Qui est qui ?
L’ALICANTE se dressait sur l’astroport de Kerque : fuselée, brillante, lisse, elle donnait déjà l’impression de s’élancer vers l’espace. Sa forme générale, sa ligne singulière la destinait à d’énigmatiques voyages. Daumale l’avait choisie pour ça, au milieu d’un catalogue extraordinaire d’engins qui n’avaient jamais été construits, parce que cette fusée ne ressemblait à aucune autre et que ses caractéristiques techniques la plaçaient au tout premier rang des pur-sang de l’espace. Racée, musclée, moulée dans un seul bloc de métal, elle donnait le désir de s’envoler avec elle pour une destination lointaine. L’Alicante suggérait l’inconnu.
Gauthier, le représentant de la toute-puissante Ligue des Marchands, que Daumale avait été contraint d’associer à son entreprise, s’approcha de lui.
— Je pars avec vous, j’ai pris conseil auprès des miens. Ils sont d’accord pour vous soutenir, contre le gouvernement.
— Il faut croire que les profits sont gros.
— C’est vrai, répondit imperturbablement Gauthier, sinon, vous n’auriez aucune chance d’obtenir notre aide, après la décision du président Stole d’interdire l’importation du vin. D’ailleurs...
Un miaulement insolite coupa la parole à Gauthier.
— Je crois savoir qui m’appelle, dit Daumale d’un air soucieux. J’en ai pour quelques minutes.
L’homme sans oreilles l’attendait en effet sur l’aire de départ.
— Töldz Goltdz ! J’étais sûr que vous viendriez me voir. Que puis-je pour vous, dit-il avec ironie.
— Ne plaisantez pas ! Je suis venu vous prévenir que Shivag cherchera à se débarrasser de vous, il a des ordres. Méfiez-vous !
— Pourquoi ce revirement subit ?
— Je suis un mercenaire, pas un traître. J’ai appris à vous apprécier. En tant qu’individu, vous êtes acceptable, ce qui n’est pas le cas de Trol et des siens. Pour le moment, je n’ai pas le temps de vous expliquer, j’ai réussi à les semer, mais je suis suivi. Prenez un contact photonique avec moi, dès que vous serez arrivés sur Pan, je passerai tous les jours vers midi à la villa Hypnos.
L’étrange créature s’éloigna aussitôt, de toute la vitesse de ses jambes torses. Daumale eut le sentiment qu’il s’enroulait dans l’air pour avancer.
Quelques instants plus tard Max, Castair, Yvette, Gauthier, et Shivag qui venait d’arriver, s’engouffraient par le sas. Le mécanisme de fermeture les happa.
Dans un hurlement sauvage les tuyères de départ tonnèrent, propulsant la fusée vers le ciel gris, présage de pluie.
Une demi-heure plus tard, l’astronef s’était échappé de l’atmosphère. Les propulseurs photoniques étaient entrés en action.
Castair se pencha par le hublot : la boule duveteuse qu’il apercevait, d’un bleu très pâle, très doux, c’était la Terre. Dans le noir profond, cette minuscule étoile ne paraissait pas se déplacer. Claude pensa que cette fois c’était Jean et lui qui allaient agir, et non les événements sur eux, cela lui fit du bien.
Le moteur ronronnait d’un rythme égal, sans heurt ; rien ne pouvait présager que Gauthier, dès les premières heures du vol, allait sombrer dans une sorte de coma douloureux : il n’avait pas quitté sa couche antigrav où, plongé dans une presque totale inconscience, il se retournait en gémissant.
