L’anémone de métal
La surprise avait été de taille lorsque Jean Daumale apprit du contre-amiral Darche que la mission ne consisterait pas à réactiver deux astéroïdes, comme il le croyait au départ, mais soixante-treize, et qu’elle durerait au moins deux ans. Aucun incident notable n’altéra le travail des huit premiers mois. Tout s’accomplissait comme si le pilote n’avait jamais fait autre chose de sa vie. La présence de Claude Castair, son second, n’était pas étrangère à cette facilité apparente : les deux hommes se connaissaient de longue date et avaient eu le temps de s’apprécier au cours de missions précédentes ; c’était indispensable pour résister à la solitude de l’espace. Dans ce sens, leur expédition représentait un cas limite puisque l’équipage ne consistait qu’en eux deux, plus quelques douzaines de robots ; les prodigieux moyens technologiques dont disposait le système solaire rendaient possible cette disproportion entre l’ampleur de la tâche et la minceur des effectifs humains ; d’ailleurs cet équipage ultra-réduit se justifiait par la difficulté de recruter des pilotes et par la nécessité d’assurer les vols réguliers entre les planètes habitées.
* * *
D’abord, Cosvaul ne fut qu’un caillou, puis une pierre grise noyée dans l’encre de l’espace, enfin un rocher sur lequel se délimita bientôt un horizon.
Le Magellan descendait avec lenteur ; il se posa sans heurt au milieu d’une singulière forêt de silice : le plan de vision, activé par Castair, offrait le spectacle immobile d’une multitude de masses anthropomorphes où perçaient par endroit la forme d’une main, une esquisse de jambe, la courbe d’un dos ; les deux hommes contemplèrent longuement ce tumulte de foule, pétrifié soudain par quelque phénoménal cataclysme. Etaient-ils leurrés par le jeu des ombres et des lumières que dispensaient les projecteurs, abordaient-ils un monde étrangement sculpté par l’antique explosion qui avait fait éclater la planète existant jadis à cet endroit du cosmos, puis laminé par l’assaut des météorites ? Ou bien se posaient-ils au cœur d’une scène de terreur fossile, que l’apocalypse aurait figée pour toujours ? Ils cherchaient à discerner la frontière qui séparait le rêve de la réalité.
Ou peut-être fallait-il chercher ailleurs la réponse à cette énigme ?
Mais c’était là une hypothèse qu’ils préféraient laisser sans solution.
D’abord ce fut le sas qui s’ouvrit. Puis de longs pistils de métal glissèrent sur le sol rugueux, vers des objectifs déterminés par les ordinateurs du bord. Leurs têtes chercheuses allaient à la rencontre d’une improbable atmosphère, de la composition des roches, de la gravité. Ils étaient même munis de délicats dispositifs qui auraient pu détecter, à des kilomètres de distance, n’importe quelle organisation biologique. Ensuite, ce furent les robots qui occupèrent le terrain. Ceux en forme de sphères se dirigèrent vers l’ouest, d’ovoïdes vers l’est, de cônes vers le sud et de cubes vers le nord. Des corps de plaxène fauve jaillirent les appareils de propulsion et les outils de travail – il y avait longtemps que les revêtements de métal avaient été abandonnés au profit d’enveloppes souples qui permettaient la prolifération d’appendices adaptés au terrain et au but. Alors commença un fantastique ballet réglé depuis les entrailles du Magellan par le maître calculateur.
Daumale et Castair observaient d’un œil blasé les évolutions du seul robot qui fût encore dans leur champ de vision, les autres s’étant dispersés à la surface de l’astéroïde. Ce fut d’abord le mouvement lent des cinq forets de métal qui perçaient la croûte rocheuse en de fins canaux verticaux qui s’enfonçaient droit au cœur de la masse ; une autre partie de la machine avalait le contenu de ces cavités profondes. Ensuite, des pseudopodes injectèrent dans ces racines artificielles l’opalin liquide du plaxène d’arrimage et l’étirèrent en formant un câble sur une surface d’une centaine de mètres, avant qu’il ne fût entièrement solidifié. Le robot acheva son œuvre en soudant à l’extrémité du filin ainsi formé un disque de contact qui retomba mollement sur le sol. Puis il recommença son manège un peu plus loin, selon une topographie précise, calculée par l’ordinateur.
