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Le manuscrit trouvé dans une nano-seconde

CLAUDE CASTAIR ne comprit jamais pourquoi il était passé de l’Alicante sur Tholmar. Il ne s’effraya pas. Le géant avait l’habitude de vivre les aventures les plus extraordinaires avec l’impassibilité d’une statue. Tout d’abord, il s’énerva un peu en voulant effectuer ses premiers pas et en s’empêtrant dans ses jambes. Il tomba, à plusieurs reprises, puis parvint assez rapidement à affermir sa course. Ses capacités physiques lui permirent d’étendre son exploration plus avant que ses compagnons ne l’avaient fait, sur d’autres contrées de la planète. Pour lui, le problème ne se posait pas de savoir où il se trouvait ni pourquoi il s’y trouvait. Un vieux navigateur comme lui est avant tout adaptable. Et c’est ce qu’il chercha à faire, à s’adapter, afin de vivre le plus longuement possible sur ce coin d’espace où le destin l’avait entraîné.

Le plus urgent était de trouver de la nourriture, puisque l’air était respirable, il l’avait vérifié. Il dévissa son casque, préleva le mini-poste radio-émetteur afin de rester en relation avec ses compagnons si ceux-ci se manifestaient et abandonna la coque transparente. Puis il chercha des yeux s’il ne trouvait pas un arbre pourvu de fruits. Ce ne fut pas très long. Il cueillit la grosse pousse appétissante qui pendait à la branche la plus basse d’un arbre pleureur, aussi immobile que s’il avait été plongé dans un bain de plastique. Le fruit était cassant, il l’ouvrit, arracha les graines rouges qu’il contenait.

Ce fut à ce moment qu’il subit la première attaque. Comme Gauthier, il sentit que l’air se raréfiait autour de lui. Son premier mouvement fut de courir vers son casque et de le remettre. Cela lui prit quelques secondes.

Comme par magie, le monde qui l’environnait s’était mis à dégeler. Les nuages filaient paresseusement dans le ciel griffé de lumière, les herbes s’agitaient. Un curieux animal de la taille d’un lapin fila vers son terrier. Claude s’assit dans le pré et dégusta le fruit après avoir effectué les tests d’usage pour savoir s’il convenait à son alimentation.

Il recommença l’opération jusqu’à ce qu’il se sente rassasié. Les graines avaient une saveur intéressante. Il en fit provision et poursuivit sa route.

Bizarrement, il ne parvenait plus à se déplacer comme il le faisait au début ; tout juste si ses pas étaient un peu plus étendus que ceux qu’il ferait sur une planète de plus forte gravité. C’est ainsi qu’il l’entendit. En réalité, il n’était pas encore absolument synchrone avec le temps de Tholmar. Tout était plus doux, plus lent que sur Terre ou tout autre planète du système solaire. Cette différence subtile de rythme l’irritait sans qu’il ait exactement conscience d’où elle provenait.

Lui aussi cherchait à atteindre la mer. Il n’avait aucune certitude de sa présence sur Tholmar, mais il ne doutait pas que sa patience serait récompensée. Par un tropisme de routine, comme il était d’ascendance basque, il se dirigea vers l’ouest.

Le lendemain, il tira sur une sorte d’oiseau bariolé qui traversait l’air d’un vol lourd. Une fois ramassé, Claude reconnut tout de suite l’espèce dont il s’agissait.

— Un thiria, grommela-t-il pour lui-même.

C’était la première phrase d’un monologue qu’il poursuivit tout le temps de son séjour.

Le thiria constituait le type d’oiseau le plus familier de Vénus. Avec ses courtes ailes, dues à l’atmosphère, épaisse de cette planète, son bec long et plat, son plumage mousseux et ses curieuses pattes montées sur un roulement osseux, il faisait le plaisir des enfants bleus.

— Pourtant, je ne suis pas sur Vénus, reprit-il, ni le ciel ni les nuages n’y sont comme ça.

Il examina une nouvelle fois la voûte grise que foraient par endroits des huppées de lumière. Non, sur Vénus le ciel était à quelques mètres de la tête, il était épais et bleu, dense, difficilement respirable pour un Terrien. Les navigateurs le comparaient souvent à une éponge trempée dans l’encre.

Castair enregistra le fait, sans plus de cérémonie, et entreprit de faire griller l’oiseau après l’avoir plumé. Le plus difficile fut de trouver du bois sec et un coin de sol qui ne soit pas recouvert d’herbe. Il y parvint après quelques minutes de recherches, en plaçant son barbecue sur une grosse pierre.