Shivag arpentait l’habitacle de long en large, comme s’il voulait s’épuiser en une activité inutile. Ses deux yeux latéraux étaient fermés, la pourpre de sa chevelure ondoyait sur ses épaules ; il murmurait des mots incompréhensibles, en dialecte vénusien ; son œil central, grand ouvert, balayait l’espace d’un regard fixe. Il donnait l’impression d’un homme en révolte. Mais Claude, qui l’observait avec attention, malgré sa connaissance des extra-terrestres, n’aurait pu en jurer. Il était parfaitement hasardeux de vouloir traduire leurs attitudes par des équivalents terrestres car, la plupart du temps, les modes de comportement différaient si totalement entre les uns et les autres qu’une expression de colère chez un Vénusien pouvait parfaitement signifier la béatitude ou l’ironie ; il n’était donc pas possible d’en déduire des critères absolus ; selon les saisons, selon les individus, les codes d’usage variaient. Cela agaçait Castair ; d’un ton hargneux, il hurla :
— Vous n’avez pas fini, Shivag ! Vous me donnez le mal de l’espace à tourner comme ça. Arrêtez-vous, s’il vous plaît, vous aurez l’occasion d’épuiser vos forces plus tard.
Le Vénusien bleu ne répliqua pas, s’assit dans un coin du poste de pilotage, mais poursuivit sa bizarre incantation.
Daumale avait pris en main le pilotage et ignorait volontairement ses compagnons de voyage pour suivre la courbe de départ de l’Alicante. Tout semblait fonctionner normalement. Dans quelques minutes, il allait passer en survitesse afin d’atteindre l’astéroïde Pan dans les plus brefs délais. Yvette s’était approchée de lui ; accoudée au tableau de bord, elle surveillait son travail avec la même attention qu’un élève pilote cherchant à apprendre par cœur les gestes d’un navigateur professionnel.
Max, non loin d’elle, guettait le gouffre noir grouillant de lumière par le plan de vision. L’insensible progression de l’astronef commençait à apparaître dans la lente décroissance du volume de la Terre se muant progressivement en étoile fixe, minuscule point de repère au centre de la galaxie ; il s’y accrochait de toute la force de son angoisse. Le peintre avait beau se raisonner, chercher à oublier qu’il traversait l’espace en s’enthousiasmant pour la splendeur du spectacle qu’il découvrait, la terreur de l’inconnu le paralysait. Il admirait Yvette et son insouciance apparente, sans s’étonner pourtant : sans l’appui de cette dernière ses chances de survie étaient minces. Depuis le jour où il s’était emparé d’elle sous l’influence du vin de Pan dans les salons de la villa Hypnos et que son sexe, humide encore du bain d’aphrodisiaque qu’il venait de prendre, avait entraîné Yvette dans le même furieux vertige sensuel qui l’avait saisi, chacune des molécules de son corps était reliée par une sorte d’influx empathique permanent avec la chair de sa compagne. Par moments, leurs deux êtres ne faisaient plus qu’un.
Soudain, une effroyable secousse ébranla le vaisseau. Les passagers furent projetés violemment contre les cloisons, puis ballottés d’un bout à l’autre de l’habitacle en même temps que les meubles mal arrimés, les petits objets de plastique ou de métal qui servaient à l’entretien du bord. Criblés par la mitraille de cet étrange raz de marée intérieur, bousculés, battus, recroquevillés, les six voyageurs assistaient à ce cataclysme sans pouvoir intervenir ; plusieurs d’entre eux avaient atteint un état voisin de la catatonie.
Sur le tableau de bord, les écrans de signalisation, les lampes s’affolaient, s’éteignant et se rallumant selon des rythmes insensés. Une frénésie électrique semblait s’être emparée de l’Alicante, chaque parcelle de matière paraissait douée d’une autonomie déconcertante, comme si les forces de cohérences qui maintenaient les atomes entre eux avaient soudain lâché, entraînant des permutations instantanées entre la matière et l’énergie.
Un choc plus brutal encore, accompagné d’un bruit de tissu déchiré, d’une intensité de plus de cent vingt décibels, ébranla l’astronef. Puis tout cessa.
Les étoiles avaient disparu, une épaisseur grisâtre couvrait les écrans de vision ; l’abîme s’était brusquement cristallisé en une ouate indéfinissable.
Daumale, le front ouvert, le nez tuméfié, gisait à terre ; de ses larges plaies dégoulinait un sang qu’il tentait de retenir avec ses mains gantées. Castair, immobile dans sa coque de repos, paraissait mort.
