7

Jeu de cube

Le premier moment de stupeur passé, les passagers de l’Alicante s’étaient repliés vers leurs couchettes. A vrai dire, en dehors de Daumale et de Castair, pour une grande part, tous ne pouvaient pas comprendre exactement la totalité des implications du discours qu’avait tenu Shivag. Et puis, si le sort de la Terre les intéressait au plus profond d’eux-mêmes, le sombre destin qui leur avait été annoncé les concernait d’une manière plus immédiate.

Le Vénusien bleu s’était approché du tableau de bord éteint et regardait par l’écran de vision le gris immobile de l’hyperespace. Il avait à nouveau renoué ses longs cheveux fauves qui formaient un chignon mouvant au sommet de sa tête. Jean Daumale observait sa silhouette fragile dessinée par cette sorte d’aurore boréale intime qui s’était formée au centre de l’habitacle. Ce calme, après l’affrontement, l’étonna. Comme toujours, cependant, il savait que les plus grandes concessions peuvent s’obtenir après les plus grandes victoires. Il se leva et s’approcha lentement de Shivag qui ne cessa de montrer qu’il était conscient de son approche. Claude, Max, Yvette et Gauthier observaient chacun des gestes de leur ami.

— N’allez pas plus loin, Daumale !

Jean sentit les tâtonnements de l’air autour de son corps, comme si l’atmosphère que contenait l’astronef se durcissait par endroits. Un pas de plus et il subirait l’attaque télékinésique.

— Je voulais seulement vous demander quelque chose.

— Vous pouvez le faire d’où vous êtes.

— Y a-t-il une chance de sortir de l’hyperespace ?

— Maintenant, nous sommes assez loin du système solaire et nous n’y retournerons jamais. J’ai fait le sacrifice de ma patrie, pas celui de ma vie. Aussi, si vous me promettez l’impunité, je vous aiderai à revenir dans l’espace normal, ce que vous n’obtiendrez ni par la torture ni par la menace.

— Misérable, tu verras si...

— Du calme Gauthier, pour l’instant Shivag nous tient. Alors je préfère un compromis, plutôt que de pourrir ici.

— Pourrir est le mot, reprit Shivag, car la survie dans l’hyperespace n’est pas de longue durée. Nos corps sont privés des charges cosmiques et magnétiques dont nous avons essentiellement besoin pour vivre. Notre expérience en la matière est très incomplète, je ne parle ici qu’en théorie ; mais il semble qu’elle soit fondée.

Un long silence ponctua cette déclaration. Daumale sentit qu’il fallait se décider immédiatement.

— C’est d’accord, nous vous accordons l’impunité.

— Quelles garanties me donnez-vous ?

— Tout ce que je peux vous proposer c’est d’enfermer toutes les armes du bord dans le placard qui se trouve auprès de votre couchette.

Le Vénusien fit un signe d’acquiescement. Les cinq Terriens s’exécutèrent. Lorsque la clé de la resserre lui fut confiée, Shivag fit un signe d’invite et s’engagea dans les couloirs qui menaient à la centrale de production énergétique. Cette étrange procession à travers les étroits boyaux de l’astronef où les hommes devaient se tasser pour passer, au sein d’une lumière indécise, avait un aspect irréel que Max chercha à traduire par un calembour salvateur.

— Il y a encore une soute d’espoir.

Seule Yvette lui accorda un petit grognement.

La machine luisait dans la pénombre, son volume ne dépassait pas un mètre cube. Aucun tube, aucun fil, aucun cadran ne saillait à sa surface polie. Un petit levier blanc, placé sur le côté en position verticale, rompait l’uniformité de la masse.

— C’est ce simple cube qui nous a entraînés dans l’hyperespace, demanda Castair ?

— Il emprunte sa force à l’énergie de l’astronef. Vous remarquerez qu’il est conçu comme une sculpture géométrique ; c’est un cube absolument parfait, le moindre défaut de proportions annihilerait ses capacités de franchir la porte entre les deux dimensions. En principe, ce ne sera pas difficile de sortir du filon d’hyperespace où nous sommes insérés. Dès que je vais abaisser ce levier, la machine va se mettre à agir. Cela peut prendre un certain temps, j’espère qu’il n’excédera pas nos possibilités de survie. Elle doit d’abord calculer en géométrie hyperspatiale s’il est possible de retourner dans notre univers. Il y a des endroits, des couches, si l’on peut dire, moins épaisses que d’autres. Il n’est envisageable de passer de l’hyperespace à l’espace que dans des conditions déterminées ; c’est pourquoi on ne peut intervenir sur le cube, toute tentative dans ce sens peut nous faire exploser.

Shivag semblait très calme, très à l’aise, il appréciait visiblement l’invention géniale des Vénusiens. Il poursuivit :

— J’emploie les mots usuels pour que vous puissiez me comprendre. En réalité, aucun cerveau terrien ne pourrait assimiler les notions nécessaires à saisir la complexité mathématique du travail que cette machine va accomplir.

— Et combien de temps vont durer les calculs ? demanda Yvette.

— A vrai dire, je ne peux pas vous répondre, c’est une question de chance ; peut-être moins d’une demi-heure, peut-être plus. Dans le premier cas, nous nous en sortirons certainement, dans le second, c’est moins sûr.

— Pas tant de discours, appuyez sur ce levier ! cria Gauthier.

Le Vénusien s’exécuta. Il fallait attendre.

