12
Par quel degré de certitude ?
YVETTE baissa la tête.
— C’est fini.
Jean se précipita vers l’écran de vision : Tholmar rétrécissait à vue d’œil, comme un fruit qui se dessécherait à l’accéléré ; son écorce planétaire se racornissait, se flétrissait, son atmosphère, aspirée par un maelström cosmique se résorbait. Sa masse, encore imposante quelques heures auparavant, se réduisait peu à peu à l’état d’un point.
— Et ce n’est pas la distance que nous avons prise avec l’Alicante qui produit cet effet, ajouta-t-il tristement.
— C’est le phénomène inverse de celui que la planète a connu, lors de la première éclipse du Thur. Cette fois-là, figée dans le présent, Tholmar avait explosé en milliers d’astéroïdes, broyée par la mécanique céleste ; aujourd’hui, elle fuit dans l’avenir.
Shivag paraissait fortement ébranlé. Depuis le commencement de ce voyage, il s’était incroyablement humanisé, à moins que les Terriens ne se soient vénusianisés.
En compagnie de Max qui les avait rejoints, tous trois se pressaient contre la vitre d’observation, cherchant à retenir du regard cette boule de lumière qui se sublimait dans l’espace, acquérant, à mesure qu’elle diminuait, une intensité jamais connue. Quand Tholmar fut réduite à la taille d’une bille, ils durent assombrir l’écran, pour ne pas perdre la vue ; la planète perforait la sombre étendue de l’espace de son œil en fusion. Puis ce fut la nuit.
— Le grand Noir l’a absorbée, murmura Jean, noué par l’émotion, personne ne reverra jamais plus Tholmar.
— Et nous n’avons plus les moyens, comme pour ce voyage, de la retrouver dans le temps. La machine cube peut probablement aller dans le futur, mais pas jusquà la fin de l’éternité où se dirige Tholmar.
— Oui, c’est fini, Shivag, jamais plus les Vénusiens ne feront le rut aux étoiles ; le sexe de l’espace s’est refermé à jamais.
Yvette ébouriffa ses cheveux de la main. Malgré les terribles aventures qu’ils venaient de traverser, elle était toute fraîche ; ses yeux d’un bleu acide pétillaient. Max lui caressa la joue.
— D’ailleurs, si la planète du Thur a disparu, l’astéroïde Pan n’existe plus, nous ne boirons plus jamais du vin aphrodisiaque, nous ne pourrons jamais plus nous livrer à des amours sans fin.
— C’est encore possible, mon petit Max, compte sur moi.
Il la regarda avec tendresse.
— Assez, vous deux, dit Jean dans un accès de jalousie, pour le moment, ce qui importe, c’est de savoir comment nous allons regagner la Terre.
— Simple, répondit Shivag, si mes suppositions sont exactes, le cube peut nous ramener vers le futur. A quelques jours près ; il suffit d’inverser la manœuvre.
— Pourquoi nous avoir caché ça ?
— Parce que je croyais vraiment que nous passions par l’hyperespace, et non que nous remontions le temps. Rappelez-vous, j’étais chargé par Trol de vous perdre, pour donner aux Vénusiens le contrôle de Pan.
— Et Pan n’existe plus, comme le Thur.
— Le Thur va se rouvrir.
Ils se tournèrent d’un bloc vers Castair qui était étendu sur sa couche depuis le départ. Il avait repris conscience.
— Calme-toi, Claude, tout va très bien.
— Ce n’est pas la peine de me regarder comme un demeuré ; j’ai des informations que vous n’avez pas.
Ils s’assirent autour de lui. Le géant se laissa câliner. Il était encore un peu faible et jouissait de ces attentions. Puis, d’une voix tranquille, il raconta sa rencontre avec les Vénusiens d’autrefois, sa capture, son départ en haut du nouveau Thur et la découverte du message enfoui dans une nano-seconde.
— Tout s’éclaire, dit Yvette avec soulagement, j’avoue que j’évitais de penser à toi : le problème posé par ton départ et ton retour à l’Alicante me donnait des vertiges.
— Malheureusement, Cosvaul n’existe plus, maintenant que Tholmar a disparu.
— J’ai entendu la fin de votre conversation, dit Claude. C’est vrai que l’astéroïde n’occupera jamais aucun point dans l’espace, mais ça n’empêche pas que l’anémone de métal se trouve quelque part dans les parages de la ceinture ultra-martienne. Les Vénusiens de l’espace l’ont envoyée. Un jour elle formera un autre Thur, il n’y a qu’à attendre.
