3

Orage cosmique

JEAN passa ses mains sur ses paupières alourdies par le sommeil. Il perdait peu à peu conscience. Cet engourdissement progressif ne l’inquiétait pas : il savait que le Magellan, soumis au pilotage automatique, ne dévierait pas de la trajectoire qu’il lui avait imposée. Castair somnolait sur sa couchette, il allait se réveiller bientôt, la durée d’action d’un comprimé d’onir étant mesurable à une minute près.

L’image obsessionnelle de l’anémone de métal revenait constamment à la mémoire du pilote, d’autant plus obsessionnelle qu’elle était fugitive : il ne parvenait pas à se remémorer les derniers instants vécus sur Cosvaul. II se revoyait bien sous la voûte artificielle où les remous du plaxène se calmaient ; il pouvait sentir les premiers effets de la chaleur irradiée par le sol et se transmettant à l’atmosphère ; les vents de la naissance s’affadissant en une brise synthétique. Mais l’anémone de métal se refermait sur son énigme. Il devinait quelque chose de narquois dans la présence de l’objet de silence, doué d’une vie certaine. Les événements s’étaient précipités à une telle allure qu’il ne pouvait plus les saisir dans leur continuité. Ils étaient là, Castair et lui, devant l’objet mouvant ; les robots, impuissants à forer l’actinie, tentaient de prélever un fragment de tentacule sans y parvenir. Inconsciemment la vision des figures anthropomorphes qui les entouraient s’associait dans leurs esprits à la présence mystérieuse de l’actinie de cristal vivant. Et puis, et puis... ils avaient regagné le bord. Mais comment ? Le souvenir de ce retour paraissait s’être compressé dans le temps, comme une bande magnétique d’une heure qu’on aurait réduite, en procédant à des coupures, à quelques minutes. Tous les détails semblaient justifier l’idée qu’ils étaient retournés à bord du Magellan après une exploration complète de Cosvaul, soit après quelques jours de travail acharné, mais ces événements semblaient rapportés. Jean Daumale ne parvenait pas à croire qu’il les avait vécus. Et puis, surtout, l’anémone leur avait échappé : malgré leur outillage des plus sophistiqué, les robots n’étaient pas parvenus à détacher l’objet de la surface de Cosvaul. Le début de fusion subie par l’aérolithe en atterrissant sur le planétoïde n’expliquait pas une soudure aussi intime avec le sol.

Mais tout cela était-il bien sûr ? N’était-ce pas plutôt le fruit d’un rêve absurde ? L’aventure avait été vécue si vite que Daumale s’apprêtait déjà à l’oublier. Et Castair ne serait pas là pour lui apporter l’aide de sa mémoire ; chez lui, le cas semblait encore plus grave : c’est à peine s’il se souvenait de la partie de leur mission concernant Cosvaul.

Son compagnon se réveillait. Quand s’était-il endormi ? Impossible de s’en souvenir. Depuis combien de temps avaient-ils quitté l’astéroïde ? Une demi-journée à peine. Mais quelle demi-journée ? Dans quel plan du temps se situait-elle ? Il fallait vérifier tout cela auprès de l’ordinateur central. Avant tout, assumer la vie quotidienne à bord.

Castair chercha au fond d’une poche absente une cigarette improbable. Il venait de sortir du sommeil mais, aussitôt, renoua avec la conversation qu’ils avaient eu cent fois ensemble, comme s’il reprenait brusquement vie après un évanouissement dont il ne se serait pas aperçu :

— Tu crois vraiment que les résultats de notre mission justifieront un jour l’énorme investissement de capitaux, d’efforts et de moyens techniques qu’elle nécessite ? Avons-nous une seule fois, depuis le début de cette randonnée, découvert la moindre ruine, le moindre artéfact, le plus petit objet, la plus élémentaire trace de vie...

Oui, il lui semblait que... Daumale s’entendit répondre.

— Sur ce point, tu as parfaitement raison. Je te concède aussi que la probabilité d’assister à l’éclosion de spores approche de zéro. Mais ce n’est pas le seul but de notre expédition...