En regagnant l’habitacle, suivant les mêmes couloirs étroits qu’ils avaient empruntés à l’aller, l’angoisse oppressait chacun : à quelle durée relative correspondrait le temps de leur voyage à travers l’hyperespace ? Quelle distance avaient-ils franchie et dans quelle direction l’avaient-ils parcourue ? Reverraient-ils un univers tel qu’ils l’avaient connu depuis leur naissance ou bien émergeraient-ils sur des continents illogiques, sur des planètes absurdes éclairées par des soleils abstraits ?

Toutes ces questions informulées se résumèrent dans la question que Daumale posa à Shivag :

— A quoi vous sert donc cette possibilité de traverser l’hyperespace, si vous ne pouvez contrôler votre voyage ?

— En fait, nous sommes les premiers protagonistes d’un vol expérimental. Nous ne savons pas comment s’effectue le passage d’un univers à l’autre ; nous l’avons seulement vérifié empiriquement et cette machine que vous avez vue a été fabriquée par tâtonnements. Ce qui est certain, c’est qu’une fois déclenchée, elle passe d’un univers à l’autre et réciproquement. Rien ne peut entraver son fonctionnement. Pour le moment, nous avons seulement envoyé des modèles réduits d’astronef, avec un système automatique d’inversion des commandes. Un faible pourcentage d’entre eux a été récupéré.

— De quel ordre ?

— Un pour mille, mais c’est un coup de chance. Le calcul des probabilités, après une immersion d’une micro-seconde dans l’hyperespace donne des résultats de l’ordre de un pour cent millions.

— Vous en connaissez les raisons ?

— Sur le seul appareil que nous ayons récupéré, nous avons constaté une distorsion fantastique entre le temps réel, le trajet réel effectué par l’astronef expérimental et calculé par nos observateurs et celui qu’avaient enregistré les instruments du bord. Ainsi, en une micro-seconde, l’engin avait parcouru cinquante mille kilomètres d’espace normal et le compteur marquait un déplacement de quelques mètres pour une durée de plusieurs années-lumières dans l’hyper-espace.

— Quelle importance tout cela peut-il avoir, éclata Gauthier. Nous sommes à deux doigts de la fin et vous vous comportez comme dans un salon. Si je survis, Shivag, je vous revaudrai ces minutes au centuple et je n’aurai pas besoin de compteur hyperspatial pour le vérifier !

Sans s’occuper de cette explosion de peur et de colère, Daumale poursuivit son interrogatoire, espérant vaguement qu’il découvrirait dans ces informations un moyen de regagner un jour sa planète natale.

— C’est donc probablement le premier et le dernier voyage d’êtres vivants dans l’hyperespace.

— Je le crois.

— Mais vous ne connaissez même pas la nature de cet hyperespace ?

— On peut l’imaginer comme un filon dans une couche souterraine ou comme une enveloppe où notre univers s’enclaverait.

Jean aurait voulu faire durer cet entretien, mais il se sentit subitement très las, comme s’il subissait un ralentissement de ses réflexes mentaux. Ses compagnons ne faisaient même plus l’effort de suivre leur conversation. Max et Yvette s’étaient allongés sur la même couchette et se caressaient doucement, leurs gestes étaient emprunts d’une lenteur bizarre. Ils échangèrent un baiser qui s’éternisa, pendant que la main de Max remontait le long de la cuisse et s’y fixait à mi-course, comme une ventouse ; la lascivité de leur étreinte s’en trouvait exacerbée. Claude Castair, au contraire, vivait dans un temps accéléré et traçait, à petits pas hâtifs, une course sinueuse à travers le poste de pilotage, comme un automate mal réglé. Gauthier avait vu soudain l’habitacle disparaître dans un brouillard flou, filandreux, où le décor s’étirait dans toutes les directions, où les personnages prenaient l’aspect de sculptures antropomorphes s’effilochant dans le gris. Shivag s’était immobilisé sur place, comme pétrifié. Bientôt, tout s’arrêta.

Seule la machine vivait encore, guidée par ses fonctions, suivant l’impulsion initiale que le Vénusien lui avait donnée, cherchant grâce à sa mémoire prodigieuse la solution d’un problème complexe aux multiples inconnues. Elle ne possédait ni rouage, ni mécanisme, ni relais électronique. Elle était faite d’un unique bloc de verre amorphe, protégé dans son conteneur. Elle accomplissait sa tâche sans que rien ne puisse l’entraver. L’espace s’était figé alentour ; plus aucune couleur n’existait, ni la grisaille qui se manifestait tout à l’heure, ni le noir ; il n’y avait plus d’horizon, plus de différence entre le dedans et le dehors. L’univers avait été réduit à l’état de concept que la machine cubique cherchait à visualiser.

Les six passagers demeuraient dans les positions où le présent les avait pris en glace, enclavés dans cette absence d’espace comme des amonites dans les replis calcaires. Ils avaient atteint ce point de suspension soit au cours d’un ralentissement progressif de leur organisme, soit, au contraire, en se fichant dans l’instant à force d’accélérer. Un observateur eût trouvé dérisoires ces attitudes cataleptiques, tant elles révélaient la fragilité des êtres qui peuplent le cosmos ; mais il aurait été incapable de deviner ce que dissimulaient les masques des visages ; à moins d’interpréter celui de Gauthier comme exprimant une fureur inquiète, d’attribuer à Max un étonnement curieux, l’attente fataliste chez Castair, ou bien encore de voir dans les traits tendus de Daumale la volonté de ressusciter et dans ceux, comme gommés, de Shivag, l’expression d’un accomplissement mystique. Ce qui eût été une erreur facile... Un marteau-pilon cosmique avait aplati les dimensions, le temps n’existait plus, l’astronef était anéanti, à l’exception du cube, plus rien ne vivait à l’intérieur de cette molécule seconde, plus aucune pensée ne s’y élaborait. Les voyageurs de l’Alicante n’étaient plus que fossiles.