Deux jours plus tard, il atteignit un océan.

L’étendue grise ressemblait au genre de mer qu’on rencontre du côté du Grœnland : elle était huileuse et ses vagues se déplaçaient lentement en une houle visqueuse, marbrée de taches plus claires, comme des pastilles de glace.

— La mer, ça ? commenta Claude, on dirait la peau d’un vieil hippopotame.

Mais, comme il se sentait sale, après tant de jours de marche, il éprouva le besoin de s’y baigner. En quelques minutes, avec l’aisance que procure l’habitude, il se débarrassa de son scaphandre et se trempa dans l’eau. Effectivement, elle donnait l’impression de coller à la peau. Il fit quelques brasses. De plus, son corps flottait beaucoup trop, c’est à peine s’il enfonçait à mi-corps. Découragé, il revint à terre, et, sans s’essuyer, remit sa tenue spatiale.

Au moment où il allait passer son casque, la deuxième attaque survint. Il s’en aperçut à peine car il se retrouva dans son milieu clos et protecteur avant que les entités dont il était victime aient le loisir de lui absorber un peu de temps.

Cette fois, Claude Castair était parfaitement en accord avec Tholmar. Sans qu’il s’en rendît compte, cela le soulagea ; il éprouva un commencement d’euphorie. Après tout, la planète était belle, la nourriture abondante et il n’y avait plus de problèmes à résoudre. Claude s’aperçut à cet instant que c’était à cause de Daumale qu’il avait vécu comme il l’avait fait ; sans sa présence, il se serait contenté d’exister de façon végétative. Il était fait pour le farniente dans une case sous les palmiers, pas pour se battre contre les Vénusiens, ou contre des types du genre de Töldz Goldtz, ni même pour s’enrichir dans le trafic des stupéfiants. Pourtant, il ne put s’empêcher de ressentir une douloureuse petite crispation du côté du plexus solaire à la pensée de sa solitude.

Mais la solitude ne dura pas.

Depuis une semaine, il longeait le rivage et s’apprêtait à camper dans un golfe superbe, ceinturé par une forêt d’arbres au feuillage exubérant. La planète était dans sa splendeur primitive, entièrement vierge, foisonnant d’une vie lumineuse, oiseaux, insectes paradisiers, singuliers mammifères, tous de très bonne composition pour se faire rôtir et, de surcroît, d’une beauté surprenante. Claude ne reconnaissait pas toutes les espèces, mais beaucoup d’entre elles lui étaient familières, soit qu’il les ait déjà rencontrées sur des planètes du système solaire, soit qu’elles appartiennent au domaine des reconstitutions historiques dont on ne lui avait pas fait grâce à l’école d’astronautique.

Pour la première fois depuis le début de son séjour, il songeait à abandonner sa course inutile.

— Pourquoi aller plus loin, tout se ressemble, se disait-il.

Même la mer était devenue agréable, plus chaude, d’une densité qui lui convenait ; elle avait perdu cet aspect gluant, ces taches suspectes qui oscillaient. Et les poissons qu’elle contenait n’étaient pas mauvais, cuits à l’étouffée sur une pierre chaude.

En fait de campement, Castair se contenta de se tailler une litière avec des brassées d’herbe, de feuillages les plus confortables et de l’aménager dans un creux de sable. Il ne pleuvait jamais, semblait-il sur Tholmar. D’ailleurs, sa tenue spatiale, qu’il ne quittait jamais, sauf pour se baigner, était assez étanche pour résister à une giboulée d’acide sulfurique.

— C’est un Terrien, j’en suis sûr, entendit-il dans un demi-sommeil.

Claude, prudent, évita de se manifester en ouvrant les yeux. Il avait appris le vénusien classique avant de partir pour l’espace et le langage utilisé par les nouveaux venus ressemblait plus à ce vénusien-là qu’à celui pratiqué sur la planète même, à l’époque où il vivait.

— Impossible, répondit-on, vous savez bien que ces primitifs n’ont pas inventé le vol spatial.

— Enfin, consultez votre encyclopédie ! vous verrez que je ne me trompe pas, c’est peut-être un spécimen que les nôtres ont capturé.

— Mais pourquoi l’auraient-ils emmené sur Tholmar ? Pour participer au rut ?

— Assez, ne blasphémez pas, c’est peut-être à cause de gens comme vous que la dernière cérémonie s’est si mal déroulée !

— Assez de fantaisies mystiques, vous savez bien que le Thur s’est refermé pour des raisons inconnues, pas parce que les dieux se sont fâchés. Ces propos sont bien dignes d’une squass !