— Et pour cela, regagner l’avenir ; allez, tous à vos postes, nous partons.
Daumale frémissait d’impatience, comme ses compagnons, tous les amoureux du grand Noir ne pouvaient que rêver de voyages extraordinaires à travers la galaxie, par le Thur al Tholmar à nouveau accessible.
Le cube était là, inerte. Les moteurs photoniques de l’Alicante tournaient à plein régime.
— En plaçant le levier de fonctionnement dans l’autre sens, nous allons retrouver notre présent, hasarda Shivag. Trol m’a dit que je conservais une chance de revenir après m’être débarrassé de vous. C’est qu’il savait que cette machine ne servait pas à faire d’hypothétiques trajets dans l’hyperespace, mais qu’elle était réglée pour atteindre le moment où Tholmar avait explosé.
— Souhaitons qu’il vous ait bien menti !
Shivag posa sa main bleue sur la manette et la leva.
Le voyage s’effectua dans les mêmes conditions qu’à l’aller, sans heurts, sans surprise.
Et la Terre apparut dans sa splendeur retrouvée.
L’Alicante atterrit quelques jours plus tard sur l’astroport de Kerque.
— Curieux, dit Castair, ils ont mis en route les émetteurs de brouillage, on ne voit rien sur les écrans de vision.
— C’est une erreur, qu’importe, allez, Max, ouvre le sas.
Daumale avait revêtu sa vieille tenue d’astronaute, abandonnée depuis son premier retour de Pan. Il entendait mener des négociations avec l’Amirauté pour réintégrer la flotte. D’ailleurs était-ce bien le projet qui convenait ? Si sa mission vers les astéroïdes n’avait pas eu lieu puisque Tholmar n’avait plus éclaté dans ce présent modifié, peut-être faisait-il encore partie de l’astronautique. Claude, beaucoup moins confiant que lui, avait conservé ses vêtements civils. Yvette frétillait d’impatience à l’idée de retrouver la villa Hypnos et son cher quartier Madeleine, Max ne demandait qu’à la suivre. Quant à Shivag, il avait reprit cet air impassible et impénétrable qui le caractérisait.
Mais ils avaient élaboré tous ensemble un plan qui leur permettrait un jour de se retrouver dans les parages de l’anémone, quand elle se serait épanouie.
Le sas s’ouvrit ; une odeur de terre chaude et de pluie les saisit.
— Les premières giboulées, murmura Yvette avec gourmandise.
En effet, l’air était tiède, l’herbe qui dévorait par plaques les dalles de plaxène était mouillée ; de jolis nuages levaient la patte au-dessus de la mer voisine.
Ce qui déparait le séduisant paysage, c’était les quinze gardes qui les attendaient sur l’astroport.
— Jean Daumale !
— C’est moi.
— Vous êtes aux arrêts. Vos compagnons seront conduits à la prison civile pour enquête.
— Mais une enquête à propos de quoi ?
— Vol de matériel militaire, vous ne trouvez pas que ça suffit comme motif ?
— L’Alicante, matériel militaire ? Mais je l’ai achetée !
— Ah oui, avec quoi ? Depuis quand un pilote de l’Amirauté peut se payer une fusée de ce prix ? Vous vous foutez de moi. Allez, assez plaisanté, suivez-moi.
Daumale ne tenta pas de résister, il connaissait la rapidité de tir des gardes de l’Amirauté. Tout cela finirait par s’éclaircir. En marchant vers les bâtiments d’accueil, il jeta un coup d’œil derrière lui : Max, Yvette et Claude étaient conduits sous bonne garde dans une direction semblable à la sienne ; mais Shivag demeurait près de l’Alicante.
— Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? demanda-t-il au chef.
— Vous croyez qu’on va supporter un Vénusien bleu sur Terre. Surtout qu’on le recherche pour divers crimes chez lui. On l’extrade dans les plus brefs délais.
Une image un peu plus exacte de sa planète natale que celle réinventée au cours de son extraordinaire périple dans le temps et l’espace commença à se préciser. Ce qu’il avait toujours refusé de voir : le gouvernement oppressif, le peuple en liberté surveillée, le racisme, l’exploitation du travail par une minorité, la toute-puissance des militaires formaient les composantes de la réalité. Tout ça parce qu’il était amoureux du grand Noir et qu’il avait sacrifié ses idéaux pour lui.
Enfin, il avait une certitude : quelle que soit l’évolution de la situation, il gagnerait un jour le Thur et les étoiles.