Soudain, avec la lenteur d’un jouet à ressort mal remonté, le bras de Max se souleva. Ce geste dura bien dix minutes de temps subjectif. Aucun de ses compagnons ne remuait encore. Puis les lèvres de Gauthier s’agitèrent ; il murmura faiblement des paroles incompréhensibles qui se perdirent dans le silence.

L’astronef jaillit enfin hors de l’hyperespace et reconquit son paysage d’étoiles. Bientôt les six passagers reprirent le cours normal de leur existence, comme si rien ne l’avait interrompue.

— Nous sommes sauvés ! hurla Max, en regardant par le hublot, je vois des constellations.

— Je pense seulement que nous vivons, conclut Shivag avec flegme.

Gauthier ne semblait pas participer à la joie commune ; ses gestes dénotaient une certaine lourdeur, son élocution était difficile. Il se leva, fit quelques pas et alla s’asseoir dans une coque souple près du poste de pilotage, avec des mouvements maladroits, empesés, suggérant que son corps était emprisonné dans un réseau de fils inextricablement emmêlés. Castair s’approcha de lui.

— Quelque chose qui ne va pas, Gauthier ?

Ce dernier, en articulant chaque mot, d’une voix située trois octaves au-dessous de son ton habituel, répondit :

— C’est étrange, je vous, entends mal, très mal. Vous parlez à la manière d’un train, en sifflant. Pourquoi vous agitez-vous ainsi comme des pantins ?

On sentait une colère contenue derrière ses paroles, une irritation qui ne parvenait pas à s’extérioriser à cause de la lenteur paresseuse avec laquelle elle était exprimée.

— Souffrez-vous ? demanda Daumale, s’asseyant au clavier d’impulsions pour tenter de reprendre en main la marche de l’Alicante.

— Non, pas du tout ; physiquement, je me sens comme avant, rien ne me parait différent, sinon vous.

Shivag, toujours imperturbable, expliqua :

— Gauthier n’est sans doute plus dans le même continuum temporel que nous. Mais nous ne savons pas lequel est le bon, enfin si nous sommes synchrones avec celui qui existe dans le système solaire ou bien si c’est lui. De toute manière ça n’a pas d’importance, nous ne le retrouverons jamais.

— Comment expliquez-vous cette différence ?

Le Vénusien se retourna brutalement vers Yvette qui venait de le surprendre par sa question.

— Je n’en sais strictement rien. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il s’est produit une rupture de la durée au moment de notre sortie de l’hyperespace.

— Ce qui n’est pas sûr, murmura faiblement Daumale.

— Comment, n’est pas sûr ? protesta Max.

— Si tu veux examiner avec moi les instruments de bord, tu verras qu’ils ne fonctionnent pas normalement ; il y a un manque de cohésion totale entre les informations que je reçois. Cet astronef est impossible à piloter. Nous fonçons à travers l’univers comme des bolides, mais nous n’avons aucun moyen de diriger notre course.

Castair bondit à côté de son ami.

— Tu permets que je vérifie.

Le silence retomba dans l’habitacle ; Yvette tripotait des morceaux de métal tombés à terre au cours du mini-cataclysme qui avait accompagné le premier passage dans l’hyperespace ; Max, était retourné s’asseoir sur sa couchette. Gauthier bougeait comme dans un film au ralenti, avec des gestes gracieux à force d’insolite. Shivag observait avec attention le pianotage irréel de Castair sur les touches du clavier d’impulsions.

— C’est vrai, il n’y a même pas moyen d’agir sur les moteurs photoniques, ni sur les tuyères de direction, tout est bloqué !

— Regardez ! hurla Gauthier au bord de l’hystérie.

Par les écrans de vision, les étoiles avaient disparu ; ou plutôt, leur dessin s’était brouillé, reconstituant une trame lumineuse, agitée de frissons mystérieux qui dévoilaient brusquement dans leurs replis des perspectives vertigineuses, aussitôt abolies par d’autres remous. Dans cet univers sans géométrie, l’esprit ne parvenait pas à reconstituer les lignes de fuite grâce auxquelles il avait l’habitude de s’appuyer sur le réel pour ne pas céder au vertige ; telle la sensation qu’aurait pu procurer le ciel, par exemple, si l’homme était subitement privé des notions de haut et de bas. A considérer ce gouffre mouvant, actif, scintillant, nacré, d’un gris lumineux, puis brusquement sans tain, comme si l’on passait de l’autre côté du miroir, les passagers de l’Alicante prenaient enfin conscience de ce qu’était le chaos originel, pur espace de pulsions irrationnelles, contractions-rétractions, échanges matière-énergie incontrôlables ; ils étaient aspirés par le tourbillon sans fin du néant.

— Tournez tous la tête et regardez le sol, dit Daumale.

Ils s’exécutèrent avec difficultés, s’arrachant à la fascination qu’exerçait sur eux ce spectacle fabuleux. Pourtant, Max avait eut le temps d’apercevoir autre chose, quelque chose, il ne savait pas quoi ; il le dit timidement.

— Il me semble... enfin j’ai cru voir une masse un peu plus sombre que le reste.

Le silence retomba, lourd, inquiétant.

Max osa regarder à nouveau.