Claude, que ce discours incompréhensible agaçait, ouvrit un œil, jaugea ses possibles adversaires, saisit son vibreur et bondit après avoir rampé sur un mètre. Il les menaça de son arme et dit simplement :

— Je suis bien Terrien, qu’est-ce que vous me voulez ?

Sans doute était-ce parce qu’il était mal réveillé qu’il commit l’erreur de tenir son vibreur du bout du gant. Les deux Vénusiens qui lui faisaient face concentrèrent leur force télékinésique et son arme sauta à terre. Trop surpris, il n’eut pas le temps de la récupérer, le plus grand des deux Vénusiens s’en était saisi avant lui. Maintenant, la situation était retournée.

— Donnez-moi ce vibreur, dit Claude d’un air assuré, vous savez bien que l’armistice exige que les vôtres soient désarmés.

— Quel armistice ? Pourquoi portez-vous ce scaphandre et qu’est-ce que vous faites là ? D’abord, comment pouvez-vous parler vénusien ?

— Parce que je l’ai appris à l’école.

Cette réponse stupéfia ses deux adversaires qui se concertèrent à voix basse.

— Etes-vous venu pour le rut ? demanda le premier.

Claude ne répondit pas ; cet interrogatoire le fatiguait.

— Je crois qu’il est fou, dit le second. Allez, marchez devant nous.

Puis il ajouta, à l’intention de son camarade.

— A moins que ce ne soit un espion qu’ils aient laissé après leur départ, vous savez que les guides ont prétendu, comme vous, que la voie du cosmos nous avait été interdite à cause de nos péchés. Peut-être ont-ils laissé quelques mercenaires pour nous abattre, si nous revenions un jour de notre catalepsie.

— Je vous l’ai dit, cessez de blasphémer, ou vous vous en repentirez.

Castair regretta que ce ne soit pas celui-là qui détînt l’arme, il aurait pu l’inciter à se débarrasser de l’autre Vénusien.

— Ces squass, grommela le plus grand, et il avança en fourrant le canon dans le dos de Claude.

Après trois heures de marche, en s’enfonçant dans la forêt, ils débouchèrent sur une clairière de grande dimension. La plate-forme n’était pas naturelle car les troncs des arbres sciés à ras étaient encore visibles sur le sol. D’ailleurs les fûts avaient été utilisés et étaient encore utilisés pour la construction extravagante qui s’élevait au centre de la clairière. Une tour fragile, faite d’un enchevêtrement d’arbres liés ensemble par des lianes et qui devait bien atteindre plus de cent mètres.

— Au lieu de vous réfugier derrière des prétextes mystiques, vous feriez mieux de nous aider à bâtir ce nouveau Thur, grogna le Vénusien qui portait le vibreur. Nos scientifiques ont calculé que le filon d’hyperespace s’est déplacé de plusieurs dizaines de kilomètres par rapport à l’ancien Thur. Vous le savez bien. Alors pourquoi cette position rétrograde.

Le squass ne répondit pas. Visiblement, leurs conceptions de la religion n’étaient pas identiques.

— Quel dommage qu’on n’ait pas réussi à leur arracher les livres sacrés, après l’armistice ; je comprendrais peut-être quelque chose, pensa Claude.

On le poussa devant un aréopage. Les extraterrestres le considéraient avec mépris.

— C’est un Terrien, dit le Vénusien bleu.

— Qu’est-ce qu’il fait là ? Et qu’est-ce que c’est que cette tenue ?

— Un scaphandre spatial, dit sobrement Castair.

— A quoi peut servir un tel engin ? demanda le chef. Qu’on l’en débarrasse pour voir à quoi il ressemble.

Castair se débattit du mieux qu’il put, avec la certitude qu’il viendrait facilement à bout de quelques Vénusiens fragiles. Mais ces Vénusiens-là étaient d’une autre race, il succomba bientôt et se retrouva nu, avec son recycleur d’excrément serré autour de sa taille et qui pendait entre ses jambes.

Il n’eut pas le temps de s’indigner du traitement qu’on lui faisait subir.

Le chef ordonna :

— Qu’on le prépare, il va nous servir de test pour le Thur.

Sans brutalité, mais avec fermeté, on l’emmena dans une petite construction en pierre où on le laissa entre les mains de trois Vénusiennes.