Darche l’attendait dans un petit bureau noirâtre qui devait servir aux basses besognes de la police.
— Je suis déçu, Daumale, je n’attendais pas ça de vous.
Jean ne savait pas que répondre ; ses souvenirs étaient nets, mais il savait qu’ils ne correspondaient plus à la réalité modifiée par le commando qu’ils avaient constitué vers le passé.
— Qu’attendiez-vous ?
— Que vous vous soumettiez aux ordres ; je vous avais confié une mission régulière pour Vénus, je ne pensais jamais que vous alliez voler une fusée et vous embarquer pour l’inconnu. Heureusement, les limites du système solaire vous ont ramené à la raison. Je sais ce que c’est, vous n’êtes pas le premier à avoir voulu utiliser la survitesse pour atteindre Proxima.
Il ricana.
— Mais le voyage est un peu long, ça décourage, n’est-ce pas ?
Qu’ajouter à ce discours ? Il devait correspondre aux faits. Dommage que Daumale n’ait pu choisir son nouveau destin lui-même, il ne serait probablement jamais revenu du voyage. Il fit semblant de se repentir.
— Vous étiez mon meilleur officier, Daumale ! Je regrette, mais je vais être obligé de sévir, et durement, pour l’exemple.
Jean releva la tête.
— Comment, pas de procès, pas de cour martiale ?
— Nous n’avons pas de temps à perdre en procès, vous avez déjà coûté assez cher comme ça. Je suis le tribunal à moi seul. Vous ferez d’abord deux ans de cellule, puis dix ans de travaux forcés qui serviront à rembourser les frais d’immobilisation de l’Alicante. Après, vous serez remis en liberté. Naturellement, vous êtes cassé de votre grade et chassé de l’Amirauté. C’est tout.
Et le contre-amiral se tourna vers la porte, sans ajouter un mot. Daumale comprit que les rapports qu’il entretenait auparavant avec Darche s’étaient modifiés ; dans le premier système où il était né, sa haine envers Darche s’accompagnait d’un certain attachement, l’enfant victime qu’il avait été ne pouvait rompre les liens avec son bourreau. Maintenant, les dures années qu’il avait passées à l’Ecole de Fer s’estompaient dans son souvenir. Peut-être ne s’était-il engagé dans l’Astronautique qu’à partir de vingt ans, comme tous ceux passés par la filière régulière, pas par les cadets.
Le chef des gardes noirs se tourna vers lui.
— Où m’emmenez-vous, demanda-t-il ?
— Pas bien loin, les soutes de Kerque.
— Vous le saviez déjà, alors pourquoi cette confrontation ridicule avec le contre-amiral ?
— Il paraissait y tenir.
Les soutes de Kerque, comme les plombs de Venise, étaient situées au fond de la mer. Les cellules où étaient enfermés ceux qui purgeaient leurs peines avaient quatre mètres carrés ; le plafond était composé d’une vitre épaisse qui donnait sur les fonds sableux. Une lumière exsangue, verdâtre, pénétrait par ce sinistre hublot.
Au commencement, les mouvements des algues, les passages de poissons avaient distrait Daumale. On lui avait dit que c’était toujours ainsi. La rumeur prétendait aussi qu’après plusieurs semaines l’humeur se décomposait et que la présence obsédante et sombre du milieu marin détraquait progressivement l’esprit. Seule rupture quotidienne, l’arrivée du gardien avec ses boîtes d’aliments. Jean avait essayé sans succès de lui tirer quelques mots ; à croire qu’on lui avait arraché la langue. Puis il avait entrepris d’élaborer des plans d’évasion ; le problème était simple : son arrivée dans les soutes l’avait convaincu de l’impossibilité de s’enfuir par le chemin qu’il avait pris en venant. Portes électroniques, pièges à vibration, détecteurs faisaient de sa prison un lieu véritablement clos. Donc, le hublot. Mais, par trente ou quarante mètres de fond, comment survivrait-il à la ruée des eaux, à condition qu’il parvienne au préalable à fracturer le verre armé qui l’isolait du fond de la mer.