— Cette fois, je ne me trompe pas, voyez !

En effet, un bloc sphérique, d’un aspect plus noir, émergeait de l’espace pétillant.

Daumale semblait perdu dans ses réflexions ; il n’enregistrait pas les mouvements de ses compagnons qui s’agitaient autour de lui et semblait ignorer l’univers trouble qui menaçait par l’écran de vision. Il finit par déclarer :

— C’est peut-être une planète. Les sondeurs de matière réagissent.

— Tu es complètement fou ! cria Claude.

Jean se tourna vers Shivag.

— Est-ce que vous savez quelque chose à ce sujet ?

Les cheveux du petit Vénusien grouillaient au sommet de son visage rond. Ses trois yeux écartelés par l’effort qu’il faisait pour comprendre la situation dévoraient la maigre portion de son front.

— Je crois que nous sommes encore plus perdus que je ne le pensais. Nous sommes sortis de l’hyper-espace, mais nous avons pénétré à l’intérieur de quelque chose d’autre. La masse que nous voyons est peut-être une planète, mais elle est incluse dans ce quelque chose d’autre. Et nous n’avons aucun moyen de comprendre ce qui nous entoure.

— Ni de nous diriger, les moteurs ne répondent toujours pas !

Gauthier regardait ses compagnons s’agiter frénétiquement, sans percevoir ce que signifiaient ces gazouillis d’oiseaux qui sortaient de leurs gorges. Il s’enquit, de sa basse voix de bourdon :

— Que... se... passe... t... il ?

Daumale se pencha vers lui et articula le plus gravement et le plus lentement qu’il pût :

— Ça va mal, nous allons entrer en collision avec une planète.

— Combien de temps ?

Par l’écran de vision, la masse paraissait tantôt lointaine, tantôt proche. Parfois elle couvrait totalement la surface, puis devenait un point minuscule, insaisissable au sein de la mêlée lumineuse des étoiles.

— On ne peut pas savoir, quelques minutes, quelques heures. En tout cas, peu de chances d’en réchapper.

— Si je risquais une sortie, je n’ai plus grand-chose à craindre et j’apprendrai peut-être quelque chose.

— C’est à vous de juger, répondit Daumale.

Gauthier s’équipa devant les autres passagers, impassibles. Ou apparemment impassibles. Si le représentant de la Ligue des Marchands ne s’était jamais présenté à eux sous un jour sympathique, il faisait soudain preuve d’un courage extraordinaire. Yvette et Max s’étaient à nouveau réfugiés sur une couchette et se tenaient étroitement serrés l’un contre l’autre, comme paralysés par l’angoisse. Jean et Claude s’acharnaient d’un air préoccupé sur le clavier de bord. Shivag paraissait très calme : plus que les Terriens, les Vénusiens avaient l’art de ne rien faire sans paraître inoccupés. Il était là, debout, devant le hublot électronique et observait patiemment les mystérieux clins d’œil de l’univers.

La situation s’éternisa durant toute la sortie de Gauthier. Seul, Castair jugea bon d’aller vérifier une nouvelle fois sur place la tenue des moteurs photoniques.

Une demi-heure plus tard, Gauthier n’était encore pas revenu. Castair ne ramenait aucune information nouvelle : tout fonctionnait parfaitement à bord mais il n’y avait aucun moyen d’influer sur la marche de l’astronef, comme si celui-ci avait acquis son autonomie de vol. Si vol il y avait car les conditions du déplacement n’avaient pas gagné en cohérence. Il n’y avait aucune progression géométrique de l’Alicante par rapport à son environnement ; la planète hypothétique n’approchait ni ne s’éloignait, elle déjouait les perspectives.

Claude ne put résister quand, un quart d’heure après, Gauthier était toujours absent. Le colosse se harnacha et sortit. Et disparut à son tour.

Shivag se proposa d’aller vérifier ce qui était advenu aux deux hommes.

— Quoi qu’il en soit, je pense qu’il faut y aller tous ensemble, dit Yvette, nous n’avons plus rien à perdre.

Sachant quelle mort énigmatique pouvait les attendre, Daumale salua mentalement le courage de l’amie de Max.

— Et toi, que décides-tu ? demanda-t-il à ce dernier.

— Je suis d’accord avec Yvette.

— Je vous suis, ajouta simplement Shivag.

Quand il eut fini de s’équiper, Daumale s’appuya un instant sur la cloison de l’habitacle. La chaleur du plaxème s’infusa en lui. Sa fusée lui lançait un dernier message d’amitié.

Le sas de secours fonctionnait parfaitement : ce n’était pas à ce stade que les deux autres voyageurs avaient été aspirés vers l’inconnu.

Dehors. Ou bien dedans ? A l’intérieur de cette marée d’étoiles, confusément brassées, le corps était brutalement soumis à l’orage. Les quatre compagnons vacillèrent sous les flux tumultueux.

Et se retrouvèrent sur le sol ferme sans avoir parcouru un centimètre.

Au-dessus d’eux, les nuages étaient figés, leurs lourds rouleaux s’enfuyaient vers l’horizon comme sur une marine, flocons d’ouate pétrifiée ; l’herbe haute ne pliait sous aucun vent et les friselis verts du champ où ils avaient atterri avaient un aspect minéral, bloc d’émeraude ciselé.

Yvette se pencha vers le sol pour toucher l’herbe, le brin cassa net sous ses doigts, comme un morceau de cristal.

— Regardez les arbres, ils sont immobiles, et cet oiseau semble incrusté dans l’espace ! dit Max, on a vraiment l’impression d’être à l’intérieur d’un tableau en relief.

