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Une partie de zodiac
L’HOMME sans oreille miaula longuement dans la nuit.
Son appel heurta des pans d’ombre, glissa à la surface de cloaques où tremblaient des lueurs, se répercuta sur le mur antiguérillas qui marquait les frontières de la ville basse. Il chemina à travers le silence menaçant des venelles, s’estompa et mourut dans le vacarme du quartier des plaisirs.
Cependant, il ne demeura pas sans effet ; les trois Vénusiens bleus qui arpentaient furtivement la rue creuse s’immobilisèrent soudain. L’un d’eux entrouvrit les quatre premières paupières de son œil central et tous trois se dirigèrent vers le lieu d’où semblait provenir le cri.
Les ombres diffuses de leurs silhouettes grandirent démesurément à mesure qu’ils s’éloignaient des feux multicolores du Spatial bar Les ténèbres s’épaississaient : déjà on ne distinguait plus le rouge éclatant de leurs chevelures. Trol, le chef, ne se souciait pas de cette obscurité et guidait sans hésiter la marche de ses compagnons à travers le dédale des sentes et des ruelles. Bientôt, ils découvrirent un Jovien qui stationnait dans une zone largement éclairée ; malgré les risques encourus à traîner dans cet endroit peu sûr, il semblait parfaitement insouciant. Trol ne put retenir un sourire à la vue de cette caricature ; certes l’allure générale du personnage avait des traits communs avec les autres habitants du système solaire... mais cette absence totale d’oreilles, ce visage dissymétrique, cette bouche ronde et sans lèvres, ouverte sur une dentition irrégulière, ces longues jambes torses qui supportaient un tronc de proportions réduites, enfin et surtout ces bras énormes, musculeux, dont le volume et la puissance apparente ne cadraient pas avec la fragilité arachnéenne de l’ensemble, tout cela eût provoqué l’hilarité de n’importe quel humanoïde ; et particulièrement celle des Vénusiens qui ne cachaient pas leur racisme.
Mais Trol avait choisi le Jovien pour une mission de confiance ; il réprima sa gaîté et se concentra sur la conversation qu’il allait engager.
— Me reconnais-tu ? Je suis Trol, de Tholmar.
Dans les yeux sans expression de l’émissaire apparut une lueur et de sa bouche béante jaillirent plusieurs miaulements, puis des sons articulés :
— Je me souviens bien de toi... la mort suit ton ombre. Ça ne me fait pas peur : celui qui tue peut vivre à tes côtés.
Le Vénusien, cette fois, n’eut plus envie de rire du tout, la réputation du Jovien donnait un poids terrible à ses paroles. Trol reprit d’une voix sèche :
— Toujours la même chose avec vous, toujours l’obsession du meurtre !
— Ne vous en plaignez pas, nous sommes les seuls à nous charger des tâches qui vous répugnent. Heureux pour vous que nous n’en ayons pas perdu le goût ; sinon qui commettrait les crimes dont vous n’avez pas le courage de vous charger ?
— C’est bon, coupa Trol, il ne s’agit pas de ça aujourd’hui. Nous voulons seulement que tu persuades Daumale d’appliquer le plan que nous t’avons confié. Il vient d’entrer au Spatial bar. Le pilote est courageux, il est prêt à résister jusqu’aux limites de ses forces ; tu ne le convaincras pas par la violence. Je compte sur toi pour trouver d’autres moyens.
Le Jovien ne fit aucun commentaire. Il s’inclina, fit quelques pas et rentra dans la nuit.
* * *
Daumale s’étendit nonchalamment dans sa coque souple ; il sortit de sa poche ses trois dernières billes de couleur et les laissa tomber une par une au bord de la gouttière en spirale creusée dans la masse de la table. Souriant, il suivit du regard le cheminement paresseux des sphères qui se bloquèrent bientôt dans les positions clés.
— Mille contarts, annonça-t-il.
Le sourire n’avait pas quitté ses lèvres.
— Vous êtes fou, Daumale, je ne peux plus vous suivre, gémit l’homme qui lui faisait face.
— Réfléchissez !
Et le pilote leva les yeux vers la face cramoisie de son adversaire. Derrière lui, dans le clair-obscur du bar enfumé, apparut le Jovien ; Daumale eut un sursaut ; l’arrivée d’un tel personnage ne pouvait laisser personne indifférent, pas même un navigateur de l’espace habitué aux plus extraordinaires rencontres.
— Cent contarts sur cette bille, Daumale, concéda le joueur, c’est tout ce que je peux risquer.
Dans sa main brillait une petite boule de métal rouge.
— D’accord, mais seulement si vous la jouez en position A. N’oubliez pas que j’ai le privilège de l’attaque.