Gauthier, que le cataclysme avait réveillé, se leva en titubant pour aller plonger sa tête sous un robinet à pression ; il pleurait à longs sanglots. Max ne semblait pas touché physiquement, mais, tout courbatu, il ouvrait des yeux hébétés sur le spectacle qui l’entourait, murmurant des mots dépourvus de sens, incapable de porter secours à Yvette, allongée sur un lit, dans une position anormale, un peu à la manière d’un pantin désarticulé. Seul Shivag n’avait pas souffert ; il avait eu le temps de mettre en place ses défenses télékinésiques qui l’avaient bloqué dans l’espace à l’endroit où il se trouvait au moment de l’incident. Son comportement furieux l’avait abandonné.
Un imperceptible tremblement agitait les mains de Gauthier. Ruisselant d’eau, il s’ébroua. Curieusement, il se sentait assez bien dans sa peau. L’espèce de coma où l’avait plongé sa première expérience spatiale avait disparu. Ce fut le premier qui réagit, en portant secours à ceux qui étaient le plus mal en point. Il s’approcha d’abord de Max à qui il flanqua deux fortes gifles. Celui-ci se leva comme un ressort.
— Alors, Max, on s’effondre à la première occasion !
— Oui, c’est possible, merci. C’était terrifiant, comme si j’avais été pris dans un ascenseur fou dégringolant dans un immeuble de mille étages.
— Occupons-nous plutôt de Daumale, il est sérieusement blessé. Savez-vous où se trouve les médicaments et les pansements d’urgence ?
— C’est la première chose que j’ai demandée en montant.
Max alla les chercher pendant que Gauthier s’accroupissait auprès de Jean, qui se plaignait d’un ton monocorde.
— Ça n’a pas l’air trop grave ; vous avez le dermoplast et un coagulant, il faut cicatriser ces plaies le plus vite possible ; il perd quand même pas mal de sang.
Gauthier déroula le mince ruban couleur chair pendant que Max appliquait le coagulant qui figea instantanément les blessures. Les bandes de dermoplast se soudèrent à la peau de Daumale et effacèrent bientôt les plus grosses cicatrices. Les deux hommes procédèrent aux mêmes soins sur eux, pansèrent leurs égratignures, soulagèrent leurs douleurs et leurs contusions, afin d’être plus valides.
— Bon, je m’occupe de Castair, maintenant, allez prendre soin d’Yvette.
— D’Yvette ?
— Vous ne voyez pas qu’elle a subi un choc, regardez-la.
Max se rua vers sa compagne et se mit à la palper fiévreusement, pour voir si l’apparent désordre de ses membres ne s’expliquait pas par de multiples fractures. En fait, elle n’était qu’évanouie. Il lui fit avaler un verre d’occita. Elle se réveilla ; ses traits se contractèrent douloureusement ; elle eut pourtant la force de sourire :
— Je suis complètement moulue ! Décidément, avec toi, c’est le grand toboggan en permanence. Depuis que je t’ai rencontré, l’univers n’arrête pas de valser.
Max répondit à son sourire et lui caressa tendrement les cheveux.
— Allez, aide-moi plutôt à me lever, les autres ont besoin de nous.
Castair, aussi, était revenu de son évanouissement et rejoignait le petit groupe qui s’était réuni autour de Daumale et de Shivag qui avaient commencé à émettre les premières hypothèses sur l’incident ; le Vénusien avait recouvré tout son sang-froid. Dans l’ensemble, l’accident, si accident il y avait, n’avait pas causé trop de dégâts physiques. Restait à savoir ce qui s’était produit sur le plan matériel.
— Ce n’est certainement pas un orage cosmique, expliquait Jean Daumale, les détecteurs l’auraient signalé auparavant.
— En tout cas les cadrans, les signalisateurs, les lampes témoins ne fonctionnent plus.
— Et dehors, ce n’est plus l’espace, rien qu’une grisaille cotonneuse qui fait regretter le bon vieux vide.
Tout était mort à l’intérieur de l’Alicante, les instruments de navigation ne répondaient plus aux impulsions que Castair essaya de déclencher sur le clavier de l’ordinateur de bord.