— Voyons s’il a vraiment plusieurs dimensions, répondit simplement Shivag.

En faisant le premier pas, Jean Daumale eut le sentiment de soulever plusieurs tonnes au bout d’une jambe de quelques kilomètres de longueur ; mais, au deuxième pas, il se trouva propulsé à plusieurs centaines de mètres de ses compagnons, sans qu’il eût fait aucun effort. Effrayé par cet exploit, il tenta de revenir vers eux. Il se trouva d’abord dans l’incapacité de diriger sa marche. Il faisait toujours des bonds prodigieux, avec cette même alternance d’effort et de repos, comme si ses capacités cinétiques avaient été décuplées ; mais il ne parvenait pas à assurer sa direction. Progressivement, il fit l’apprentissage de ses nouveaux dons. Il dosa son effort préalable et s’aperçut que le bond qu’il faisait ensuite dépendait étroitement de l’énergie qu’il déployait en premier pour soulever sa jambe. Ainsi, il parvint à réduire son aire de déplacement. Puis il comprit que c’était en faisant son premier pas qu’il décidait de sa destination et que l’attention mise à s’arracher du sol le conduisait à négliger le but qu’il visait. Jean se mit à peaufiner son nouveau style de marche et réussit enfin, après un quart d’heure d’essais infructueux, à se rapprocher de Max et d’Yvette, qui n’avaient pas bougé.

— A côté de toi, les ballets du néo-Bolchoï, c’est une plaisanterie !

Décidément, Max avait l’art de placer ses astuces au moment le moins opportun. Daumale lui décocha un regard de glace.

— Allons, Jean, ce n’est pas le moment. Explique-nous plutôt à quoi rime cette gymnastique impossible à laquelle tu t’es livrée.

— Vous êtes vraiment drôles tous les deux ! Essayez donc d’en faire autant. Cette planète est montée sur ressorts.

— Justement, quand nous t’avons vu partir, nous avons préféré attendre que tu reviennes. Tu ne peux pas t’imaginer quel effet font tes déplacements.

Jean, encore pris de vertige à la suite de ses exploits, s’appuya sur l’épaule d’Yvette.

— Et Shivag ? demanda-t-il.

— Il en a profité pour s’éclipser. Mais pas de la même manière que toi ; aussitôt qu’il t’a vu bondir, il a compris. Sans doute a-t-il utilisé ses facultés télékinésiques pour se déplacer. On ne l’a pas vu partir et on ne l’a revu nulle part.

Yvette regarda Daumale ; brève expression de désarroi. Tous trois savaient qu’ils vivaient des instants si étranges dans un milieu si hostile qu’ils n’avaient même pas le courage de formuler leur angoisse et tentaient de se comporter comme s’ils faisaient une croisière de loisirs. Ils niaient l’évidence plutôt que de chercher à analyser ce monde aberrant où ils avaient atterri à la suite d’un voyage sans itinéraire. Et surtout, l’Alicante, seul point d’attache avec le réel, avait définitivement disparu.

— Tu as raison, Yvette, répondit Jean à sa question muette, on se demande même comment on survit dans ce milieu où les conditions ne sont visiblement pas réunies pour permettre à l’homme d’exister.

— J’ai fait une analyse d’atmosphère, ça paraît cependant respirable, grommela Max.

— Ecoute, je ne sais pas pourquoi, mais il me semble préférable de conserver nos scaphandres, ne serait-ce qu’à cause de la protection antichoc. Tu as vu comment Jean s’est propulsé dans l’espace !

Yvette avait probablement raison, pensa Jean en se frottant l’épaule avec son gant. L’habit spatial était léger, le casque aérien, c’était comme une peau de réalité qui les isolait de cet univers fantastique. Il n’était peut-être pas encore temps de muer.

— Le plus urgent, c’est de décider ce qu’on fait, on ne va pas rester comme ça, dans cette plaine immobile, sans bouger, j’ai l’impression de prendre en gelée, reprit Max.

— Tu as certainement raison, mais que proposes-tu ? Il n’y a aucun motif logique d’aller dans un sens plutôt que dans un autre. Et pour visiter quoi ?

Encore une fois, Yvette n’avait pas tort ; mais Daumale hésita avant de répondre : s’il abondait dans son sens, ils risquaient tous trois de se démoraliser complètement ; s’il proposait au contraire de marcher dans une direction, ils abandonnaient toutes chances de revoir Shivag. Et Jean conservait la certitude que son appui n’était pas inutile, même si c’était lui qui les avait fourrés dans ce bourbier. Il trouva un prétexte pour gagner un peu de répit.

— En tout cas, avant de partir, il faut vous entraîner à marcher, laissez-moi vous expliquer.

Yvette et Max ne se plaignirent pas de leur apprentissage ; en fait, après quelques minutes difficiles, ce mode de locomotion s’avérait plein d’avantages ; d’une part, il raccourcissait considérablement les distances grâce à l’ampleur des bonds qu’il était possible d’exécuter après un peu d’exercice ; par ailleurs, il permettait d’explorer du regard un plus grand rayon d’action grâce à l’altitude qu’il était possible d’atteindre.

Les trois amis se concertèrent afin de se répartir la tâche la plus urgente : retrouver les autres passagers de l’Alicante. Alors, sous le ciel immobile, entreprirent-ils de dessiner les figures d’un ballet insolite, en s’éloignant progressivement du centre commun où ils avaient atterri. A chaque retombée, ils fauchaient dans le silence les herbes fragiles, les fleurs de faïence qui semaient la vaste plaine. Dans leurs casques résonnaient les cris d’appel qui les situaient sans équivoque les uns par rapport aux autres grâce au système de décodage hertzien dont leurs scaphandres étaient pourvus.