Le pilote se détourna, comme s’il n’avait rien à ajouter. L’attitude de son adversaire devint plus fébrile ; il crispa sa main autour de la petite sphère rouge. Ses yeux d’oiseau peureux semblèrent quêter dans l’assemblée un improbable appui. Mais il ne discerna aucun signe d’encouragement sur les visages glacés des spectateurs. Il ne vit pas non plus le Jovien s’approcher de lui à le frôler.
— Vous êtes sans pitié, Daumale, j’ai déjà vingt mille dans le coup et la position A...
— N’est pas la plus difficile à jouer, entendit-il miauler doucement derrière lui.
Le joueur ouvrit la main de saisissement et laissa échapper la bille rouge qui fut cueillie au vol par de longs doigts issus de l’ombre.
— Vous alliez faire une bêtise, je crois, dit l’humanoïde.
Il n’y avait nulle trace d’ironie ni dans sa voix ni sur son visage ; mais qui aurait pu dire comment l’ironie s’exprimait chez les Joviens ? Il poursuivit :
— Je suis cependant prêt à vous aider, je peux mettre le complément pour contrer cet homme... à une condition.
L’adversaire de Daumale se tourna vers le nouveau venu ; son front ruisselait de sueur.
— Laquelle ?
— Nous jouerons ensuite les trois boules de verre bleu...
— Les trois boules ! Vous êtes fou !
— Et en spirales parallèles.
Un murmure de stupéfaction incrédule courut parmi les spectateurs. Le shaker du barman s’arrêta dans sa course. Quelques ivrognes somnolant dans des coques parurent sortir de leur hébétude.
Daumale sentit qu’il fallait réagir vite ; sa position d’attaquant lui avait permis jusque-là d’imposer ses combinaisons et de gagner. Mais cette fois, s’il acceptait, il perdait l’avantage. Et il avait affaire à forte partie : on racontait tant de choses singulières sur l’habileté diabolique des Joviens en matière de zodiac.
— Cinq mille contarts, cash, énonça-t-il, glacial, et j’inverse mes positions.
L’humanoïde réfléchit un instant, tandis que les yeux d’oiseau effarouché du petit joueur allaient rapidement de l’un à l’autre. Le silence s’était fait dans la salle du Spatial. Sans même consulter son partenaire forcé, le Jovien fit tomber la bille rouge sur la table de zodiac.
* * *
Toutes les sphères accumulées depuis le commencement de la partie entrèrent alors dans une ronde insensée. Sur l’entonnoir en pente douce de la platine mobile où couraient des spirales parallèles, l’or frôlait l’acier tandis que le verre choquait le plastique. Le flamboiement bariolé jaillissant de ces minuscules collisions provoquait un pincement d’angoisse dans le cœur des joueurs. Au contraire, quand une bille solitaire se mettait soudain à parcourir une courbe élégante, évitant les autres parcours, Daumale et ses adversaires retenaient leur souffle jusqu’au moment où elle venait se fixer, après quelques zigzags incertains, en un point escompté. Lorsque ce tourbillon de figures s’apaisa et que le dessin des premières constellations se précisa, le pilote conçut quelque espoir : dans le zodiaque luminescent qui s’ébauchait, il discernait déjà l’amorce des Gémeaux et le profil du Capricorne.
Néanmoins le Jovien eut un sourire informe à l’égard de son partenaire qui pâlissait de dépit. Il fit un geste de la main, comme s’il avait voulu interrompre la partie en cours, puis laissa glisser une à une les trois boules bleues qui roulèrent dans les gouttières.
Aussitôt les figures en formation se brouillèrent, les sphères déjà en place reprirent de la vitesse, comme si elles étaient douées d’un pouvoir autonome. Mais cela n’était qu’apparence et, dans l’atmosphère étouffante du Spatial bar, on pouvait entendre le cliquetis des rupteurs et les vibrations des cristaux qui, dans la structure même de la table de jeu, déterminaient les parcours aléatoires. Les signes du zodiaque que Daumale avait choisi de faire apparaître s’effacèrent progressivement et les billes éparpillées sur l’entonnoir luminescent se mirent à dessiner des constellations improbables. Certes, les positions clés que Daumale avait obtenues depuis le début de la partie, et qui lui assuraient un gain déjà important, devaient, grâce à son habileté et à sa science du jeu, lui permettre d’obtenir la victoire finale.