Il avait l’impression de réciter une leçon apprise, mais il lui paraissait indispensable de le faire s’il voulait se raccrocher à la réalité.

— ... Ton attitude est entièrement basée sur le passé. En réalité, ce qui importe, c’est de rendre ces cailloux habitables et fertiles pour y construire un jour des exploitations, des usines ou des bases. La Terre manque d’une foule de minerais que notre mission permettra d’extraire ; nous avons déjà repéré des tas de filons. Et qui sait ce que la composition de certains sols apportera à la culture.

— La culture ! railla Claude, tu plaisantes ! Je sais, moi, à quoi serviront nos efforts. Bien sûr, des bases, quelques usines d’extraction. Mais combien paries-tu que la plupart des planétoïdes que nous avons rendus habitables serviront de garçonnières quand on ne les utilisera pas comme prisons politiques.

Jean haussa les sourcils.

— Des garçonnières, des prisons, mais pour qui ?

Le géant sourit d’un air entendu.

— Tu n’as jamais entendu parler de ce qui s’est passé sur Jupiter, de tous les hauts fonctionnaires qui ont rapidement mis la main sur les régions les plus agréables pour en faire leur profit ; la spoliation des Joviens s’est faite sans bruit, mais elle est effective. C’est la principale raison de l’hostilité raciale qu’ils nous manifestent.

Cette allusion aux Joviens fit sursauter Daumale : elle lui rappelait avec une acuité soudaine les événements qui avaient précédé son départ. Huit mois déjà ! Combien de fois avait-il été tenté de se confier à son compagnon de bord ? Jamais il ne s’y était décidé. Peut-être était-ce le jour ? Juste au moment où il avait l’impression qu’une partie de sa mémoire s’effritait. Il laissa errer son regard dans le poste de pilotage, cette sorte de galaxie intérieure où luisaient les étoiles de leurs destins, symbolisées par ces milliers de lueurs qui s’étageaient sur le tableau de bord. Puis il commença son récit de la fameuse partie de zodiac...

* * *

Castair demeura longtemps silencieux. Cette aventure lui ouvrait de singuliers horizons.

— Je trouve que tu as pris d’assez lourdes responsabilités en gardant le secret.

Jean ne cilla pas.

— Ce qui importe, c’est le résultat. Tu sais qu’il n’est pas question que les gens de l’amirauté aient vent de ma dette de jeu. Ce serait la fin de ma carrière de pilote. En revanche, je refuse de donner le moindre renseignement sur notre mission aux Joviens ; même si nos adversaires me contraignent à leur remettre le rapport en retour de voyage, j’ai un plan précis pour que cela ne leur serve à rien, tu devines lequel ?

— Si j’ai la même idée que toi, il est simple, il suffit de transmettre quotidiennement un compte rendu sur la bande de conversation secrète.

Daumale hocha la tête en souriant.

— C’est ce que j’ai fait. En dehors de quelques membres du gouvernement et des rares pilotes en mission spéciale, personne ne sait qu’il est possible de faire passer des messages par un autre canal que celui des ondes hertziennes :

— Et l’ordinateur du Magellan n’en conserve pas trace ?

— Absolument pas ; il enregistre simplement tous les incidents de l’expédition, mais il ne procède pas à leur analyse, sauf si nous le lui demandons...

Jean Daumale n’acheva pas sa phrase. Il lui semblait que c’était peut-être le moyen de se souvenir... De se souvenir de quoi ? Tout s’était très bien passé sur Cosvaul, le planétoïde était désormais prêt à recevoir les premiers pionniers envoyés pour l’exploiter. Dans un dernier effort de tout son être, dû à une sensibilisation particulière de ses cellules mémorielles, il tenta de rétablir la vérité des faits.

— Tu te souviens de l’anémone de métal, Claude ?

— Quelle anémone ? se contenta de répondre ce dernier.

Et l’expression d’indifférence de Castair fut telle que Daumale se demanda s’il n’avait pas rêvé au cours des instants de somnolence qui avaient précédé cette conversation. Pourtant, tout au fond de lui, compacté dans une cellule mémorielle inaccessible, comme un chromosome contenant tout le code génétique d’un être, demeurait l’irréductible souvenir des événements qui avaient précédé leur départ de l’astéroïde.