— D’après la jauge, il n’y a plus de carburant, les tuyères photoniques sont arrêtées, d’après le simulateur de vol, nous ne sommes ni au nord, ni au sud, ni à l’est de la Terre, nous sommes nulle part, ou ailleurs, dit Daumale d’union rêveur.
— A moins qu’on soit arrivé au bout du monde, plaisanta Claude.
— Je crois que c’est peut-être pire, murmura Max, en écho.
— Ce n’est pas le moment de désespérer. Il faut explorer l’astronef méthodiquement. Vous, Shivag, allez voir le moteur, Çlaude, tu visites soigneusement la chambre des tuyères et du carburant, je m’occupe des organes de direction avec Gauthier, nous allons vérifier toutes les connexions.
— Et nous, dirent en chœur, Yvette et Max.
— Si vous vous sentez le courage de faire un tour dehors, ce ne sera sans doute pas inutile.
Une trentaine de minutes plus tard, ils revenaient tous au rapport.
— Les moteurs fonctionnent parfaitement, affirma Shivag, j’ai failli perdre la vue en arrivant à la chambre de chauffe, les translumens sont en pleine action, comme si nous étions en amorce de survitesse.
— Même chose pour le carburant, les réserves sont telles qu’on pourrait sortir du système solaire, ajouta Castair, quant aux tuyères, elles sont en pleine charge de photons.
— Pareil pour nous, poursuivit Jean Daumale, nous avons vérifié tous les relais avec Gauthier, ils sont en état de marche. On a l’impression que c’est une force extérieure au navire qui absorbe son énergie et qui détermine cette mort apparente de tous les organes.
Il s’assit dans la coque de repos, brusquement très las. Il avait beaucoup pris sur lui pour faire face au danger, maintenant, il en subissait les conséquences. Tandis qu’il fermait les yeux, pour se recueillir, pour puiser de nouvelles réserves, Yvette raconta leur sortie :
— C’est très difficile à décrire ce qu’on voit dehors. On a l’impression de pénétrer dans un milieu élastique, sans perdre la certitude qu’on se trouve au sein de l’espace. Le gris profond que l’on voit de l’intérieur est sans nuance, consistant, épais, mais il procure le même effet que la présence du vide. Il est fait de mille vibrations, de remous, d’échanges invisibles, mais la profondeur réelle n’est pas mesurable. Quelquefois, on peut croire qu’il suffirait d’étendre la main pour atteindre le fond, d’autres fois, qu’un parcours de trente années-lumière n’y suffirait pas.
— Je voudrais ajouter quelque chose aux précisions d’Yvette, c’est une observation professionnelle, de peintre professionnel. Vous allez me croire fou, mais j’ai l’habitude d’observer très précisément les paysages pour faire mes compositions holographiques. Eh bien ! Je suis certain qu’il y a un horizon, ou plutôt deux horizons, comme si nous étions enclavés dans un filon, une veine d’espace différent.
Un ange passa, la déclaration de Max, par son étrangeté, les avait tous mis mal à l’aise, comme s’il venait de leur présenter, révélée, une photographie de l’impossible. Daumale se leva et parcourut les quelques mètres qui le séparaient du tableau de bord.
— Je crois savoir où nous sommes. Enfin, je devine où nous ne sommes pas.
— Cessez de parler par énigme, maugréa Gauthier.
— Alors attendez-vous à un grand choc. Si Max n’avait pas parlé de filon, je n’aurais probablement jamais trouvé et, maintenant que je le sais, je crois que j’aurais préféré l’ignorer. Vous vous souvenez sans doute des théories sur l’hyperespace, en vogue il y a un siècle environ. C’était la solution rêvée pour franchir les limites du système solaire. Idéalement, cet hyperespace se présentait comme une sorte de trou dans le continuum spatio-temporel, par lequel il était facile de neutraliser la distance. Personne n’a jamais découvert le moyen de s’y infiltrer et nous sommes restés enfermés à l’intérieur de notre complexe planétaire. Je suis sûr maintenant que ce n’était pas un rêve.