Mais le sort, lié peut-être à l’intuition diabolique du Jovien, en décida autrement. Dans les minutes qui suivirent, le pilote se crut le jouet d’un cauchemar, car les images qui se reformaient n’avaient aucun rapport avec celles qu’il espérait ; à la place du Capricorne et des Gémeaux, c’étaient le Scorpion et le Sagittaire qui s’esquissaient. Bientôt, les billes accélérèrent leurs mouvements et commencèrent à préciser de narquoises figures tant dans les gouttières inverses que dans celles qu’il avait d’abord choisies pour le jeu. Devant Daumale consterné s’inscrivaient les signes de sa ruine. Malgré son habitude de ce genre de situation, il ne put retenir un léger trémolo dans sa réplique, où il aurait voulu se montrer imperturbable :
— Si mes comptes sont exacts, messieurs, cela fait trois cent mille contarts que je vous dois.
— Tout rond, tout rond, dit le petit homme en se frottant les mains avec avidité.
— Malheureusement, je ne possède pas le dixième de cette somme, enchaîna Daumale. Mais je suppose que vous accorderez votre confiance à un navigateur.
— Vous êtes un escroc, bredouilla l’autre en se levant comme un ressort.
Puis il prit le bras du Jovien en haletant.
L’homme de Jupiter considéra les deux petits poignets ceinturant son énorme biceps ; puis il abaissa lentement les yeux sur son partenaire :
— Disons qu’il vous revient vingt mille contarts environ puisque c’est moi qui ai joué ce coup. Je suis sûr que votre adversaire est prêt à vous les verser ; quant au reste, c’est une affaire entre lui et moi.
— Alors, je suis pris entre deux escrocs, dit le petit joueur, blême de dépit.
Le Jovien garda le silence. Daumale posait déjà sur la table une liasse de billets qu’il avait rapidement évaluée. L’humanoïde s’en saisit et la fourra dans la poche de son voisin, puis, avec sérénité, le souleva par le collet et le propulsa jusqu’à la porte de sortie, sans que personne eût songé à prendre sa défense. Le pilote observait la scène d’un œil froid ; mais, sous cette apparente indifférence, il dissimulait une inquiétude naissante : en effet, il était préférable d’avoir à faire à deux créanciers plutôt qu’à un seul... et un Jovien !
— Je m’appelle Töldz Goldtz, dit ce dernier. Je veux bien vous faire confiance, navigateur, mais qui me prouve que vous êtes sous contrat ?
Daumale considéra l’énorme masse de l’extra-terrestre qui se profilait sur les guirlandes de fibres multicolores suspendues au plafond. L’affaire était délicate : il ne devait ni révéler la mission confidentielle que lui avait confiée le gouvernement, ni ternir sa réputation de joueur régulier auprès des habitués du Spatial bar, qui ne perdaient pas un mot de l’entretien.
— Il faudra vous satisfaire de ma parole.
— Je regrette, il me faut des garanties plus tangibles.
Le Jovien s’appuya au rebord de la table de zodiac et ajouta dans un miaulement feutré :
— Discutons dans un lieu plus sûr, voulez-vous ?
Le pilote ne pouvait refuser. Il se leva et suivit le Jovien dans une bulle privée.
* * *
Loin du bruit, de la cohue, de la fumée, des relents d’alcool, les deux hommes regardaient glisser la lourde paupière d’isolement qui allait garantir le secret de leur conversation. Quand elle fut refermée, Daumale fut frappé de voir comme l’atmosphère intérieure de la bulle était calme et limpide. Rien ne polluait leur silence. Ils se dévisagèrent ; le pilote attendait que l’autre attaque, sentant que la partie déjà jouée ne constituait qu’un simple prologue à celle qui s’annonçait.
— Vous êtes bien Jean Daumale ? demanda brutalement le Jovien.
L’homme se détendit.
— Si vous connaissez mon nom, il est probable que je n’ai pas de garanties supplémentaires à vous fournir.
— Je connais aussi le but de votre prochain voyage.
Pour toute réponse, un vibreur apparut dans la main crispée de Daumale.
— Dommage pour vous, Töldz Goldtz, j’aurais aimé vous rembourser, ça fait partie de mes habitudes. Malheureusement vous n’avez pas le droit de connaître le but de ma mission.
— Cette bulle est sous mémoire, je l’ai choisie pour ça. Si vous me tuez, elle deviendra votre tombe.
Le Jovien ne pouvait pas le prouver, mais, si ce qu’il disait était vrai, le gouvernement ne défendrait pas le pilote devant la preuve audio-visuelle de son crime.
— C’est bon, je ne prends pas de risque à égalité de chances, ma peau vaut plus que cela, concéda-t-il, que comptez-vous obtenir de moi ?
— Très simple, vous me devez deux cent quatre-vingt mille contarts ; cette dette peut s’effacer et... vous n’aurez pas à vous plaindre.
La main du Jovien parcourut l’espace d’un geste évocateur.
