I

Chaque matin, le carabinier Salvatore Friddi était le premier levé. D’abord, parce qu’il était le plus vieux de l’escouade et qu’il ne dormait pas tellement bien, ensuite parce que célibataire, il ne risquait pas de réveiller une épouse grognonne et des enfants pleurnicheurs, enfin parce qu’à cette heure, on pouvait encore croire à la fraîcheur du jour qui s’annonçait.

Salvatore n’avait plus que trois ans de service à accomplir avant sa retraite et de retrouver sa Toscane chérie. Un attachement profond à sa province natale si réputée ne l’empêchait pas d’aimer ce bourg sicilien de Diolivoli, pas très loin de Scropisto dans la province de Syracuse. Friddi s’était épris de cette terre affreusement pauvre et calcinée par le soleil. Les gens de Diolivoli avaient admis ce brave homme parmi eux et toutes les femmes emmaillotées dans leurs voiles noires, tous les hommes sévères aux visages pour la plupart émaciés, éprouvaient de la sympathie pour ce quinquagénaire simple et bon. En bref, Salvatore aurait été parfaitement content de son sort, s’il n’y avait eu la Mafia et le maréchal Alcamo.

La Mafia, Friddi ne pouvait pas la souffrir, car sa présence, sa puissance, niaient l’autorité de la Loi. À Diolivoli, le chef en était Luciano Partinico – don Luciano – le notaire, qu’entouraient ses trois fils, Michele, Carmelo et Nicolà, avec ses trois brus, Armida, Agantina et Cannarella. Salvatore les haïssait tous, sauf Agantina qu’il savait malheureuse. C’était une Napolitaine qui n’avait jamais pu s’habituer aux mœurs siciliennes. Don Luciano agissait comme il l’entendait à Diolivoli. Il levait des impôts particuliers sous forme de cadeaux en échange d’une protection qui s’avérait efficace, et dirigeait à sa guise les fonctionnaires qui se hasardaient à Diolivoli. Sa force tenait à ce que nul n’ignorait que les Amis de Catane le parrainaient, prêts à couvrir toutes ses exactions. Le plus servile à son égard – en dehors de ses hommes de main, Aragona et Fabriano, inscrits au chômage – était sans contredit le maréchal des carabiniers, Pietro Alcamo, qui attendait de don Luciano qu’il favorisât une carrière que le jeune sous-officier souhaitait aussi brillante que rapide.

Lorsque Friddi sortait au petit matin, le bourg encore silencieux et calme, semblait baigner dans la pureté d’un soleil pas trop féroce encore. La carabinier pensait à ceux qui dormaient, à leur misère, à à leur fatigue et songeait que, par moments, le Seigneur ne devait pas prêter attention à ce qu’il se passait sur la terre. En longeant la façade de la maison de don Luciano, Salvatore s’efforçait de se rappeler qu’il était sur le point de prendre sa retraite et qu’il lui fallait réfréner ses colères, pour si justifiées qu’elles soient, afin de ne pas finir, à son tour, dans la misère.

Tous les matins, le carabinier effectuait la même promenade. Il gagnait la route de Francofonte, la quittait au bout de 500 mètres pour descendre le long d’un sentier où se tordaient des arbrisseaux presque desséchés et conduisant à un ruisseau, la Bronza, où il y avait quelquefois de l’eau au début du printemps.

Sous la botte du carabinier, les cailloux qui tenaient à peine dans le sol poussiéreux, se détachaient et accompagnaient son pas de glissades et de dégringolades qui mettaient un bruit léger dans la campagne endormie. Dans ces instants-là, Friddi avait l’impression d’être seul dans un monde où les Partinico et les Alcamo n’auraient plus leur place. Soudain, Salvatore s’arrêta net. Sous le chêne vert qui marquait la limite du sentier avant sa chute quasi verticale dans le ruisseau, il y avait une grande forme noire ; surpris, le carabinier avança avec précaution. Ayant rapidement fait glisser de son épaule la courroie de son fusil, il avait empoigné ce dernier de façon à tirer au moindre soupçon de danger. Friddi avait beau être dégoûté des hommes, il tenait beaucoup à la vie. Il lui fallut n’être plus qu’à deux ou trois mètres de ce qui l’intriguait pour reconnaître une silhouette féminine. Le carabinier gémit :

— Sainte Madone !