Ses rêveries dans ce sens cessèrent bientôt ; il se consacra à la mémoire. Non seulement il se mit à ressasser l’aventure qu’il venait de vivre, y puisant la certitude qu’il parviendrait à s’échapper après avoir vaincu des périls aussi grands que ceux qu’il avait affrontés, mais il se remémora avec minutie son passé, afin de l’opposer plus tard à la réalité. Il ne voulait pas que son destin futur dépende des circonstances actuelles, de la société actuelle, mais de celles qui avaient présidé à sa naissance dans le monde où Tholmar ne s’était pas enfuie vers un avenir infini. Cette obsession était purement ponctuelle. Il l’utilisait aussi par désœuvrement, pour ne pas céder à l’angoisse qui montait chaque matin quand il découvrait l’aube obscure de son ciel marin.
Un jour, il essaya de capturer mentalement l’esprit de son gardien, comme il l’avait fait sur Tholmar avec ses compagnons. Mais ceux-ci étaient consentants. Daumale n’était pas télépathe ; il le savait ; il était seulement capable d’utiliser les autres comme relais et de servir de potentiomètre. Le gardien sembla fléchir un moment, puis se reprit.
— La prochaine fois, je vous dénonce, dit-il avec dégoût.
C’était un petit homme souriant qui n’aurait jamais fait mal à une mouche. « Il faut croire que je vaux moins qu’une mouche », pensa Jean. Depuis, il évitait de regarder le gardien quand il lui apportait à manger ; cela lui donnait une furieuse envie de l’étrangler et de chercher à sortir à n’importe quel prix. Plutôt valait la mort que ces journées insipides passées à attendre dans l’ombre, avec, pour seule distraction, la ronde taraudante de ses idées, éternellement ressassées. Le seul ennui, c’est qu’il n’avait pas envie de mourir.
Une forme indécise se profila dans la nuit verte du plafond. Un corps d’homme. C’était probablement un des patrouilleurs sous-marins qui passaient de temps à autre pour surveiller les soutes de Kerque. « J’avais raison », se dit Daumale : en effet l’homme approchait revêtu de sa tenue de fonds, un autre le suivait à courte distance. Le cœur de Jean se mit à battre plus fort quand il s’aperçut qu’ils se dirigeaient droit vers le hublot de sa cellule. Il ne s’était pas trompé, bientôt, le premier vint coller son visage contre la vitre. C’était Töldz Goltdz, le mercenaire au service des Vénusiens. Le second nageur était Claude Castair. Comment cette rencontre était-elle possible ? Claude sortit un marqueur aquatique de sa poche ventrale et écrivit ces simples mots sur la vitre :
NOUS VENONS TE SAUVER !
Jean n’avait rien pour répondre. Avec ses lèvres, il dessina dans l’espace le mot : COMMENT ? et le répéta afin que ses amis l’enregistrent.
— Avec une cloche à plongeur, écrivit Castair, ce sera pour cette nuit, tiens-toi prêt.
Il lui fit un signe d’amitié et repartit vers les couches lumineuses de la surface, où s’étalait un ciel de nacre. Les lettres du message d’espoir se défaisaient en volutes.
« Ciel de nacre », murmura Jean. Et il se mit à rêver qu’il était sorti, qu’il marchait à l’air libre. Depuis combien de temps était-il dans cette cellule ? Quatre mois environ. Il tâta sa barbe. Oui, environ. Ici, il n’y avait rien pour se raser, ni pour se laver, aucun instrument pour compter les jours. Seulement ce petit trou noir dans un coin de la geôle où il déféquait et pissait sans pouvoir s’essuyer. Alors, il lui fallait spéculer sur la durée de son incarcération à d’épaisseur de ses excréments. Tout un faisceau de pensées différentes de ses obsessions ordinaires de prisonnier balayait son esprit. Comment Claude s’était-il pris pour obtenir l’aide du Jovien ? Comment avaient-ils réussi à tromper la vigilance des patrouilleurs sous-marins. Par quels moyens amèneraient-ils une cloche à plongeur jusque-là sans se faire remarquer. La nuit n’était pas favorable à l’évasion car des projecteurs éclairaient par moments les fonds, à des rythmes très secrets, jamais semblables.
A force de réfléchir à toutes ces choses, il s’endormit alors qu’il faisait encore jour, ou presque jour. Cela ne lui était jamais arrivé jusqu’à présent, Daumale tenait, par je ne sais quelle obsession maniaque, à suivre rigoureusement l’horaire en ce qui concernait ses périodes de veille et de sommeil.