— Qu’est-ce que c’est que ces chimères ! ragea Gauthier.
— Ce n’est pas un conte de fées, nous sommes bien inclus dans un filon de non-espace et de non-temps où les propriétés physiques des éléments ne jouent plus. C’est ce qui explique l’apparente mort de tout le système dynamique de l’astronef qui fonctionne sans opérer de réaction sur l’environnement. En principe, il est possible de voyager fort loin de cette manière et de franchir plusieurs milliards de kilomètres sans nous en apercevoir, ou de rester sur place. De toute manière, nous avons besoin d’une sacrée force pour nous sortir de là !
— Tu as peut-être raison, dit doucement Claude, pourtant, il y a quelque chose qui m’intrigue : tu viens de nous dire qu’il fallait une sacrée force pour nous sortir de là. As-tu une idée des origines de la puissance qui nous y a menés ?
— Juste, ajouta Max.
— C’est bien ce qui me surprend le plus. D’après les données spéculatives, enfin d’après ce que je peux me souvenir des cours d’astronautique théorique que j’ai suivis, le passage d’un corps tel que l’Alicante dans l’hyperespace aurait nécessité la fission de plusieurs tonnes de plutonium.
— A-t-on évoqué l’hypothèse d’un passage naturel entre l’espace et l’hyperespace ?
— Les chercheurs ont estimé que cette éventualité était improbable.
— Vous allez me prendre pour un paranoïaque, coupa Gauthier, mais je suis sûr que c’est un sabotage. Et je ne suis pas loin de croire que ce sont les Vénusiens qui l’ont réalisé. Tout le monde sait qu’ils étaient sur Mars bien avant nous et que leur science de l’astronautique est nettement supérieure à la nôtre. D’ailleurs, la propulsion photonique est une de leur découverte. Si nous n’avions pas l’avantage du nombre et de l’abondance des ressources, il est certain que ce seraient eux qui domineraient aujourd’hui le système solaire.
Max, qui crayonnait machinalement sur un carnet qu’il avait sorti de sa poche, releva la tête :
— Qu’en pensez-vous, Shivag ?
Celui-ci tournait fébrilement dans l’habitacle, comme à son accoutumée.
— Shivag, on vous parle ! hurla Gauthier.
Le Vénusien stoppa sa course. Ses cheveux flamme s’agitaient en tous sens ; sous l’effet de la tension, ils s’étaient dénoués subitement. Ses yeux latéraux luisaient singulièrement, tandis que son œil central s’était clos. Il affronta ses compagnons :
— Vous n’êtes pas complètement fous, non ? Quel est ce délire ? L’hyperespace, un complot des Vénusiens, pure folie ! Mais enfin, Daumale, qui vous a donné vos chances, qui vous a permis d’acheter le planétoïde et de devenir l’un des hommes les plus riches du système en important le vin de Pan ?
Puis il jura longuement dans sa langue ; il était rare de voir ces êtres frêles se mettre en colère, rare aussi de voir leurs cheveux dénoués. L’occlusion de leur œil central indiquait une forte concentration mentale. Il fallait aussi se méfier à l’occasion de leurs facultés télékinétiques,
— Töldz Goltdz m’a prévenu que Trol et les vôtres en voulaient à notre peau. Je ne l’ai pas cru. Mais nous avons failli être victime d’un attentat avant d’embarquer.
— Par un Vénusien de squass, je sais, ce sont nos ennemis.
— Ce qui ne prouve rien, intervint Gauthier d’une voix sifflante. Je commence mieux à saisir l’enjeu de Pan. Vous avez eu tort, Daumale, de ne pas me mettre au courant plus tôt. Si vous m’aviez dit que c’étaient les Vénusiens qui vous avaient permis d’acquérir le planétoïde, la Ligue des Marchands ne vous aurait jamais suivi dans cette affaire.
— Et pourquoi donc ? Par racisme.
— Ne dites pas de bêtises, vous savez très bien que le peuple vénusien n’a jamais pratiqué de commerce, que les ressources ont toujours été partagées entre eux sans pratiquer de troc ni utiliser de monnaie.