Depuis le Magellan, les deux navigateurs se relayaient pour surveiller sur les cadrans de contrôle si tout se déroulait bien à la surface de l’astéroïde où le même labeur mécanique se répétait afin de la mailler entièrement d’un réseau de filin et de disques d’arrimage.
Les sphères revinrent de l’ouest, les ovoïdes, les cônes et les cubes des autres points cardinaux. Alors, ils extirpèrent des soutes un sas préfabriqué qu’ils posèrent à même la roche, soigneusement dirigé vers le zénith ; ensuite ils déposèrent les machines bleues et rondes qui serviraient ultérieurement à extraire les minerais rares, à compléter l’atmosphère artificielle en partant de la transmutation atomique du sol, à hydrater cette atmosphère.
Les pseudopodes se rétractèrent dans les masses de plaxène des robots ; le travail des auxiliaires mécaniques était provisoirement terminé ; il n’avait pas duré plus de deux jours :
Le Magellan s’éleva sous le ciel noir, criblé d’étoiles, et se mit en orbite. Son rôle commençait. Animé d’un mouvement uniforme, mais variant constamment sa direction afin de survoler chaque point du planétoïde, il se mit à projeter vers le sol un fin brouillard de plaxène. Cela dura jusqu’à ce que le sol de Cosvaul fût entièrement recouvert d’une mince pellicule brillante et souple qui la moulait dans ses moindres détails. Ainsi fut disposé le plastique de voûte qui n’adhérait qu’aux disques de contact par soudure moléculaire instantanée.
Le processus de première oxygénation se déroula plus rapidement. Le vaisseau modifia son orbite de manière à se fixer à l’aplomb du sas, en tenant compte de la rotation propre de l’astéroïde. Puis le Magellan darda une trompe de métal dont l’extrémité, par tropisme sélectif, vint se coller sur la valve annexée au sas mis en place par les robots. Alors, les réservoirs déversèrent leur contenu sous l’épiderme artificiel de Cosvaul.
Durant cette opération, une des machines bleues restées à la surface avait foré jusqu’au centre du corps céleste un puits étroit au fond duquel elle avait introduit une minuscule charge nucléaire ; cette charge, insuffisante pour faire exploser la masse rocheuse, était assez puissante pour libérer la chaleur nécessaire à l’expansion de l’atmosphère artificielle, favorable au développement des spores éventuelles ou de toute autre forme cfe vie. La déflagration fut silencieuse et invisible.
Pourtant, il s’écoula au moins six heures avant que la peau factice de Cosvaul se tendît, çà et là, en de curieuses protubérances, sous l’impulsion du gaz se dilatant. Fascinés, comme à chaque fois qu’ils procédaient à cette sorte de résurrection d’un monde mort, Daumale et Castair s’extasiaient sur la beauté de ces mouvements spasmodiques du plaxène se tendant, il leur semblait assister à la naissance d’une perle géante, luttant au cœur de l’espace, qui l’enchâssait comme un écrin de velours trop sombre, pour échapper à l’entropie. Bientôt, la sphère laiteuse fut formée ; sa peau nacrée se tendait comme celle d’un ballon.
Le pilote et son navigateur ne pouvaient plus attendre ; chaque fois, ils se laissaient prendre par cette fièvre qui les agitait à la vue de cet étrange travail de parturition. Ils revêtirent leurs scaphandres autonomes et quittèrent l’astronef. Au premier jet des pistolets à réaction, ils furent à mi-distance du sol et du Magellan et purent observer à loisir la singulière éclosion de la perle qu’ils venaient de produire, où le soleil lointain accrochait des reflets irisés.