— Il suffit que vous nous remettiez votre rapport en fin de mission.
— Quel rapport, bluffa Daumale ?
— Ne faites pas l’innocent, c’est inutile, nous savons.
— « Nous », releva le pilote.
— Peu importe qui « Nous » sommes, ce que nous voulons, c’est obtenir une connaissance exacte des résultats de l’oxygénation de la ceinture des astéroïdes.
— Vos renseignements sont fondés, mais à quoi cela vous servira-t-il ? Ce rapport sera rendu public un jour ou l’autre.
— Ce n’est pas le moment de discuter de ça, miaula Goldtz sur un ton plus aigu, votre situation ne le permet pas !
A l’appui de ses paroles, il fit jouer les puissants muscles de ses bras hypertrophiés.
— Vous cherchez à réveiller de vieilles querelles entre les habitants du système solaire, ironisa Daumale.
— Certains sont peut-être las de la domination humaine, répliqua le Jovien, puis, sans transition, il ajouta : à votre retour de mission, vous nous remettrez votre rapport que nous modifierons dans le sens qui nous convient. En échange, nous laverons votre dette et nous vous récompenserons largement.
— Qui vous assure que je ne vous tromperai pas ?
— Cette reconnaissance de dette que vous allez me signer, déclara Töldz en posant devant lui une feuille noire et ovale, si elle tombe entre les mains de l’administration spatiale, votre carrière est fichue.
Le pilote saisit la mince feuille de plaxène qu’il balança devant ses yeux en méditant. Puis il prit le stylophot que lui tendit le Jovien et parapha d’un trait lumineux les quelques lignes phosphorescentes qui faisaient de lui le débiteur de Goldtz. D’un ton rageur, il ajouta :
— Supposez que ça me soit égal d’être rayé des cadres de l’astronautique ; dans ce cas, vous n’avez plus aucun moyen de vous assurer de mon concours.
— Nous préférerions que cette affaire se règle sans effusion de sang, navigateur ; mais nous sommes prêts à tout pour que le gouvernement n’ait pas un rapport véridique.
Jean Daumale se leva et marcha résolument vers la paupière d’isolement, toujours fermée, demandant sur un ton de politesse glacée :
— Puis-je sortir, maintenant que j’ai écouté vos propositions sans vous tuer.
— C’est à votre gouvernement que je dois ma sauvegarde, c’est lui qui protégeait ma vie ; la fonction des bulles privées est à double tranchant.
Le pilote appuya sur le bouton de commande de l’écran de visualisation : leur entretien avait bien été enregistré. Töldz Goldtz anticipa sur son geste suivant et procéda à l’effacement du film. Jean le regarda droit dans les yeux :
— Je pense qu’il serait également utile de vous effacer.
— M’abattre serait sans effet, je ne suis pas seul à penser que la dictature de l’homme est sur son déclin.
Le segment de sphère démasqua la salle du Spatial bar. Jean y pénétra sans faire le moindre commentaire à cette menace. Il n’était pas loin d’être du même avis.
* * *
L’aube se levait sur Kerque. Déjà les étoiles foraines de la ville s’estompaient dans l’aquarelle mauve des nuages. La silhouette de Jean Daumale se distinguait à peine à travers la brume confuse qui s’échappait des bouches de chaleur. Il déambulait lentement dans la rue creuse, déjouant les pièges que les intempéries avaient façonnés dans le revêtement de plaxène ; il cherchait un dérivatif dans l’observation des images fluctuantes que provoquait sa marche : à chaque pas, sous son poids, les flaques molles du revêtement, atteint par une gangrène chimique, se distendaient comme d’étranges amibes.
Tout s’éclairait pour lui d’un jour nouveau : ainsi s’expliquaient les singulières disparitions des trois astronautes qui avaient été désignés avant lui pour la mission des astéroïdes. Sans doute s’étaient-ils montrés plus fermes que lui ? ou moins rusés ? Jean se félicitait de s’être montré politique, il détenait encore quelques atouts dans son jeu. Et, s’il ne pouvait en aucun cas se confier à ses supérieurs qui n’auraient pas admis qu’un navigateur se soit compromis dans une partie de zodiac, le temps travaillait pour lui.
Pour le moment, cette aventure lui apparaissait sous un jour confus ; il était tenu de garder le secret qui le liait au Jovien, mais il ne connaissait pas encore les buts exacts de la mission qu’il était censé accomplir prochainement ; l’oxygénation de la ceinture des astéroïdes avait probablement une finalité politique ou stratégique qui ne lui était pas encore apparue. Dans ce projet, l’amirauté l’utilisait comme un pion.
Le pion releva les épaules et décida de gagner la partie.