C’est la raison pour laquelle la Ligue ne traite jamais avec des Vénusiens.
— Pourtant, j’ai bien fait un marché avec eux, nous avons fait un troc.
— Je préfère ne pas savoir lequel. Mais je suis certain que vous confondez négociation politique avec négoce.
— Ce traître va tout avouer, ragea Castair en marchant vers Shivag. Le géant paraissait animé des plus mauvaises intentions.
— Ne m’approchez pas, dit fermement le Vénusien. Si vous me touchez, je ne réponds de rien.
En effet, la peau des Vénusiens pouvait secréter un acide dangereux, sans compter les réactions imprévues de ses organes de défense télékinétique. Daumale s’approcha à son tour, puis Yvette, Max, Gauthier enfin s’y résigna. Les cinq voyageurs encerclèrent Shivag qui dut bientôt s’arrêter de reculer : il était acculé à la cloison.
— Vous ne pourrez pas nous avoir tous, Shivag. Allez, rendez-vous, dit Daumale en sortant son vibreur.
Le Vénusien ouvrit brusquement son œil central. Cette batterie d’yeux braqués sur ses adversaires n’exprimaient rien, seules de bizarres petites lueurs zigzaguaient en tous sens, depuis ses prunelles jusqu’à ses paupières où elles mouraient comme des neutrons captés par d’autres atomes.
— Cela n’a plus d’importance, en effet, maintenant que j’ai réussi à vous écarter à tout jamais de Pan, nous allons pouvoir nous occuper sérieusement de son exploitation.
— Pourquoi, vous n’étiez pas satisfaits de mes services, railla Daumale, il fallait me renvoyer, avec des royalistes, je m’en serais contenté.
— Vous avez l’humour facile, petit Terrien. Ce qui n’empêche pas qu’en redécouvrant l’astéroïde Pan, vous nous avez rendu un bien grand service. La tradition voulait qu’il existe quelque part dans la ceinture ultra-martienne une source de drogue avec laquelle nos lointains ancêtres s’apprêtaient à conquérir le système solaire. Ce fabuleux aphrodisiaque découvert par votre ami Max. Pour l’instant, vous ne vous rendez pas compte des suites que son importation comporte. Je peux vous les révéler : dans quelques années, les Terriens ne seront plus qu’une race moribonde.
— C’est une plaisanterie ? Moribonde parce que ses habitants feront l’amour, dit Yvette.
— Souvenez-vous de Sodome et Gomorrhe ! Ce n’est pas une légende. Ces cités ont péri parce que nos espions s’étaient infiltrés sur Terre à cette époque et qu’ils étaient parvenus à répandre le vin de Pan. Croyez-moi, une fois que l’accoutumance est prise, l’individu qui est sous l’empire de cette drogue ne peut plus se livrer à autre chose qu’à l’amour.
— Tout ça me parait bien douteux, plaida Gauthier. Si vous étiez si puissants, pourquoi n’avez-vous pas poussé l’avantage jusqu’au bout et conquis notre planète avant que nous sachions nous défendre.
— Une guerre terrible avec les Martiens, dont nous sommes sortis vainqueurs, vous a terriblement affaiblis. De plus, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, l’astéroïde avait disparu au cours d’un incident nucléaire. L’un de nos astronefs chargé de munitions a fait explosion dans les parages, pulvérisant des centaines d’astéroïdes qui ont formé ce nuage de poussière que vous avez traversé avant d’atteindre Pan.
— Ce qui me paraît insensé, c’est que vous ne l’ayez pas redécouvert plus tôt.
— Nous pensions que l’astéroïde avait subi le même sort que les autres, sans en être sûr.
Ainsi, tout cadrait parfaitement avec la réalité des faits. Daumale avait été joué depuis le commencement de l’aventure. Quelle illusion de croire que le pion pouvait décider de la partie ! Il venait d’avoir la preuve que le jeu était truqué au départ et qu’il n’avait aucune chance de fausser la donne. C’était une leçon dont il comptait tirer profit... si l’avenir lui en laissait l’occasion.