Un crissement très aigu le tira de sa torpeur. Jean ne se sentait pas très frais, en tout cas, impropre à l’action. Il regarda avec une sorte de détachement ses deux sauveteurs pratiquer une découpe dans l’épaisseur du verre. Cela prit une bonne demi-heure car, malgré leur outillage perfectionné, les hommes avaient à attaquer à un matériau extrêmement solide, conçu pour résister à des pressions bien supérieures à celles qui régnaient dans les fonds de Kerque. A vrai dire, Daumale craignait maintenant de perdre la sécurité acquise dans cette prison ; non par peur de se voir traqué, mais parce que ses souvenirs ne coïncidaient plus avec la réalité. Il avait perfidement entretenu sa mémoire, durant tout son séjour, à se rappeler un passé qui n’existait plus. Sans doute en raison de la certitude que le rut aux étoiles était possible dans ce monde disparu, alors qu’il n’était sûr de rien à ce propos dans le futur différent créé au cours de leur expédition sur Tholmar. Cela, il ne pouvait l’accepter.
Jean Daumale retint de ses deux bras levés la lourde plaque qui tombait maintenant du hublot. Il s’apprêtait à accueillir ses amis ; Claude lui fit signe de se taire à tout prix. Töldz l’aida à se glisser jusque dans la cloche. Cette fois, Jean découvrit un indice de sympathie dans son sourire sans lèvres.
Castair appuya sur le décompresseur. Une partie de l’atmosphère contenue dans la cloche se vida, bientôt remplacée par son équivalent liquide, qui coulait par une petite fistule ménagée dans la cloche. Cette eau coula vers la cellule. Jean s’impatientait : à ce rythme, ils en avaient pour une heure avant que les quelques mètres cubes qui constituaient sa prison ne soient remplis. Il fit signe à son ami d’augmenter le débit. Le géant lui expliqua d’un geste que c’était dangereux. Daumale se contint. Il souffrait : la peur d’être repris maintenant qu’il voyait une issue, l’interdiction d’échanger la moindre parole, le fait de ne rien comprendre aux circonstances de son évasion, tout l’irritait. Il avait l’habitude de mener l’action et celle-ci s’imposait à lui avec la force d’un rêve.
L’eau arriva à niveau et commença à monter dans la cloche. Castair vida encore un peu d’air et engagea Daumale à passer la combinaison sous-marine qu’il lui tendait. Le Jovien l’aida. Claude regardait sa montre avec impatience. « Prêt ? » demanda-t-il du regard. Jean acquiesça.
La cloche, en équilibre de pression avec le fond de la mer, se détacha du hublot. Töldz Goldtz, Castair, puis Daumale se glissèrent dans l’obscurité visqueuse de l’eau. Soudain, un rai de lumière surgit à quelques mètres de là, fusa près des trois hommes et se déplaça au ras des soutes. Par miracle, le phare ne les atteignit pas. Ils jaillirent vers la surface. L’opération avait réussi. A quelques kilomètres de nage de là, ils abordèrent le rivage du quartier Madeleine.
Yvette les attendait dans le grand salon de la villa Hypnos. Toute frisée de blond, elle avait revêtu l’un de ses déshabillés dont elle avait le secret et qui avait fait son succès de courtisane avant de s’unir à Max sous l’effet du vin de Pan. Daumale ne put contenir son désir ; il s’approcha d’elle et l’embrassa.
— Ah ! qu’est-ce que tu pues, beau pilote ! sourit-elle, les soutes de Kerque ne te valent rien. Allez, va prendre un bain. J’ai préparé un petit souper fin pour toi, je vais y mettre la dernière main, tu as le temps.
Jean s’exécuta ; ce décrassage le soulagea. En regardant couler l’eau sale par la bonde, il se demanda s’il n’avait passé que quatre mois en prison : ce bain était un véritable bouillon de culture.
Une combinaison propre avait été déposée sur une chaise ; la caresse du tissu, légèrement gaufré, sur sa peau le fit frissonner. C’était ça la réalité, la vue, le toucher, l’odeur, bientôt les sons et les goûts.
La première lampée lui fit l’effet d’une flamme courant sur le cordon pickford de ses nerfs. Il soupira :
— Ce vin est presque aussi brûlant que celui de Pan, dommage qu’il ne fasse pas les mêmes effets, n’est-ce pas, Yvette ?
Elle était penchée vers lui, rose et désirable. A cette question, elle se rembrunit, fronça les sourcils ; elle paraissait faire un effort violent pour comprendre de quoi il s’agissait, comme si elle venait de perdre un nom qu’elle avait eu sous la langue ; puis ces signes s’effacèrent et elle répondit d’un ton naturel.
— Je ne connais pas, d’où as-tu ramené ça ? Il faudra nous en apporter la prochaine fois.
