée bêtise.
* *
*
Concetta, enfermée dans sa chambre, ne répondait pas aux prières de la signora Abetone qui la suppliait de venir dîner. Elle pleurait toutes les larmes de son corps et ses larmes tombaient sur la lettre de don Cosimo qu’elle avait lue. Le prêtre lui expliquait qu’à son avis, Giuseppa se mariait uniquement pour que sa sœur puisse rentrer à la Mincia et y goûter la paix. Il adjurait Concetta de ne pas accepter ce sacrifice inhumain, mais en même temps, il reconnaissait qu’il ne voyait pas de quelle façon on pourrait l’empêcher, car Giuseppa nierait tout. Il déconseillait d’écrire, don Luciano pouvant avoir connaissance de son courrier en premier. Désespérée, Concetta ne savait quelle décision prendre. À nouveau, dona Ascania frappa à la porte :
— Concetta… Une visite pour toi… Ouvre !
La petite veuve crut à une gentille ruse pour l’obliger à se mettre à table. Elle demanda :
— Qui est-ce ?
— Un homme. Il n’a pas voulu dire son nom.
Le cœur de la jeune femme se mit à battre plus vite.
— Comment est-il ?
— Pas beau ! Une cicatrice lui coupe la figure en deux.
Concetta avait ouvert avant que son hôtesse n’ait eu terminé sa phrase. Elle se précipita dans la pièce qui servait de salon de réception, de salle à manger et de chambre à coucher pour la signora Abetone. L’Allemand l’y attendait. Elle s’arrêta devant lui, ne sachant que faire.
— Je suis ici pour t’avertir. Quelqu’un te veut du mal. Quelqu’un qui vit en Sicile.
— À moi ?… mais pourquoi ?
— Je l’ignore.
— Vous avez dû mal comprendre… Voyez, s’il doit y avoir une victime, ce ne sera pas moi !
Elle lui tendit la lettre. Il la lut.
— Ta sœur est une chic fille…
— Oui, et je voudrais l’aider. Ce mariage, je ne puis l’accepter.
Helmut haussa les épaules.
— On ne peut pas empêcher d’agir ceux qui tiennent à se dévouer… Après tout, en a-t-on le droit ? Alors, tu veux retourner là-bas ?
— Je ne puis faire autrement… Giuseppa m’attend… Le domaine m’attend…
— Et un garçon, sans doute ?
— Non. J’ai déjà été mariée… Mon époux est mort… assassiné par ces mêmes hommes qui torturent ma sœur.
Elle lui raconta son histoire, en évitant de prononcer le nom de Mario. Il l’écouta attentivement sans manifester le moindre sentiment tandis que dona Ascania, revenue dans la pièce, se tamponnait les yeux de son mouchoir roulé en boule. Lorsque Concetta eut fini, l’Allemand résuma sa pensée :
— C’est fou le nombre de salauds qu’il y a sur terre… Malheureusement, ni toi ni moi ne pouvons entreprendre de corriger le monde, hein ? mais, crois-moi, tu devrais rester ici… la vie n’y est pas désagréable, après tout… Tu es jolie, tu trouveras sûrement à te remarier… Enfin, ça te regarde. Bonne chance !
— Merci, Helmut.
Surpris, le visage subitement durci, il s’enquit :
— Tu connais mon prénom ?
Elle sourit.
— Il m’est familier depuis pas mal de temps, Helmut Schlierbach.
Il s’approcha d’elle :
— Qui te l’a appris ?
— Mon mari.
— Ton mari ? celui qu’on a assassiné ?
— Oui… Il s’appelait Mario Nebrodi.
Stupéfait, il la contempla comme s’il la voyait pour la première fois.
— Mario est donc mort… C’est pour cela que je ne recevais pas de nouvelles… Ainsi, tu es celle dont il me parlait sans cesse… Parfois, dans la rue, quand nous nous promenions, il me montrait une fille qui marchait devant nous et il me disait : « Tu vois celle-ci, elle ressemble à ma Concetta…» Le meilleur garçon du monde… Et ils l’ont tué. Pourquoi ?
— Pour nous voler la Mincia.
— Bon. Ne bouge pas. Reste avec ton amie. Je descends chercher de quoi manger et boire. Nous dînerons tous les trois et tu m’expliqueras tranquillement, en reprenant tout par le début afin que je comprenne bien. Vous avez un panier, signora ?
Dona Ascania se précipita.
— Voilà !
Quand elle lui eut remis le panier et alors qu’il se disposait à quitter la pièce, Concetta s’enquit :
— Pourquoi tenez-vous à connaître tous les détails.
— Je ne souhaite pas débarquer à Diolivoli comme sur une planète inconnue.
— Vous allez m’accompagner à Diolivoli ?
— Naturellement.
— Mais pour quelles raisons… ?
— Cela ne ferait pas plaisir à Mario que ta sœur épousât son meurtrier. Je vais rendre ce mariage impossible.
— Comment vous y prendrez-vous ?
— Je tuerai les Partinico.