Les pieds de la femme oscillaient de façon presque imperceptible, dans le vide, car la pauvrette s’était bel et bien pendue. Salvatore s’approcha, ému, pas très rassuré au fond. La mort l’inquiétait et les suicidés étaient pour lui des monstres dont le contact impie demeurait dangereux, même après leur disparition. Surmontant sa répulsion, Friddi fit tourner le cadavre et passant un doigt qui tremblait sous le menton de la désespérée, il cria :

— Ce n’est pas possible !

Il venait de reconnaître dona Agantina, la seconde des brus de Luciano Partinico, l’épouse de don Carmelo.

Salvatore la savait malheureuse, mais d’ici à mettre fin à ses jours et à risquer la damnation éternelle… ! Soutenant la morte, il coupa la corde et étendit son fardeau par terre. Il donna une tenue décente à la défunte en abaissant son jupon et sa robe. Il lui ferma les yeux et entoura le visage de son propre mouchoir pour maintenir la mâchoire. Dans ce geste, il s’aperçut qu’Agantina avait du sang sur la nuque. Il examina la tête de plus près et sut alors qu’on avait osé assassiner la belle-fille de don Luciano !

* *
*

Le maréchal Pietro Alcamo était fort content de sa personne. Joli garçon qui venait, tout juste, d’atteindre la trentaine, il plaisait aux femmes et, chose rare, ne déplaisait cependant pas aux hommes. On lui savait gré de ne pas courtiser les filles du pays. Il était, à la vérité, trop habile, trop soucieux de son avancement pour se permettre des sottises qu’on ne lui eût pas pardonnées. Il espérait se glisser un jour parmi les officiers et ne ménageait, dans ce but, aucun effort. Dès son arrivée à Diolivoli, trois années plus tôt, il s’était astreint à se faire bien voir de don Luciano, le « capo mafioso » du coin. Alcamo était parfaitement dénué de scrupules et prenait plus soin de son physique que de sa conscience. Il s’occupait à nettoyer ses ongles lorsque Friddi entra en coup de vent et le fit sursauter sur sa chaise. Le maréchal rendait avec usure au carabinier l’hostilité que l’autre lui témoignait. Il détestait dans Salvatore une mentalité d’un autre temps, une droiture qui, tout ensemble, l’exaspérait et le gênait.

— Alors, quoi ? vous n’attendez plus qu’on vous permette d’entrer ?

— Maréchal ! maréchal… si vous saviez !

— Si je savais, quoi ?

— On a tué Agantina Partinico !

À son tour, le maréchal parut en proie à une anxiété folle.

— Qu’est-ce que ça veut dire : on l’a tuée ?

— On l’a assassinée, si vous préférez !

— Mais où ? quand ? comment ?

Friddi raconta sa lamentable découverte et Pietro dit :

— Après tout, elle s’est peut-être suicidée ?

Le carabinier secoua la tête.

— Non. On l’a assommée avant de la pendre.

— Qu’en savez-vous ? vous y étiez ?

— Mais maréchal…

— Vous n’êtes pas médecin, n’est-ce pas ? Alors, filez chercher le docteur Cavalesi et emmenez-le là-bas, après je verrai ce qu’il conviendra de faire.

Pietro Alcamo retardait le plus longtemps possible le moment où il lui faudrait apprendre à don Luciano que sa belle-fille avait été peut-être assassinée dans un pays où lui, Pietro, était chargé d’assurer la sauvegarde des habitants. Une aventure à briser définitivement sa carrière. La mort dans l’âme, il attendit le retour du carabinier.

Une demi-heure plus tard, Friddi était de nouveau devant son chef en compagnie de Basilio Cavalesi, contemporain et camarade d’enfance de don Luciano. Depuis trente-cinq ans, don Basilio soignait les habitants de Diolivoli et était aimé de tous. On savait qu’il appartenait à la Mafia, mais qu’il n’en retirait aucun profit personnel. C’était un petit homme sec, nerveux, aux cheveux blancs et au visage tanné par le soleil et le vent.

— Sale affaire, maréchal…

— Parce que, réellement, elle a été…

— On l’a tuée avant de la pendre.

— Seigneur Dieu ! comment don Luciano va-t-il réagir ?

— Mal, je le crains.