La coque du Magellan vibra imperceptiblement, comme à l’amorce de la survitesse. Les séries de plots lumineux du détecteur d’approche se mirent à clignoter sur un rythme particulier. Une sonnerie désagréable tinta dans le poste de pilotage. S’arrachant à cette sorte de torpeur que provoquait en lui l’effort de se remémorer leur départ de Cosvaul, Daumale passa les mains sur son visage. D’un coup d’œil, il comprit l’origine de l’alerte. Mais Castair s’était déjà mis en communication avec le cerveau central pour avoir plus de précisions. Une voix atonale s’éleva dans le poste :

« Un amas de particules est signalé sur la trajectoire du Magellan, sa frange la plus proche se situant à cent mille kilomètres, sa profondeur est évaluée à un million de kilomètres au moins ; le diamètre des grains oscille entre 0,1 et 0,8 microns. L’existence de cet amas n’est d’ailleurs signalé sur aucune carte de cette partie du système solaire que nous allons traverser. Il est probable qu’il dissimule un planétoïde non identifié. »

— Ces cartes sont d’une imprécision ! commenta Daumale.

— L’intérêt pour la ceinture des astéroïdes ne date que de quelques années, plaida Castair.

Il y eut un instant de silence durant lequel les deux hommes tentèrent de dégager des conclusions des informations nouvellement acquises. Mais déjà le cerveau reprenait :

« Un champ magnétique d’une intensité de quatre cents millions de Gauss règne à l’intérieur de ce nuage. »

Le pilote sursauta : c’était impossible ! Jamais un amas de poussière cosmique n’avait développé pareil champ magnétique ; pourtant, on ne pouvait douter de l’exactitude des renseignements fournis par les instruments automatiques de détection. Le Magellan courait un grave danger en cinglant vers le nuage ; Jean devait prendre la responsabilité d’une décision immédiate, mais il devait prévenir l’Amirauté de son initiative.

— Qu’en penses-tu, Claude ?

— Comme toi, nous devons éviter ce nuage, même si le programme de la mission n’est pas tenu.

Daumale s’accouda sur la table de conversation ; la lumière verdâtre qui en émanait révéla ses traits tendus par l’anxiété. Il fit quelques manipulations simples ; quelque part, à l’avant de l’astronef, une rafale de photons dont le flux était codé par le pilote se précipita vers la Terre. D’ordinaire, lors de ses envois quotidiens de rapports, Jean avait coutume d’attendre la réponse du fonctionnaire des communications confidentielles lui annonçant qu’il était à l’écoute ; cette fois, le temps pressait : il ne pouvait pas tergiverser durant près de dix minutes, le délai nécessaire à l’aller et au retour de son message. Il envoya les informations suivantes :

« Sommes obligés de dérouter le Magellan : un amas de poussières cosmiques rend impraticable le trajet envisagé, en raison de l’existence d’un champ magnétique d’énorme intensité à l’intérieur de ce nuage. Nous nous dirigeons vers Steiner III en contournant l’amas de particules. Impossible d’attendre votre autorisation. Rendez-vous demain, à l’heure habituelle, pour notre liaison quotidienne. »

Il répéta une seconde fois ce message et coupa la communication.

Un rapide coup d’œil vers Claude lui permit de se rendre compte qu’ils avaient été pris de vitesse ; les instruments d’astrogation le confirmèrent : pendant qu’il émettait vers la Terre, le formidable champ magnétique avait déjà influencé les délicats mécanismes qui contrôlaient la trajectoire.

— C’est plus grave que tu ne le penses, précisa Castair, l’ordinateur central est incapable de corriger les déviations.

Daumale se précipita vers le clavier d’impulsions et dicta les éléments d’une nouvelle trajectoire. Lorsque le cerveau électronique répéta ces instructions, il sembla au pilote qu’elles comportaient des erreurs si subtiles qu’il ne parvenait pas à les déceler.

Il interrogea alors une nouvelle fois l’ordinateur qui ne formula aucune réponse.