Soudain, Yvette entendit une faible plainte. Elle se figea dans sa course, retomba ; encore une fois, elle écrasa des brassées de graminées en floraison sous le poids de son corps, dérapant sur le sol. Chaque fois, elle s’étonnait que ces plantes cassantes et fragiles ne la blessent pas ; leur dureté n’était qu’apparente et, sous leur aspect vitrifié, elles conservaient toute la souplesse et la flaccidité des végétaux. Elle s’allongea et attendit quelques instants pour vérifier d’où venait le son humain qui s’était ajouté à leur concert.

Le signal de secours se situait au niveau des infrasons. Il était indéchiffrable. Mais Yvette crut reconnaître le mot Alicante.

C’était un des leurs ; sa voix n’était pas identifiable. Elle alerta aussitôt Daumale et Max et leur donna toutes les coordonnées afin qu’ils se rejoignent au plus tôt à l’endroit d’où provenait l’appel de détresse.

Ils parcoururent environ soixante kilomètres, en un peu moins d’une heure, avant de l’atteindre. Yvette arriva la première. Le corps de l’homme était allongé sur le flanc d’une petite colline, aux pentes très abruptes, près d’une source qui jaillissait en cascade. Il était situé juste à l’aplomb d’un nuage lenticulaire, dessinant la forme d’une éponge s’effilochant dans le ciel d’un indigo profond. Une lumière improbable surgissait de ce ciel, né du continuel brouillage des étoiles et de ses remous. Yvette ne tarda pas à reconnaître Gauthier, bien qu’il fût enseveli dans l’ombre épaisse que projetait le nuage lenticulaire. Daumale la suivit aussitôt, puis Max.

En s’approchant prudemment de celui qui n’émettait plus aucun signal, ils constatèrent d’abord que l’homme s’était débarrassé de son casque spatial. Son corps semblait moins épais que d’habitude, comme s’il était plaqué à terre par une puissante pression. Peut-être avait-il aussi un plus fort encombrement au sol.

— On dirait qu’il est sous un marteau-pilon invisible, chuchota Max.

Les traits de Gauthier étaient déformés : nez écrasé, pommettes et menton aplatis, yeux bridés.

— Gauthier, est-ce que vous m’entendez ? demanda Daumale, en ayant conscience du ridicule de sa démarche.

— Mais c’est impossible !

Yvette venait de crier. Max et Jean se retournèrent et la virent qui tentait de passer la main dans le jet de la cascade sans pouvoir y pénétrer.

— Venez voir, mais venez voir, elle ne coule pas !

En effet le jet d’eau paraissait figé, il sortait de la petite falaise telle une stalactite.

— J’ai de plus en plus l’impression de vivre à l’intérieur d’un hologramme, murmura Max. Ces herbes »immobiles, ces nuages qui ne filent pas dans le ciel, cette fontaine prise en glace. On dirait vraiment un instantané.

— A la différence près que les choses ont une consistance, ajouta Yvette. Essaye donc de traverser la cascade avec ta main.

— Tout ça est bien désagréable, j’ai horreur de ce que je ne comprends pas.

— Eh bien ! tu es servi, ajouta Jean. Non seulement on passe de l’Alicante sur une planète sans aucun moyen de transport, mais en plus cette planète ressemble au palais de Dame Tartine.

— Je vois ce que tu veux dire : tout finira par s’expliquer. Dans ce cas, puisque tu es si sûr que l’univers est logique, alors raconte-nous pourquoi Gauthier est dans cet état.

— Peut-être parce qu’il a eu l’imprudence de respirer cette atmosphère.

Daumale se pencha sur le corps du représentant de la Ligue des Marchands, le palpa méthodiquement et ajouta :

— La chair est élastique et chaude, rien d’anormal.

Puis se coucha sur sa poitrine.

— Le cœur bat, mais très faiblement, quelques pulsations par minute. Je pense que ça suffit à entretenir la vie.

— Peut-être a-t-il laissé un message.

— Voyons son bloc mémo.

Daumale extirpa la cassette de son logement, sur le flanc du scaphandre et la plaça dans son lecteur. Tout d’abord, le son qui en sortit devait se situer en limite de la zone audible. Yvette, pourtant, prétendit qu’elle avait entendu quelque chose. Ils repassèrent l’enregistrement ; en vain.

— Je vais essayer en accélérant la vitesse de défilement, dit Daumale ; peut-être que cette tendance à parler dans les graves qu’il manifestait depuis tout à l’heure s’est accentuée et que le ton de sa voix est descendu au-dessous de 50 hertz.

Effectivement, cela marcha. Tout d’abord, ils entendirent un récit qu’ils connaissaient bien pour l’avoir vécu avec un étonnement similaire : celui de l’arrivée de Gauthier sur la planète, puis de ses premiers déplacements. Ensuite, ce fut l’inconnu :

« Je crois avoir vu l’Alicante. Son ombre passer dans le ciel. Fantasme sans doute. Curieux ces nuages fixes et cet espace mouvant, au-delà. Par moments, j’ai l’impression qu’il est élastique. Ou bien encore que mes yeux sont capables d’effets de zoom.