— Je suis foutu…

— Écoutez, maréchal, ce n’est pas le moment de vous attendrir sur votre sort. Le plus urgent est d’envoyer chercher le corps et de le déposer chez les Partinico. Moi, pendant ce temps, je vais annoncer la nouvelle à don Luciano.

— Merci.

— Ne me remerciez pas ! ce n’est pas pour vous, mais pour lui que je le fais.

Le médecin méprisait le chef des carabiniers.

* *
*

Au contraire de son ami Cavalesi, don Luciano apparaissait sous les traits d’un homme grand et fort qui avait été très beau dans sa jeunesse et, de cette beauté, il restait suffisamment de traces pour donner à ce sexagénaire au visage à peine empâté, le masque d’un empereur romain. Notaire de son état, don Luciano travaillait à quantité d’autres choses qu’aux obligations de sa charge. Les Amis de Catane avaient eu de l’estime pour lui et n’avaient pas hésité, un temps, à l’appeler pour prendre son conseil dans des histoires difficiles. Cependant, ils avaient appris que don Luciano avait une passion qui mobilisait toute son énergie, inspirait tous ses projets, guidait toutes ses démarches : l’amour de la terre. Il ne cessait d’acheter et se trouvait à la tête d’un domaine de plusieurs centaines d’hectares où travaillaient, aujourd’hui, ceux qui les possédaient hier. Craint, obéi, don Luciano ne se souciait pas de savoir s’il était aimé ou haï. L’opinion des autres lui était indifférente.

Ayant perdu sa femme en même temps que lui naissait son troisième fils, quelque trente années plus tôt, don Luciano ne s’était jamais remarié. L’amour ne l’intéressait pas. La terre, seule. Le matin, il gagnait de bonne heure son bureau et debout, les mains jointes derrière le dos, il se laissait aller à rêver devant le plan cadastral de Diolivoli où la Mincia, le dernier grand domaine qui ne lui appartenait pas encore, lui faisait battre le cœur. Que n’aurait-il pas fait ou donné pour mettre la main sur la Mincia… !

L’entrée du docteur le surprit.

— Tu es tombé du lit, Basilio ?

— Non.

— Alors, une de tes clientes qui a jugé bon d’accoucher à l’aurore ?

— Non plus… Luciano, j’ai une mauvaise nouvelle pour toi.

— Ah ?… Je t’écoute.

— Il s’agit de ta belle-fille.

— Laquelle ?

— Agantina.

— Qu’a-t-elle fait ?

— On lui a fait, plutôt… Tiens-toi bien, Luciano, on a… enfin, on a osé…

Sans lever la voix, don Luciano dit :

— On a osé quoi ?

— L’assassiner !

Don Luciano ne broncha pas. Il se contenta de remarquer :

— Ce n’est pas vrai.

— Je l’ai examinée !

— Raconte.

Et le médecin expliqua la visite du carabinier venu le tirer de son lit pour l’emmener jusque sur les lieux du crime, près du ruisseau de la Bronza.

— Crois-moi, Luciano, il n’y a pas d’erreur possible, Agantina était morte quand on l’a pendue.

— Non.

Surpris, le docteur regarda son ami.

— Ça veut signifier quoi, ce non ?

— Agantina s’est suicidée.

— Ce n’est pas vrai !

— C’est vrai et je ne souffrirai pas qu’on prétende le contraire, même si c’est un vieil ami qui m’est cher.

Il y eut un long silence, puis don Basilio murmura :

— Pourquoi, Luciano ?

— Parce que c’est la vérité.

— Je n’ai plus ta confiance ?

— Il y a des domaines où personne n’a ma confiance. Agantina n’a jamais pu se plier à nos habitudes et Carmelo ne la traitait peut-être pas comme il l’aurait dû. Elle est devenue neurasthénique et s’est suicidée. Tu le sais mieux que personne puisque tu la soignais.

— Tu tiens à ce que je me parjure ?

— Ce ne sera pas la première fois.

— Un jour, tu iras trop loin, Luciano.

— Tu m’amuses, Basilio. Tu es un velléitaire, une sorte de don Quichotte sans courage parce que son métier l’empêche de rêver. Tu m’obéiras dans dix ans ainsi que tu m’as obéi jusqu’à présent.

— Tu aimes humilier… avilir…

— Je n’humilie et n’avilis que ceux qui sont assez lâches pour le supporter.