— Mais pourtant, Yvette, Claude, vous ne pouvez pas...
Vous ne pouvez pas quoi ? Jean ne s’en souvenait plus. Un vin ? pourquoi avait-il inventé ce nom ?
— Non, c’est une farce, dit-il, en ayant l’impression de se mentir à lui-même. Mais, au fait, je ne vois pas Max, où est-il ?
— Max, le peintre, ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu, pourquoi demandes-tu ça ?
— Eh bien ! Lui et toi’, c’est fini ?
— Fini ? mais ça n’a jamais commencé. Oh, bien sûr, j’ai fait l’amour quelquefois avec lui, comme avec toi, ou Claude, ou n’importe quel client qui me plaît bien, rien de sérieux.
Rien de sérieux, en effet, quelle idée lui avait pris. Il regarda ses deux sauveteurs. Töldz buvait avec une satisfaction évidente un grand verre d’occita. Castair faisait honneur à la table, comme à l’accoutumée. Tout était parfaitement normal. Il était difficile de croire que, quelques heures auparavant, il croupissait encore dans les soutes. Le Jovien l’avait bien averti d’un complot vénusien visant à sa perte, juste avant son départ sur l’Alicante, mais comment était-il passé dans son camp après avoir servi ses anciens ennemis ?
— Qu’est-ce qui vous a poussé à aider Claude, Töldz ?
Celui-ci tourna son visage lisse vers Daumale et miaula doucement :
— Oh, ce n’est pas par sentiment, Terrien ! Votre ami avait besoin d’un mercenaire, il avait de quoi le payer, pourquoi voulez-vous que je refuse ?
— Mais n’est-ce pas contradictoire avec les services que vous rendez à Trol, le Vénusien.
— Quel Trol, quel Vénusien ? Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
— Mais enfin, Trol, Trol de Tholmar, celui qui vous a payé pour me battre au zodiac !
— J’ai bien joué avec vous une partie de zodiac, autrefois, mais personne ne m’a payé pour vous vaincre. D’ailleurs, c’est vous qui m’avez arraché une bonne poignée de contarts.
Oui, Jean s’en souvenait bien maintenant ; il avait bel et bien battu le Jovien. Mais alors, qui était ce Trol ? Il lui fallut faire une incursion prodigieuse dans les couches les plus profondes de sa mémoire pour en retrouver la trace. Trol de Tholmar était le gardien du Thur. Il faillit en parler à ses amis, demander ce qu’était devenu Shivag. Pourtant, il s’abstint, comme si un ultime mécanisme de défense l’empêchait de confronter sa réalité avec celle qui la remplaçait.
Un obscur malaise s’était emparé des convives, né de la rémanence partielle de leurs souvenirs.
Daumale profita de cet instant pour demander comment ils avaient procédé à son évasion. L’apparente facilité de l’exploit avait une cause précise : gardiens, patrouilleurs avaient touché de forts pots-de-vin pour ne pas intervenir.
— Ton emprisonnement était un abus de pouvoir, le contre-amiral n’avait rien à te reprocher, c’était une vengeance mesquine de sa part. Alors, ce n’a pas été trop difficile de convaincre ces policiers de fermer les yeux, ils ne risquaient pas grand-chose à te laisser échapper.
— Pas grand-chose, mais l’Alicante !
— Quel Alicante ? demanda Claude.
— Mais mon astronef !
— Ecoute, Jean, calme-toi, tu as subi un choc, je comprends, mais si tu crois avoir jamais possédé un vaisseau spatial, il faut faire attention. Tu sais, en prison, parfois, l’atmosphère de claustration dérègle un peu les cerveaux ; j’en connais qui ont fini par prendre leurs rêves pour la réalité.
Daumale allait répliquer ; dans un geste qu’elle fit pour le servir, Yvette découvrit un sein, frais gansé d’incarnat ; cela le troubla. Il lui prit la main et lui embrassa le creux de la paume. Elle fit semblant de rougir.
— Toujours aussi séducteur, pilote.
Cette phrase banale déclencha en lui une réaction bizarre : subitement, il eut le sentiment qu’il était victime d’un complot, d’une machination, qu’on lui avait préparé cette évasion sur un plateau pour lui arracher la vérité sur son voyage vers Tholmar et qu’on tentait actuellement de l’endormir. Yvette n’avait jamais été cette courtisane de carton-pâte qu’elle semblait être devenue, Castair ne se conduisait pas habituellement comme un grand oncle en mal de conseils de prudence et Töldz Goldtz avait auparavant plus l’air d’une bête fauve que le mercenaire presque distingué qu’il avait devant lui. Tout se gommait. Cependant, Jean Daumale se retint et prolongea la soirée comme s’il ne se doutait de rien, jouant au convive heureux de s’être tiré à si bon compte d’une aventure qui aurait pu lui coûter encore des années de sa vie.