Je me sens parfaitement bien depuis que j’ai quitté l’astronef : la présence des autres et de leur agitation m’étourdissait. Maintenant, je suis à mon rythme. J’ai même trouvé plus lent que moi : cette planète, ce décor. L’atmosphère est respirable, je me débarrasse de mon casque.

Premier parcours d’une centaine de kilomètres vers l’est. Peu de changements dans la structure du paysage. Très bucolique. On se demande comment toute cette végétation peu croître avec cette maigre lumière. Enfin, croître est un verbe qui ne s’applique pas à ces herbes ni à ces arbres. J’essaye d’en mâchonner : forte saveur de chlorophylle qui imprègne le palais d’une manière indélébile. La nature des choses est assez semblable à celle de la Terre.

Deuxième parcours, vers le sud. Un lac aux eaux figées, jusque dans ses vagues. Je jette une pierre à la surface, elle rebondit, tout en faisant un léger pli qui se propage en cercles concentriques, très lentement. Si je n’étais pas aussi attentif, il est probable que je ne décèlerais même pas cet effet. Une demi-heure après, à quelques ricochets de l’endroit où elle est tombée, la pierre a commencé à s’enfoncer, comme un objet extrêmement léger dans un liquide de forte densité. Puis elle a coulé tout à fait.

Cela me permet de constater aussi que les herbes bougent et qu’il y a du vent. Mais tout cela au ralenti. Le fait m’est confirmé ensuite avec le passage d’un gibier d’eau glissant sur le lac. Cet oiseau parcourt les quarante mètres d’un bord à l’autre en plus d’une heure. Je le suis attentivement, comme si ma vie dépendait de ce qu’il atteigne l’autre rivage.

Il s’arrête, au trois quarts de sa course ; des attitudes inhabituelles, démultipliées dans le temps me font croire qu’il subi l’assaut d’un ennemi invisible. Il se débat ; puis se fige.

Le spectacle est atroce, à cause de sa lenteur. Je ne peux pas en supporter plus. Je fais un troisième parcours vers l’est.

Je peux maintenant atteindre une plus grande altitude que tout au commencement. En même temps, je crois être capable de mieux regarder ce monde, je m’identifie à son rythme, je m’incorpore à sa durée.

Les nuages ont démarré en lourdes colonnes de métal gris, fonte obscure. J’entends les premiers sons : ceux des feuilles frissonnantes.

Je repère une fontaine et m’y arrête ; l’eau jaillit paresseusement de la falaise, comme un sirop. Je vais essayer d’en boire. J’approche mes lèvres. J’ai un peu peur... »

La bande semblait s’arrêter là.

Yvette jeta un coup d’œil vers la source. Elle avait aussi peur. Daumale fit défiler l’enregistrement, cherchant plus loin s’il n’y avait pas une seconde trace de récit.

La voix de Gauthier reprit, comme un cor tibétain ; Jean accéléra encore la vitesse de passage.

« J’ai senti l’attaque au moment où j’allais boire. L’air s’est dilaté autour de moi comme si toutes les molécules étaient chassées du centre vers l’extérieur. En même temps, mon corps s’est expansé, comme un ballon plongé dans une atmosphère à faible pression. Pourquoi dis-je l’attaque ? En réalité, je n’ai rien vu. C’est quelques secondes après, lorsque tout redevient stable que je suis certain d’avoir été victime d’une entité étrangère.

Les choses se modifient d’ailleurs. Maintenant, la fontaine coule presque normalement. Les prairies ploient sous le vent, les arbres s’agitent ; une forte odeur de foin en été m’assaille. Mon corps a repris une taille normale. Cela s’est passé brusquement, sans aucune raison, comme si j’avais fait passer la caméra de mon regard de 72 à 18 images par seconde. La différence est même beaucoup plus sensible.

C’est le moment de réfléchir à ce qui m’arrive. Je m’assieds. La terreur s’abat sur moi. Je suis seul, loin de tout. J’ai traversé l’espace sans m’en rendre compte. Stupidement, je me pince la peau, pour être certain que je ne vis pas à l’intérieur d’un cauchemar. Naturellement, j’ai mal. Mais cette sensation peut faire partie du rêve. C’est alors que je prends conscience de certaines réalités qui peuvent expliquer toutes ces aberrations du réel.

Ce salaud de Shivag devait savoir ce qu’il faisait en déclenchant son foutu cube à passer dans l’hyperespace. Maintenant, il est comme nous, victime de distorsions insupportables. Cette certitude ne me console même pas. Parce que aucun d’entre nous maintenant ne peut comprendre où nous sommes et ce que nous vivons. Qu’est-ce qu’ils font, là-bas, dans l’Alicante ? Ils attendent mon retour, cloîtrés comme des veaux ! Ça m’étonnerait de Daumale. Malheureusement, même s’ils se décident à sortir de la fusée, qu’est-ce qu’ils peuvent faire pour moi ? Une chose se précise, je ne suis plus dans la même durée qu’eux. Que ce soit subjectif ou objectif, nous ne sommes plus en phase ; surtout depuis que cette planète se met à vivre au rythme de mon sang.

J’ai pris une bonne dose de tranquillisants ; j’attends que l’effet s’annonce ; je me recroqueville dans mon angoisse, cherchant confusément à analyser les circonstances de mon passage de l’Alicante à la planète. C’est là que doit se trouver l’explication.

J’ai soif, mais je ne m’approche pas de la source ; je crains que tout recommence. La relaxation de mes muscles s’amorce, suivie d’un commencement de torpeur.