Claude était attaché sur un lit mœlleux. Il ne se débattait plus. On racontait beaucoup de choses sur l’adresse sexuelle des femelles de Vénus, mais il n’avait jamais été tenté. Pourtant, au quartier Madeleine et dans quelques ports de l’espace, il y avait des maisons bien achalandées où il aurait pu faire l’amour avec l’une d’entre elles. L’avantage le plus certain, c’est qu’il n’avait aucune chance de leur faire un enfant. Ce fut ce jour-là que Claude s’aperçut qu’il avait toujours été raciste, sans le vouloir, parce que ses parents, ses amis avaient toujours parlé des extra-terrestres sur le ton du mépris. Et voilà que ces Vénusiens pratiquaient le même ostracisme à son égard ! Cela remettait un peu les choses en place. D’autant que ces Vénusiennes étaient fort jolies ; elles ne ressemblaient absolument pas aux planches anatomiques qu’on distribuait à l’école d’astronautique.

— Buvez, lui dit celle qui avait quatre seins bien fermes, en lui tendant un verre d’un liquide jaune paille.

— Du vin de Pan ! Mais je n’en veux pas.

Il avait reconnu sur-le-champ la boisson aphrodisiaque. Tout son être refusait d’en subir les effets ; l’avait toujours refusé. Castair avait des rapports infantiles avec le sexe. Tout juste s’il n’était pas resté vierge, par timidité, ou par fierté, il ne le savait pas. Il avait l’impression de se déposséder quand il faisait l’amour avec des prostituées de passage, poussé par des compagnons de virée.

— Je ne vais quand même pas vous en faire boire de force, faut-il vous persuader ? demanda la Vénusienne, câline.

Et elle posa son regard sur son sexe. Celui-ci s’érigea sous la caresse télékinétique particulièrement habile, au toucher soyeux.

— Vous voyez, ajouta-t-elle, le plus important est fait, le reste est facile.

Le Terrien ferma les yeux et avala le breuvage d’un trait. Sa nouvelle compagne acheva de le transformer en brasier en lui massant la verge avec du vin de Pan. Bientôt, tout son corps fut tendu comme une tige d’aloès fraîchement née, ses veines charriaient un sang fou, sa peau était devenue aussi réactive qu’un pétale de sensitive. Alors on le détacha.

Claude se demanda pourquoi il avait toujours refusé de boire ce vin, de faire l’amour avec des extra-terrestres, tant les douces fentes de ses compagnes ôtaient source de plaisir. Et puis, jamais il n’avait accompli de tels exploits. Qu’ils étaient loin ces petits coups mesquins, tirés entre deux vols spatiaux ! Maintenant, il était devenu faune déchaîné, Eros, Hercule après cent exploits. C’est ce moment précis que le Vénusien qui l’avait capturé choisit pour l’emmener.

Il l’obligea à se hisser péniblement le long de la tour de bois, en suivant un itinéraire fort compliqué. Son sexe durci le gênait pour grimper, s’accrochant aux entretoises.

— Mais enfin, pourquoi faut-il redescendre à partir d’ici puisqu’il s’agit de monter ?

— C’est une simulation, répondit patiemment le Vénusien. Le Thur ne s’ouvre pas si l’initié ne suit pas le chemin.

Claude comprit qu’il n’en tirerait rien de plus et s’exécuta. Bientôt, il put découvrir les Vénusiens massés au pied de l’échafaudage, guettant son ascension. Puis sa vue s’étendit au-delà de la clairière, vers la forêt, la mer. Que Tholmar était belle ! Sensibilisé par le vin de Pan, Castair sentit les larmes lui monter aux yeux. Encore plus loin, il devina dans un éblouissement l’ancien Thur qui brasillait sous la lumière cent fois réfléchie des étoiles tumultueuses. Il se sentit pris d’une joie inconnue, d’une euphorie transcendante. Arrivé à quelques mètres du sommet, le Vénusien bleu lui dit :

— Va, maintenant je ne peux rien pour toi, c’est à toi d’accomplir le rut aux étoiles. Que ton destin s’envagine !

En franchissant le dernier barreau de bois qui le séparait de la plate-forme au sommet de la tour, Castair vibrait d’impatience. En voyant le petit groupe des Vénusiens agglomérés au pied du Thur, il se rappela des sculptures anthropomorphes qu’il avait découvertes avec Jean sur Cosvaul ; bizarrement, leurs attitudes ressemblaient à celles de ces fossiles pétrifiés. Quel rapport pouvait-il exister entre eux ?

Il se dressa face au ciel, bras largement écartés, fléchis en arrière, sexe brandi vers le cosmos.