— Claude, il n’y a qu’une solution, nous allons surveiller attentivement le tableau de bord et faire des corrections manuelles.

Comme il se redressait, pour passer à l’acte, la fluorescence générale du poste de pilotage se mit à décroître rapidement. Daumale se figea dans son geste. Son regard allait du plafond au sol, exprimant une surprise prodigieuse. Le phénomène progressait : un crépuscule bleuâtre s’emparait maintenant de l’habitacle, tandis qu’une aube glauque naissait sous ses doigts. Bientôt régnèrent de menaçantes ténèbres qu’aucune lueur ne parvenait plus à percer ; en effet l’insolite phosphorescence qui émanait désormais du tableau de bord n’éclairait absolument plus rien : cette lumière se contentait d’impressionner la rétine sans se réfléchir sur aucun objet.

Un gémissement s’éleva derrière Daumale qui sursauta ; ce faible bruit avait sensibilisé son audition avec une extraordinaire acuité. Il se retourna. D’abord, il ne vit rien, puis, de la nuit, comme sous l’effet d’un révélateur, apparut progressivement une masse informe, un paquet de gélatine luminescente, d’un violet obscène, d’où coulaient de bizarres ombres écarlates, fleurs vénéneuses qui s’épanouissaient comme des mains à l’extrémité de bras. Cette repoussante bouillie à silhouette humaine, se soulevait de la couche de Castair. Au niveau de son abdomen se remaniaient d’étranges Rorschach.

Le pilote ne se laissa pas impressionner par cette vision d’horreur. Les interférences lumineuses qu’il avait observées l’avaient préparé à accepter ce phénomène. Par contre, Castair ne put maîtriser ses impulsions. Le corps de Daumale avait pris à ses yeux le même aspect gélatineux et les excroissances colorées qui s’en échappaient en avaient altéré tout le caractère humain. Claude s’empara du poignard qui ne quittait pas sa table de chevet – de nombreuses batailles aux escales lui avaient appris que l’arme blanche était souvent plus efficace et plus maniable que n’importe quel vibreur. Surmontant sa peur, il se précipita sur Daumale en hurlant :

— Prends garde, Jean ! Une forme de vie inconnue veut s’emparer du Magellan !

La stupeur le cloua sur place lorsque la créature monstrueuse déclara avec la voix de Daumale :

— Calme toi, la bouillie c’est moi !

Castair eut un moment d’hésitation ; mais cet être au corps couvert de bubons d’où jaillissaient d’extravagantes effloraisons ne pouvait être son compagnon. Il se rua vers lui, l’arme levée, cherchant à le tuer. Un combat douteux s’engagea entre le pilote et son navigateur ; Jean désirant seulement désarmer son agresseur proférait des paroles d’apaisement ; en vain, l’autre s’acharnait. Daumale parvint enfin à immobiliser l’un des bras de Castair et lui planta devant les yeux.

— Regarde, cria-t-il, regarde, imbécile, cette chose horrible, c’est ton bras.

Claude, constatant subitement l’aspect colloïdal qu’avait pris son membre, laissa tomber son arme et murmura pour lui-même :

— Cette aventure est insensée, jamais je n’ai entendu parler de ça dans aucun bar du système !

— Il n’y a pas d’exemple que des astronautes aient été pris dans un orage magnétique ; ou bien, si ça s’est produit, ils n’ont pas eu le temps de nous faire part de leurs déductions ! Tout ce que j’ai pu lire comme hypothèses à ce sujet correspond à peu près à ce que nous observons. Ce qui est plus grave, c’est que l’ordinateur ne répond plus aux impulsions, regarde la table de pilotage.

Castair observa longuement les faibles lueurs qui apparaissaient maintenant dans l’habitacle ; Daumale ajouta :

— Vérifie la direction que nous prenons ; j’avais dérouté le Magellan pour que nous puissions atteindre Steiner III ; d’après les indications que j’avais, ce planétoïde ne subissait pas l’influence du champ magnétique. L’àstronef n’a pas suivi mes indications ; nous nous dirigeons droit au cœur de la tempête.