C’est plus insidieux ! Mais l’atmosphère se dilate à nouveau, j’en suis sûr ; j’ai du mal à respirer, l’air s’est raréfié. Les yeux me font mal, comme s’ils étaient poussés de l’intérieur par deux pouces d’acier. Mon ventre est gonflé comme une outre ; mon plexus se déchire.

Ça y est, les choses changent encore, l’univers s’emballe. Les nuages passent comme chassés par un vent de grand-frais, les arbres, c’est grotesque, brossent le ciel comme des fusains, ils l’effacent à l’endroit où ils s’agitent, follement. L’eau de la source jaillit avec une force redoublée, le débit augmente de seconde en seconde, sans que le jet ne grossisse. Les herbes à l’infini se brouillent, le vert du paysage devient flou, les fleurs tracent encore quelques griffures dans ce pastel hâtif.

Tout à l’heure, l’univers était plus lent que moi ; c’est devenu le contraire. J’associe cette mutation avec l’attaque que j’ai subie par deux fois. Il y a des mangeurs de temps quelque part. Jusqu’où puis-je ralentir ?

Maintenant, je peux observer le phénomène. C’est presque comme si j’étais devenu capable de suivre le déplacement des molécules d’air. Tout se vide autour de moi. L’assaut est plus lent. Je sens... oui, je sens les secondes s’écouler, comme aspirées hors de moi par quelque fantastique bouche suceuse. Illusion ? Souffrance. Oui, c’est une sorte de brûlure interne, comme si les cellules de ma chair, de mes muscles, de mon cerveau étaient frottées les unes contre les autres...

Une présence ? Non, rien, rien autour de moi, rien que mes yeux puissent discerner. Simplement la certitude qu’une entité inconnue me pompe, m’absorbe. Ou plusieurs ? Je le sens un peu à la façon dont on devine qu’un regard pèse sur la nuque. Une révélation d’ordre électrique.

C’est fini. Cette fois, je distingue à peine le sol du ciel, moi de mon environnement. J’étends ma main : elle confond la grisaille du gant qui la recouvre avec la grisaille générale. Je ferme les yeux. Ce monde vertigineux de pulsions désordonnées m’amène au bord de l’évanouissement. Puis je les ouvre à nouveau. J’ai cru apercevoir quelque chose, au-delà de ce qu’étaient les nuages... Oui, c’est ça, l’espace est redevenu fixe ; les étoiles scintillent à nouveau. Je ne peux plus parler, les mots s’étranglent dans ma gorge. J’ai peur, si peur ! Mais ma peur est couvée par les tranquillisants que j’ai absorbés ; elle est là, au fond de moi, au fond du gouffre insondable qu’est devenu mon corps, elle me tord le ventre. Je n’en peux plus !

J’espère que les autres vont revenir, qu’ils vont m’aspirer vers l’immobilité.

Les voilà ! les voilà ! Ça gonfle. »

 

Cette fois, l’enregistrement était bien terminé. Daumale essaya plusieurs fois, en balayant toute la surface magnétique, de retrouver un autre signal sonore. A part quelques observations à bord, antérieures au récit principal, il n’y avait rien de notable.

— Cette histoire de mangeur de temps est complètement dingue, s’exclama Max.

— Pas si dingue que ça. Ecoute un peu son cœur.

Jean appuya doucement sur le dos de Max pour l’obliger à se pencher vers Gauthier, qui paraissait bien avoir atteint l’immobilité définitive qu’il souhaitait dans son désespoir.

— Je dirai même que tout correspond à son récit d’une manière inquiétante, ajouta-t-il ; ce corps aplati, comme s’il avait été soumis à des pressions considérables, cette vie infinitésimale...

— Tu as raison, dit Max avec une drôle de mine.

— C’est une maladie qu’il couvait déjà dans l’Alicante, remarqua Yvette.

— Pas au départ ! Elle n’est apparue qu’après le retour de l’hyperespace.

Yvette se mit à son tour à l’écoute de Gauthier. En se relevant, Max cogna son casque contre celui de son amie.

— Mais ces entités dont il parle, qui lui boiraient le temps, ce n’est pas possible, dit-il, on ne peut pas se nourrir de choses aussi abstraites que la durée.

— Je ne sais pas quels phénomènes impossibles a déclenché la machine des Vénusiens, mais, comme tu peux le voir, depuis quelques heures, l’ordre des choses est singulièrement bouleversé. Alors, pourquoi pas ? Nos notions sur le temps sont encore plus abstraites que les faits que nous pouvons constater.

— Tu es dans ton droit de raisonner par l’absurde, Jean ! Quand on entend ce cœur cogner deux ou trois fois par minute. Je suis prête à accepter n’importe quoi depuis que je vole au lieu de marcher et que le voyage spatial se transforme en tour de prestidigitation.

— En tout cas, ce qu’il faut, c’est retrouver Shivag, je suis certain qu’il sait beaucoup plus de choses qu’il ne nous en a dites.

— J’espère que c’est vrai, sans quoi nous avons peu de chances d’en réchapper.

Les trois compagnons, debout auprès de la source figée, se mirent soudain à observer avec horreur le corps pétrifié de Gauthier.

— Quand je pense que ce pauvre diable disait tout à l’heure que le monde s’accélérait autour de lui. Que verrait-il maintenant s’il ouvrait les paupières ?

Ce que le dormeur se mit à faire, mais Jean, Max et Yvette ne s’en aperçurent pas. Quand l’œil de Gauthier fut visible, ils étaient déjà partis rechercher Castair et Shivag, après avoir placé une balise sonore auprès de lui.