Yvette le retint à coucher. Si elle jouait mal son rôle dans la conversation, elle n’avait pas perdu son expérience de l’amour. Il s’endormit au sein d’une douce euphorie.
La première aube artificielle se levait sur Kerque, signal pour les travailleurs de se rendre au labeur, avant que ne se lève l’aube naturelle, réservée aux loisirs. Par la fenêtre courbe, Jean observait le panorama des villas de rendez-vous et des bars du quartier Madeleine, disséminés entre les jardins exotiques. Contre sa hanche, le corps d’Yvette, presque trop soyeux, trop doux, trop lisse, comme passé à la retouche pour une carte postale pornographique, remua vaguement.
Le Thur al Tholmar, qu’est-ce que ce nom signifiait encore pour lui ? Une vieille légende vénusienne sur le rut aux étoiles qui s’accomplissait sur cette planète, il y avait des millénaires. Comment l’avait-il apprise ? On employait ces extra-terrestres comme des travailleurs immigrés, on pillait les ressources de Vénus depuis qu’on l’avait conquise après une guerre peu sanglante, mais personne n’avait jamais eu accès au livre. Les ethnologues, les sociologues, tous les experts terriens envoyés pour approfondir la connaissance de ce peuple n’avaient ramené qu’un maigre butin. Les Vénusiens bleus et les Vénusiens de squass faisaient partie de l’Empire terrien, mais on en savait aussi peu sur eux qu’avant la colonisation.
Et d’ailleurs, pourquoi ce Trol et ce Shivag encombraient sa mémoire ? Il ne se souvenait pas avoir eu de contact avec eux ? Quelles raisons de s’inquiéter, Yvette était exquise et semblait vouloir passer quelques mois avec lui ; elle le lui avait dit. C’était son argent et celui de Claude qui avait servi à sa libération. Il la rembourserait plus tard. Dans quelques mois, le contre-amiral Darche partait à la retraite ; Castair savait de source autorisée qu’après le limogeage de son principal ennemi, sa place de pilote à l’Astronautique lui serait rendue.
Alors ?
« Alors, le pion décida de connaître quel était le joueur qui s’apprêtait à lui souffler sa mémoire.
Deux jours plus tard, Jean Daumale atterrissait sur Vénus et cherchait à rencontrer Shivag.
Pas de doute, Jean le reconnut immédiatement entre tous ; le Vénusien bleu était si grêle qu’il se distinguait facilement de ses frères ; son crâne, extraordinairement gros, la nuance carotte de ses cheveux et ses trois yeux extraordinairement fixes quand il se sentait observé rendaient encore plus facile l’identification. Il avait donné rendez-vous à Daumale au pied du Pic aux Nuages, le seul endroit de la planète où le ciel d’éponge ne pesait pas trop au ras du sol. Certains jours même, d’après les rumeurs, le soleil, qui chauffait le pic sur plusieurs kilomètres de hauteur au-dessus des nuages, le transformait en brasero atmosphérique et permettait aux rayons de se couler jusqu’à terre. Ce n’était pas le cas aujourd’hui.
Sur un banc d’arbre, auquel on accédait en empruntant les troncs obliques de gunyas, le Vénusien l’attendait. Daumale ne finassa pas.
— Vous me connaissez, Shivag, sans quoi vous ne seriez pas venu. Dites-moi ce que vous savez du Thur al Tholmar ?
L’extra-terrestre remua imperceptiblement, ce qui était peut-être le signe d’une très grande émotion.
— Je ne vous connais pas Terrien, je ne vous ai jamais rencontré avant cette date. Mais vous détenez des secrets qui ne vous appartiennent pas.
— Je n’ai pas cherché à les découvrir, ils m’ont été donnés.
— Par quel traître ?
— Par vous, Shivag, vous le savez bien, mais ma mémoire s’arrache en lambeaux, chaque jour je perds un peu plus de ma personnalité et je ne me l’explique pas !
— Il n’y a que le gardien du Thur qui peut vous donner ce renseignement, s’il lui appartient. En échange, vous lui confierez les vôtres. .