— Et si j’essayais de donner de nouveaux ordres ?

— Inutile, je crois. Il nous reste une seule chance, c’est d’atteindre l’astéroïde que l’ordinateur a signalé au cœur du nuage cosmique.

En effet, maintenant que la lumière était revenue et que les signalisations fonctionnaient, il était aisé de voir que le Magellan poursuivait sa course imperturbablement. Les réacteurs photoniques ne donnaient pas de signe d’altération. Seul, pour l’instant, le cerveau central semblait frappé d’impuissance. Et les phénomènes lumineux reprirent, indiquant indubitablement qu’un orage magnétique perturbait l’univers clos du navire.

L’astronef se mit à craquer de toutes parts, sa coque frémit sous l’effet de forces inconnues. Ces chocs ébranlèrent l’habitacle où les formes monstrueuses des deux hommes s’agitaient, au sein de la pénombre blanche. Il ne fallait pas se laisser aller au désarroi.

— A la vitesse où nous allions, nous devons être à peu près au milieu de l’amas de poussière cosmique, songea Daumale à haute voix.

Comme pour souligner cette phrase, un choc d’une ampleur effrayante ébranla tout le vaisseau. Les corps de deux astronautes furent projetés au sol. Une suite de heurts et de soubresauts ébranlèrent le Magellan ; Daumale et Castair rebondissaient d’un mur à l’autre comme des balles. L’étrange obscurité se transforma bientôt en une nébulosité laiteuse qui s’intensifia au point de devenir insoutenable pour le regard. Des masses d’électricité statique jaillirent des parois. Les deux compagnons, ballottés en tous sens, éblouis par cette aurore boréale soudaine, se replièrent sur eux-mêmes comme des boules et se laissèrent chahuter sans esquisser le moindre geste de défense. Le signal d’alarme totale s’ajouta à ce tohu-bohu infernal, perforant le cerveau des malheureux astronautes. Jean Daumale s’interdisait de réfléchir, toute sa pensée s’était cristallisée dans la sensation de son cœur battant dans sa poitrine, métronome infaillible de sa vie. Son corps était écartelé, broyé, pétri, pressuré par les vibrations et les secousses qui s’intensifiaient jusqu’à transformer l’habitacle du Magellan en un Luna-Park cosmique ; mais ses sens refusaient d’enregistrer les phénomènes aberrants qui s’y produisaient, cataclysmes de couleurs, de sons, d’odeurs intolérables. Traversant l’épreuve la plus singulière et la plus redoutable de son existence, il s’apercevait qu’il avait assez de force mentale pour l’ignorer. Sa raison résistait à tout prix à l’assaut de l’impossible. En même temps, à un niveau très profond de son être, les visions et les impressions fantastiques qu’il recevait étaient analysées pour servir plus tard à son expérience. Daumale avait toujours vécu en retard sur lui-même ; mais ce temps de réflexion instinctif que son organisme imposait à son cerveau faisait de lui un être exceptionnel qui ne s’était pas encore révélé à lui-même.

Brusquement, comme par miracle, tout s’apaisa. La lumière redevint normale et les corps de Daumale et de Castair reprirent une apparence humaine. Tous deux étaient plongés dans une sorte de coma douloureux ; ils ne voulaient pas croire qu’ils étaient tirés d’affaire et se contentait de masser leurs corps contusionnés. Pour échapper à l’hébétude, Castair se leva et s’approcha du plan de vision. Il mit le contact : au loin, nimbé par cette aura de particules qu’ils avaient traversée, se trouvait bien l’astéroïde inconnu dont l’ordinateur avait soupçonné la présence, comme une balise fixe dont dépendait leur salut.

— On dirait un coffre-fort, chuchota Claude, attiré par l’aspect doré de l’astre.

— Et je crois que nous en avons découvert la combinaison par hasard, ajouta Jean, fasciné lui aussi par la présence de ce corps céleste mystérieux, emprisonné dans une gangue d’énergie.

Mais le Magellan n’avait rien perdu de sa vitesse initiale et, sur le plan de vision, le planétoïde avait considérablement grossi en quelques minutes ; il occupait presque toute la surface de l’écran. Le pilote sursauta.