Mal réglée, la voix de Castair tonna dans le casque de Jean Daumale ; un effet de distorsion insoutenable.
— Baisse le son, bon dieu !
— Excuse-moi, reprit le navigateur, cette fois sans saturation, ça fait toujours quelque chose, hein ?
Daumale avait repris son observation de là surface miroitante :
— Oui, c’est comme une vie blanche qui s’empare des ténèbres ; nous sommes des porteurs de lumière.
Il y eut un silence, troublé par l’éternelle friture des parasites, conversations d’étoiles. Castair dit, comme à regret :
— Moi, je pense surtout à ce bon vieux Magellan qui s’éloigne ; difficile à supporter.
Daumale leva les yeux vers son compagnon.
— Tu ne guériras donc jamais du mal de l’espace, Claude, fais semblant de croire que ton corps n’existe plus, qu’il est l’espace ; tu verras, c’est facile de se dissoudre ; à partir de ce moment, il n’y a plus de différence entre toi et l’univers, tu n’as plus peur.
Castair ne répondit pas ; d’un coup de jet, il se propulsa au plus vite vers la trompe de métal qu’il suivit jusqu’au sas ; Daumale l’imita en riant ; ils la détachèrent et se glissèrent à travers l’ouverture de sécurité dans la nouvelle atmosphère de Cosvaul.
* * *
Depuis ses origines, l’astéroïde n’avait connu que le vide et que le gel. Pour la première fois, des rafales de vent extrêmement violentes soulevaient à sa surface une poussière formée par le mitraillage des météorites durant des millénaires.
Des embruns d’oxygène encore liquide vinrent fouetter les casques des astronautes et s’évaporèrent instantanément. Lentement, les deux hommes se déplaçaient à travers les fonds tourmentés d’une mer imaginaire dont ils croyaient apercevoir, au-dessus d’eux, les vagues scintillantes dans le déploiement de la voûte en plaxène ; chacun des filins d’arrimage évoquait une algue blême, oscillante et lentement dressée. La pesanteur, d’une faiblesse extrême, leur permettait de franchir aisément les forêts de pierres anthropomorphes qu’ils pouvaient à présent observer avec plus de soin.
Daumale fronça les sourcils :
— Je ne parviens pas à admettre que la fusion des roches, lors de l’éclatement de la planète ultra-martienne, puisse leur avoir donné cette forme si intensément humaine ; regarde l’expression de ce visage !
Il montrait en effet, comme cherchant à échapper à la gangue de silice qui le moulait, le visage d’un homme dont les traits exprimaient la terreur la plus absolue, comme le supplicié pétrifié dans la lave d’un volcan en éruption.
— C’est peut-être les météorites qui l’ont sculpté.
— Pas possible, nous n’avons jamais observé un pareil phénomène sur un autre planétoïde.
— Alors, la qualité de la roche, l’érosion spatiale par le gel ?
— Non, tu vois, le hasard ne fait jamais si bien les choses. Qu’il y ait, quelque part, une ou deux statues anthropomorphes, je l’admets volontiers, mais une telle concentration. Il y a là un déterminisme qui échappe aux simples lois de la probabilité.
— Mais alors...
Claude Castair n’eut pas le temps de poursuivre. Un appel atonal lui avait vrillé les oreilles : l’un des robots de surveillance laissé sur Cosvaul signalait une anomalie. Figés dans leur mouvement, les deux hommes se regardèrent avec inquiétude. Le cerveau central ne mit pas plus de dix secondes avant de leur donner une traduction en clair de l’incident :
— On signale un percement de la voûte en plaxène par un aérolithe à quinze cents mètres de votre position, direction sud-sud-ouest.
— Est-ce bien nécessaire d’y aller, demanda Claude, les automatismes vont se mettre en place ?