* *
*

Don Basilio n’osa pas regarder ses interlocuteurs – le maréchal et le carabinier – quand il déclara :

— Je me suis trompé… Agantina Partinico s’est suicidée. Je rédigerai mon rapport en ce sens. Elle était neurasthénique. Je la soignais. Enfin, bref, c’est ainsi…

Le maréchal soupira :

— J’aime mieux cette solution.

Friddi protesta :

— Mais enfin, docteur, ce sang derrière la tête ?

— Eh bien ! elle se sera assommée avant de se pendre !

Salvatore, désemparé, ne savait plus que dire et don Basilio ajouta :

— Je sais, Friddi, je suis un salaud, mais je ne puis agir autrement.

Embêté par ce dialogue qui le rendait complice de ce qu’il voulait ignorer, le maréchal s’en prit au carabinier :

— Au bout du compte, Friddi, de quoi vous mêlez-vous ?

— D’être honnête, maréchal.

— Continuez sur ce ton, mon vieux, et vous ne tarderez pas à retourner chez vous !

Le médecin intervint :

— Allons, maréchal, ne soyez pas sévère avec Salvatore. Il a la faiblesse d’être loyal aux engagements pris envers son pays. Pourquoi lui reprocher ce dont ni vous ni moi ne sommes plus capables ?

* *
*

En dépit du rapport de don Basilio, tout Diolivoli était sûr qu’Agantina avait été assassinée, et l’attitude étrange de Luciano Partinico autorisait les soupçons. Aussi, le curé – Cosimo Muzzano – était-il prévenu lorsque don Luciano se présenta devant lui. Ils se connaissaient depuis longtemps, tous les deux. Don Cosimo ressemblait à un cierge. Avec sa soutane élimée aux tons roux, il donnait l’impression d’être beaucoup plus étroit en haut qu’en bas et, sur ce long corps, la tête, petite, auréolée de cheveux blancs en bataille faisait penser à une flamme.

— Vous êtes au courant du malheur qui frappe ma famille, padre ?

— Agantina est morte, paraît-il ?

— Oui, la pauvre enfant s’est donné la mort…

Le prêtre vrilla son regard pointu dans les yeux du visiteur.

— Vous n’ignorez pas, de votre côté, don Luciano, que l’Église refuse ses secours post-mortem aux suicidés ?

— Pour Agantina, il y a des circonstances atténuantes… Elle était malade… Le docteur le confirmera.

Le prêtre haussa les épaules :

— Je n’ai aucune confiance en don Basilio, pas plus que dans tous ceux qui sont plus ou moins à votre solde.

— Je ne vous permets pas de…

— Ici, don Luciano, vous êtes dans la maison de Dieu. Vous n’avez rien à y permettre ou à y défendre. C’est en Son nom que je vous parle et c’est en Son nom que je vous demande : pourquoi protégez-vous le meurtrier de votre belle-fille ?

— Tout de même, padre, vous devriez faire attention à ce que vous dites !

— Mon âge et mes attributions me placent au dessus de toute crainte. Vos menaces m’indiffèrent don Luciano, tandis que les miennes seront suivies d’effets. Je vous assure qu’un jour vous vous présenterez devant le Seigneur et ce jour-là, don Luciano, je ne voudrais pas prendre votre place. Pour des raisons que j’ignore et qui ne peuvent être que sordides, vous ne voulez pas livrer à la justice celui ou celle qui a assassiné la malheureuse Agantina, mais quels que soient vos efforts, le coupable sera puni et peut-être vous entraînera-t-il dans sa chute, don Luciano.

Le curé était le seul habitant de Diolivoli qui osait tenir tête à Partinico. Ce dernier s’en irritait, mais il ne pouvait se permettre de toucher à un homme qui avait réputation de sainteté et dont les Amis de Catane auraient mal accueilli la mort violente.

— Je ne suis pas ici pour entendre un sermon et des rêveries ! Oui ou non, voulez-vous recevoir la dépouille de ma belle-fille ?

— Oui. Je recevrai Agantina Partinico et implorerai le Seigneur pour elle parce que je sais qu’elle ne s’est pas suicidée. Elle était trop bonne chrétienne pour agir de la sorte. Mais conseillez au veuf, à votre fils Carmelo, de ne pas trop se montrer.

— Et pourquoi ?

— Je n’ignore pas de quelle façon il traitait sa femme et beaucoup d’autres le savent aussi.