— Il faut faire les choses rapidement. Nous n’avons plus qu’un quart d’heure pour mener à bien les manœuvres d’atterrissage. Je n’ai pas tellement envie de m’écraser en pleine vitesse sur ce tas de rochers, même si c’est un trésor.

Il posa les mains sur le clavier d’impulsions. La voix monocorde de l’ordinateur reprit :

— Mes possibilités d’action sont actuellement inhibées. Le vaisseau ne peut être dirigé vers Steiner III comme vous me l’aviez ordonné précédemment. Dois-je accomplir l’ordre différent qui vient d’être programmé ? Dans ce cas veuillez effacer les instructions précédentes.

Daumale sourit et fit ce que lui commandait le cerveau central.

— Nouveau programme enregistré ; je signale que la proximité de l’astéroïde ne permet pas un atterrissage en douceur ; les risques de dislocation du Magellan sont de 7 % environ. Le passage à travers l’amas de matière stellaire a provoqué une destruction partielle de mes connexions moteur qu’il n’est pas possible de réparer dans l’immédiat ; les réactions du vaisseau sont ralenties. Désirez-vous changer une nouvelle fois d’instructions ?

— Tant pis, commenta Jean, je crois qu’il vaut mieux jouer notre va-tout en percutant ce petit bout de planète. Nous ne pouvons pas risquer de traverser une seconde fois un champ magnétique de quatre cents millions de gauss dans l’état où est le Magellan. Essaye de prendre contact avec la Terre, indique leur que nous sommes en panne sur le planétoïde.

Le pilote s’attabla à nouveau au clavier d’impulsions et entama son dialogue avec le cerveau central afin de mener au mieux le dangereux atterrissage qui se préparait. La voix de Castair l’interrompit.

— Pas moyen, la radio spatiale est muette, quant au transmetteur photonique, il est hors d’usage. Nous sommes définitivement coupés.

Dès lors, il n’y avait plus qu’à attendre qu’un miracle se produise. L’orage magnétique avait détérioré les relais, il avait rendu hypothétique toute transmission avec la planète mère... et maintenant, le vaisseau avait des chances de s’écraser comme une coquille de noix. Ils s’assirent l’un à côté de l’autre, guettant sur le plan de vision l’approche rapide de l’astéroïde. L’habitacle, qui avait subi tout à l’heure de si bizarres transformations, leur semblait à présent triste et nu : ces parois lisses, la ridicule étroitesse du coin couchette, l’énorme tableau de visualisation du bloc de pilotage que balayaient des rafales lumineuses, tout cela ressemblait à un décor. Ils se tassaient dans leur angoisse.

Le pilote n’y tint plus, même s’il n’y avait rien à faire, il voulait jouer son rôle jusqu’au bout ; mieux valait décider de sa mort que de la subir. Il interrogea l’ordinateur :

— Quelle sera la vitesse du Magellan lorsque nous allons aborder le planétoïde ?

— Quatre-vingts mètres seconde.

— Il faut que vous fournissiez le maximum de puissance anti-G dans le poste de pilotage pour que nous ne soyons pas écrasés.

— Enregistré : mais le reste du vaisseau en souffrira d’autant plus.

L’humour involontaire de l’ordinateur fit sourire les deux hommes. Il est vrai qu’il était plus particulièrement conçu pour protéger l’astronef que les hommes. Daumale reformula une seconde fois les ordres sur le clavier, car, s’il avait le sens de l’humour, même le plus noir, il n’avait pas l’envie immédiate d’en subir les conséquences macabres. Et l’attente reprit : ils étaient inexorablement projetés vers l’astéroïde.

Plus gros que Vesta ou Cérès, la petite planète avait près de douze cents kilomètres de diamètre.

— Dommage qu’elle n’ait pas été plus petite, murmura Claude, visiblement énervé, elle aurait pu nous servir de frein.