— Si la pression d’oxygène était à son maximum, sûrement pas. Mais tu sais que le principe d’auto-soudure du plaxène repose sur l’orientation particulière de ses molécules...
— ... et que les forces internes qu’elles développent varient selon une progression beaucoup plus rapide que la tension du gaz contenu, acheva Castair.
— Tu sais bien ta leçon. En fait, c’est le contraire de l’élasticité.
L’épiderme artificiel se cicatrisait déjà lorsqu’ils arrivèrent ; la perte d’atmosphère ne semblait pas importante ; Jean Daumale vérifia la pression.
— Tiens, c’est curieux, le manomètre donne un chiffre supérieur à celui qu’il devrait indiquer à ce stade de l’oxygénation. Peut-être que l’explosion atomique a libéré un noyau gazeux contenu dans l’astéroïde ; il accélère le processus. Je vais faire vérifier ça par l’ordinateur.
La voix de Castair tira le pilote de ses réflexions.
— Eh ! Jean, viens voir... j’ai trouvé le corps du délit.
La chose rougeoyait dans l’obscurité ; cette partie de Cosvaul était plongée dans l’une des courtes nuits de l’astéroïde. Ils appelèrent un robot pour lui faire élargir le profond entonnoir qu’avait creusé la pierre de l’espace en percutant le sol. Celui-ci étant friable, la tâche fut aisée.
— Comment se fait-il que cet aérolithe ne se soit pas désintégré, murmura Jean, songeur.
— Il est pratiquement en fusion pour le moment.
Il fallait attendre que l’incandescence s’affaiblisse.
Des jets d’oxygène liquide commandés au robot accélérèrent le refroidissement de la chose. D’un seul coup, les deux astronautes furent balayés par le rideau du jour qui se levait à la vitesse d’une ondée parcourant un champ. L’objet éclairé était maintenant d’un violet métallique.
Daumale commanda aux longs pistils issus du robot de procéder à son analyse méticuleuse. Le cerveau électronique les renseigna à la seconde : la météorite était faite d’une substance inconnue dans le système solaire, si dure que les forets de diamant synthétique ne pouvaient en entamer la surface ; une faible radioactivité s’en dégageait ; par ailleurs, elle semblait focaliser toutes les ondes qui passaient à sa portée.
— Cet aérolithe se comporte un peu comme s’il était doué d’une certaine vie, dit Jean ; pourtant les résultats sont formels : on n’y décèle aucune trace biologique.
Comme pour contredire cette affirmation, la chose mystérieuse se fendit net, sur toute sa circonférence.
Castair fut tenté de la saisir ; Daumale arrêta son geste.
— Laisse le robot s’en occuper, on ne sait jamais.
Un pseudopode saisit délicatement la cupule supérieure de la météorite et découvrit la petite forêt de cristal qu’elle protégeait.
— On dirait une anémone de mer, chuchota Claude.
Et l’anémone remua. Ses fins tentacules, où brasillaient d’étranges couleurs, s’épanouirent comme des fleurs vivantes au sein des océans. Ce mouvement, cependant, n’avait rien de cohérent, il avait la spontanéité et la grâce fragile de celui des actinies.
L’ordinateur demeurait muet ; son analyse n’avançait plus. Aux deux hommes qui l’interrogèrent encore, il répondit qu’il n’avait ni les moyens technologiques ni les informations nécessaires en mémoire pour avancer dans ses spéculations.
— Nous avons peut-être vu quelque chose, dit Castair, dans un soupir, mais c’est comme si nous n’avions rien trouvé.
Daumale le dévisagea en souriant ; il aimait bien les sophismes de son énorme compagnon. Tous deux observèrent en silence le grouillement cristallin de l’anémone, y cherchant un sens caché. Une phosphorescence bleuâtre émanait à présent de l’extrême pointe des fines aiguilles mouvantes.
— Tout cela ne rime à rien, en effet.
A peine avait-il prononcé ces mots que, sans transition, le décor qui les environnait disparut.