— Oseriez-vous l’accuser de meurtre ?

— Non, mais ce que j’aimerais connaître, don Luciano, c’est pourquoi nul parmi vous ne s’est soucié de l’absence d’Agantina, cette nuit ?

* *
*

En rentrant chez lui, don Luciano était de mauvaise humeur. Ce prêtre lui donnait sur les nerfs. Il empoisonnait l’air de Diolivoli. Il ne venait pas à l’idée du Maître que c’était plutôt lui et les siens qui corrompaient l’atmosphère du bourg sicilien.

En pénétrant le dernier dans la salle à manger où les convives l’attendaient, debout derrière leur chaise, don Luciano s’arrêta une seconde pour regarder ce bloc que formait la famille dont il était le chef. Son fils aîné, Michele, un colosse pas très intelligent, mais qui n’avait d’autre ambition que d’obéir à son père et d’exécuter ses ordres quels qu’ils soient. En face de lui, son épouse, Armida, une grande fille maigre venue de Messine. Armida était rusée et don Luciano redoutait ses critiques toujours justifiées, du moins quand on lui permettait de les exprimer. À côté de Michele, Carmelo, le veuf. Un garçon de taille moyenne, aux épaules larges, aux gestes vifs. Le préféré de son père, dont il partageait la passion pour la terre et n’ayant pas plus de scrupules que lui. Devant lui, la chaise vide d’Agantina. Près de Carmelo, le dernier-né Nicolà, un rieur. On ne le prenait jamais très au sérieux bien qu’il eût un esprit des plus fins. L’intellectuel de la famille et s’entendant à merveille avec son épouse Cannarella qu’il était allé chercher à Palerme. Une jolie brune potelée, visiblement heureuse de vivre en dépit de la dure condition des femmes dans les maisons de Diolivoli. Don Luciano tolérait de Cannarella ce qu’il n’aurait supporté de personne.

Dans un silence respectueux, le Maître gagna sa place au bout de la table et prononça le Bénédicité puis, avant de s’asseoir il dit :

— Récitons un Pater Noster pour notre malheureuse fille Agantina qui s’est suicidée dans un moment de dépression.

Cannarella faillit répliquer, mais un coup d’œil de son mari la retint au bord du sacrilège. En s’asseyant, don Luciano s’enquit :

— J’espère que vous n’avez pas laissé Agantina toute seule ?

Michele répondit pour tous :

— Des voisines la veillent… Armida et Cannarella les relaieront.

— C’est bien. Nous pouvons manger.

Un peu avant le fromage, Armida s’adressa à son beau-frère Carmelo :

— Je constate avec plaisir que le chagrin ne t’a pas coupé l’appétit.

Décontenancé, l’interpellé ne sut que répondre. Son père le fit pour lui.

— Armida, voilà le genre d’impertinence que je ne puis supporter.

— J’aimais Agantina.

— Nous l’aimions tous.

— Dans ce cas, pourquoi personne ne s’est-il soucié de son absence, hier soir ?

— Si on avait pu imaginer…

— J’en suis sûre…

Le Maître ne releva pas l’insolence du ton et préféra changer de sujet.

— Mes enfants, il faudrait vous presser un peu et convaincre Concetta Nebrodi de nous vendre la Mincia.

Michele secoua sa grosse tête.

— Elle ne veut rien savoir.

— À vous de la persuader, sinon je m’en occuperai et ce sera tant pis pour elle.

Armida ricana :

— Comme pour Agantina.

Michele cria :

— Tais-toi !

— Non, je ne me tairai pas !

Don Luciano gronda :

— Tu oses répondre à ton mari ?

— Je sais qu’Agantina ne s’est pas suicidée ! Je sais qu’on l’a tuée ! et je sais que l’assassin est ici, à cette table !

Le Maître s’emporta :

— Tu parles trop, ma fille ! Si tu m’obliges à te faire taire, je le ferai !

— Peut-être, seulement, Père, n’oubliez pas que j’ai des frères et des cousins à Messine. Ce ne serait pas facile de me « suicider », moi !

Quand elle fut sortie, le Maître conseilla à son aîné :

— Tu devrais la reprendre en main avant que je ne m’en mêle. Carmelo, pense à ce que je t’ai demandé à propos de la Mincia. Concetta doit céder et par n’importe quel moyen. Tu as compris ?

— Oui, père.