Le choc allait être rude ; les deux hommes observaient sans y croire la surface tourmentée de l’astre qui leur apparaissait comme un mur sur lequel ils se précipitaient. La douce modulation des moteurs photoniques, le bruissement sourd des climatiseurs, les transformations lumineuses qui se produisaient sur les cadrans d’observation, tout contribuait à créer une ambiance cotonneuse et feutrée qui les isolait du drame cosmique qui allait se jouer.

Ils sentirent progressivement que leurs corps s’allégeaient ; le cerveau central accomplissait les ordres ; ils se levèrent en flottant et regagnèrent leurs couchettes en s’accrochant aux rampes qui couraient le long des parois. Les forces anti-G agissaient. Ils s’allongèrent, s’abstenant de tout commentaire. Chacun d’eux savait qu’il était préférable de ne pas dilapider ses forces s’il voulait conserver le maximum de chances de survivre. La peur tordait leurs entrailles.

La secousse fut terrible.

A près de cent mètres seconde, les milliers de tonnes du Magellan s’étaient rués sur l’astéroïde. Sans bruit, les réservoirs d’oxygène qui ceinturaient le vaisseau avaient éclaté ; le gaz avait jailli en flots serrés et recouvert le sol d’une épaisse couche de neige. A l’extérieur, tout était sombre, en dehors de cette neige qui ombrait d’un gris léger les environs immédiats de l’astronef. L’amas de matière stellaire qui ceinturait l’astéroïde ne laissait pratiquement filtrer aucune lueur, sauf par une étroite fente à travers laquelle scintillait la Voie lactée, si lointaine dans le silence terrible de l’espace.

— Ce voyage manque un peu de sensations fortes, nous ne sommes même pas blessés, dit Castair d’une voix tremblotante.

— Ne te réjouis pas trop, Rodomont, nous risquons de passer pas mal de temps sur cette croûte glacée si un phénomène miraculeux n’intervient pas. Nous sommes totalement coupés de la Terre et nous ne savons même pas si le Magellan est encore utilisable.

Daumale se leva de sa couche ; il essaya ses membres : les muscles répondirent. Pas de nouvelles contusions. Il se dirigea vers le poste de pilotage et interrogea à nouveau le cerveau central.

— Je prépare un bilan complet des différentes avaries ; actuellement, il semble que le vaisseau ait été protégé par les réservoirs d’oxygène qui ont fait tampon ; ils ont tous éclaté sous le choc.

Jean demanda si leur réserve personnelle était entamée.

— Non, les conteneurs d’atmosphère intérieure sont intacts ; je leur ai assuré la même protection anti-G que vous. Rien d’autre à signaler pour le moment.

Par l’écran de visualisation, le pilote consulta du regard le paysage improbable de l’astéroïde : c’était une plaine sombre, indécise, dont on ne percevait l’horizon courbe que par contraste avec la noirceur infinie de l’espace qui le soulignait. Au-delà, très loin, c’était l’amas de particules magnétiques qui brasillaient doucement, lueurs sourdes entre le violacé et la terre d’ombre. Autour du vaisseau, la neige d’oxygène faisait comme une mousse indistincte.

— Je ne sais si tu as déjà imaginé un jour ce que tu pourrais voir à l’intérieur de ton cercueil si tu t’y réveillais, dit Claude, pour moi, c’est exactement comme ça !

— Comme nous ne sommes pas morts, il faudra bien que nous changions ce décor, si nous voulons survivre. A mon avis, il n’y a qu’une chose à faire, sortir du Magellan. Nous n’allons pas rester cloîtrés ici en attendant qu’on nous délivre ! Alors nous allons poursuivre notre travail d’oxygénation des astéroïdes comme si de rien n’était. Il ne faut pas laisser perdre toute cette belle neige !

— Nous pourrions skier.

— Quand tu n’as pas le mal de l’espace, il faut que tu fasses le clown.

Claude regarda son compagnon avec étonnement ; jamais il ne lui avait parlé si durement ; et tout ça pour une innocente plaisanterie.

— Excuse-moi, dit Jean, ça m’irrite tellement de ne pas comprendre les choses !

— Je n’arrive pas à admettre que je suis là, comme pris dans un piège.