C’est alors que les entités l’attaquèrent. Sous leur assaut, l’air se dilata, la portion d’atmosphère où se trouvait enserré Castair fut repoussée sur la périphérie. Les poumons prêts à éclater, il perçut le ralentissement de son métabolisme. Les nuages se mirent à défiler à la vitesse d’un météore, le paysage se brouilla, se grisa comme un mauvais fusain. Simultanément, le Thur s’ouvrit.

Emporté dans le filon d’hyperespace, ralenti par les entités au point de percevoir la durée de toute une vie en un instant, Claude traversa en une nanoseconde l’espace qui le séparait de son but, déterminé par le flux interdimensionnel qui l’avait happé au sommet du Thur al Tholmar.

Ce fut cette infime fraction de temps où son esprit s’encastra littéralement dans le présent qui lui permit de percevoir un souvenir qui s’était enclavé dans sa mémoire sans qu’il en eût conscience, lorsque Daumale et lui avaient quitté Cosvaul après avoir découvert l’anémone de métal.

Oui, tout s’était passé si étrangement ce jour-là. Maintenant Claude se souvenait de tout, même de la façon dont il avait oublié l’incident. Bien sûr, le message n’était pas synchronisé avec leur temps subjectif, il avait entraîné un blocage de leurs cellules mémorielles, engluées dans cette fraction de durée différente où s’insérait l’anémone.

Et la chose venue du ciel remua, ses fins tentacules où fluctuaient des couleurs insolites s’épanouirent comme une fleur vivante au sein de l’océan. Ce mouvement n’avait rien de cohérent, il avait la spontanéité et la grâce fragile des actinies. Daumale dévisageait Claude en souriant. Tous deux observaient en silence le grouillement cristallin de l’anémone, y cherchant le sens caché. Une phosphorescence bleuâtre émana de l’extrême pointe des fines aiguilles mouvantes.

Les vents de la naissance soufflaient sur l’astéroïde.

C’est alors qu’ils entrèrent en phase avec l’objet venu de l’espace et celui-ci leur délivra le message :

« Frères de Vénus et de Squass, compagnons du Thur al Tholmar, nous sommes vos lointains descendants essaimés dans l’espace, nous sommes la semence répartie au hasard des courants internes qui drainent le grand sexe femelle du cosmos. Nous vous avons perdu. Une maladie s’est emparée du filon d’hyperespace qui ceinture Tholmar, une sorte de décomposition des structures même de cette hyperdi-mension qui a entraîné à brève échéance l’explosion de la planète.

Depuis que nous sommes séparés de vous, le peuple de Vénus et de Squass a évolué, s’est développé ; voilà plusieurs millénaires que nous courons d’un monde à l’autre, à travers toute la galaxie et que nos enfants peuplent les planètes les plus lointaines. Nous avons transformé nos corps, transformé nos esprits, nous avons fusionné dans certains systèmes solaires avec les autochtones. Aujourd’hui, nous formons une vaste république, de race indistincte et profuse, mais nous n’avons jamais pu opérer un nouveau contact avec notre système d’origine. Les lois qui régissent l’hyperespace nous étaient toujours étrangères. Et le Thur malade s’était fermé à jamais.

Nous venons de découvrir le moyen de créer un filon artificiel qui reliera votre monde au nôtre. Cette anémone de métal, qui contient le message, est capable de développer en quelques années un champ de force de nature hyperspatiale qui devrait se raccorder au filon principal qui relie les planètes que nous avons peuplées. Mais, de par sa nature même, le message qu’elle contient ne peut être assimilé par un être vivant qu’après le moment où le relais sera créé entre nos mondes. Compactée en une nanoseconde, l’anémone va se dilater jusqu’à atteindre la taille d’une petite planète. A cet instant, sa durée sera synchrone avec celle du système solaire. Elle émettra sur des fréquences hertziennes perceptibles le texte de notre missive. Cela prendra des dizaines d’années, peut-être un siècle !

Puissiez-vous le recueillir afin que nous retrouvions le chemin des terres ancestrales. Que votre destin s’envagine ! »

La dernière phrase venait à peine de résonner dans sa mémoire que Claude Castair s’éveilla.

Il était retourné dans l’Alicante.

Mais il n’avait plus aucun moyen de communication avec le temps réel. Enfermé à l’intérieur de cette micro-durée où les entités étrangères l’avaient réduit, sa vie s’écoulait à un rythme ultra-lent. Le moindre de ses gestes pouvait prendre plusieurs jours avant de s’effectuer. Quant à l’astronef, il poursuivait sa course inutile, moteur et direction bloqués, traversant sans bouger le filon d’hyperespace en décomposition.