— S’agit-il de Trol ?
— C’est lui, mais son nom est tabou.
— Je l’ai pourtant déjà prononcé, autrefois, ou ailleurs, mais quand, et où ? je suis incapable de le dire.
— Peut-être le pourra-t-il, il est le gardien.
En suivant le dédale extraordinaire de la vieille cité, construite dans les arbres millénaires de la forêt urbaine, ils parvinrent bientôt au sommet d’un oriphane, l’espèce arborescente la plus stupéfiante de toute la planète. A cette hauteur, juste au ras du ciel d’éponge qui déteignait sur les ramures, le tronc de l’oriphane avait encore plus de cinquante mètres de diamètre. Le palais était creusé dans l’aubier.
Trol semblait averti de la visite. Il était couché sur un lit de feuillage, tressé à l’antique. D’un geste délicat, il invita Daumale à s’asseoir à ses côtés.
— Ainsi, tu prétends être l’envoyé du Thur, Terrien ?
— Je ne prétends rien, je sais ce qu’est le Thur al Tholmar, j’ai la connaissance du rut aux étoiles, mais personne ne me l’a enseignée.
Par le couloir oblique qui montait du fût de l’arbre, deux Vénusiennes apparurent, chargées de verres et de carafes.
— Raconte-moi ce que tu sais, répondit Trol, et je te dirais peut-être ce que tu es.
Le pilote raconta le rut aux étoiles, tel qu’il en avait recueilli l’histoire dans un autre univers, maintenant disparu. Il parla aussi de l’anémone de métal qui attendait là-bas, sur les bords de la ceinture ultra-martienne où n’existait plus aucun astéroïde, qui se gonflait dans le temps et qui, un jour, établirait un pont entre le système solaire et les galeries d’inter-temps qui irriguaient la galaxie.
Shivag s’était éclipsé. Trol écouta ce récit avec une apparente indifférence. Son œil central était fermé ; quand Daumale eut fini, le Vénusien parla :
— Tu es l’envoyé. Je ne sais pourquoi ceux qui sont partis vers le cosmos t’ont choisi, toi, Terrien, pour nous transmettre le message.
— Parce qu’un jour, il faudra bien que finissent les vieilles querelles raciales.
— C’est peut-être le but.
Jean se leva et fit quelques pas dans la pièce à la forte odeur de sève.
— Que m’offres-tu en échange de ce que je viens de te révéler ?
— L’oubli.
— Mais je ne veux pas oublier, je veux me souvenir, je veux savoir pourquoi tout s’efface ainsi, pourquoi suis-je encore porteur de bribes d’informations dont je ne détiens plus les clés !
— Tu ne peux pas souffrir jusqu’à ce que le Thur se reforme. Je ne te propose pas l’oubli définitif, mais simplement une éclipse de mémoire ; tu te souviendras à l’heure voulue. Et, si tu es bien qui j’espère, tu recouvreras à cet instant toute la mémoire et tu nous conduiras.
— J’accepte, à condition que tu me suives dans cette amnésie volontaire.
— J’allais te le proposer, pilote. Donnez-nous les verres.
Les deux Vénusiennes versèrent le liquide couleur de chlorophylle dans les gobelets et les tendirent à chacun.
— Tu es le mutant que nous attendions depuis des millénaires, Jean Daumale, bois avec moi, nous retrouverons ensemble la mémoire pour le rut.
Jean saisit le verre et porta un toast ultime. Trol de Tholmar l’accompagna.
— Au grand Noir, dit simplement Jean.
— Aux étoiles qui sont la vie, ajouta Trol.
Et ils burent l’oubli d’un trait.
Dans les parages de l’astroport de Kerque, on peut rencontrer un ancien pilote de l’Astronautique qui a perdu la raison. II est très jeune encore et, malgré la saleté qui le recouvre, malgré sa longue barbe et les haillons qu’il porte, il ne semble pas vieillir. Quand on lui demande ce qu’il fait là, à bâiller à l’espace, par tous les temps, nuit et jour, couchant à même le sol, accompagnant d’un long sifflement chaque départ de fusée, il répond :
— J’attends le rut aux étoiles.
Achevé d’imprimer le 21 mai 1979
sur les presses de l’imprimerie Bussière
à Saint-Amand (Cher)
Presses
Pocket
8 rue Garancère
75006 Paris
— N° d’édit. 1491. — N° d’imp. 1640. —
Dépôt légal : 2e trimestre 1979.
Imprimé en France