— Incroyable ! s’écria Castair, regarde les nouveaux chiffres donnés par l’ordinateur : la gravité de ce corps céleste est presque semblable à celle de la Terre, 0,8 G ! Si nous réchauffons le planétoïde, comme tu le proposes, nous n’aurons même pas besoin de mettre un plastique de voûte pour retenir l’atmosphère ; l’oxygène va coller à la peau de ce morceau de roc.

— J’espère que les données de ce rapport ne sont pas erronées. D’après le cerveau central, le Magellan ne semble pas avoir souffert de cet atterrissage forcé, ni la carcasse, ni les moteurs, ni les circuits ne sont endommagés gravement. Seules les ondes spatiales sont brouillées par le champ magnétique. Nous ne pourrons continuer à transmettre nos rapports à l’Amirauté, comme prévu, mais rien ne s’oppose à la poursuite de notre mission.

* * *

A présent, sur le sol nocturne du planétoïde, les robots accomplissaient le même travail de routine qu’ils effectuaient depuis des mois sous la surveillance des astronautes et de l’ordinateur ; à la différence qu’ils ne cherchaient pas à enfermer l’astre à l’intérieur d’un cocon de plaxène. Ils se contentaient de forer plusieurs puits jusqu’au centre de la masse rocheuse afin de créer un feu central artificiel.

Cela faisait déjà quatre jours que les deux hommes avaient fait leur atterrissage forcé. Ils avaient aussi occupé une partie de leurs journées à vérifier l’état du Magellan pour connaître si le cerveau central n’avait pas commis d’erreur. En effet, à part les connexions-moteur détériorées au passage dans le champ magnétique, peu de choses avaient souffert. Quelques robots un peu délabrés, certaines cales aplaties sous le choc, mais rien de grave. Claude Castair acceptait très bien ce résultat satisfaisant, mais Jean Daumale ne paraissait pas s’en accommoder. Dès les premières heures de leur séjour forcé, des querelles à propos de sujets futiles avaient éclaté entre eux. Il semblait qu’un élément inconnu ait définitivement perturbé le flegme habituel du pilote. Claude, à plusieurs reprises, avait été sur le point de demander à son compagnon les raisons de cette irritation ; mais il avait craint que cette question n’aggrave encore le caractère tendu de leurs relations.

Les charges atomiques éclatèrent dans la nuit, réveillant à jamais l’astre de gel. Bientôt, quand la chaleur se fut infiltrée jusqu’à la surface, des vents naquirent ; leur souffle tiède balaya le sol pour la première fois. Les tonnes de neige d’oxygène qui entouraient le Magellan commençaient à fondre, l’enveloppant dans un tourbillon liquide. Les deux hommes, qui sommeillaient après le rude effort qu’ils avaient dû accomplir pour parvenir à ce résultat, se réveillèrent en sursaut. Ils se précipitèrent vers le plan de vision : en même temps que le gaz se dilatait, une aube grise, vaporeuse, incertaine s’élevait au-dessus du planétoïde. Un faux ciel qu’éclairait parcimonieusement la lointaine lumière de la galaxie, filtrant à travers la mince fissure qui crevait l’amas de particules stellaires.

— Vraiment chouette, ricana Daumale, nous allons vivre là-dessus comme des larves ! Regarde-moi ce ciel, on dirait une draperie funéraire.

— Tu oublies qu’on peut l’éclairer, il n’y a qu’à mettre en orbite un soleil artificiel.

— Et dépenser toute notre énergie, comme ça nous serons sûrs de ne jamais revenir sur Terre !

Claude ne répondit pas immédiatement. Il réfléchissait. C’était maintenant ou jamais qu’il fallait percer l’abcès. Il ne pourrait pas supporter bien longtemps encore les colères incompréhensibles de Daumale. Il se retourna vers son compagnon et le fixa en silence, jusqu’à ce que ce dernier, intrigué par cette attitude, l’interroge du regard.

— Il faut que je sache ce que tu as dans la tête, Jean. Ce n’est pas drôle d’aboutir ici, je te l’accorde, mais si tu dois transformer notre existence en enfer alors que nous ne sommes même pas morts... ça ne peut pas durer !

Jean ne sut pas immédiatement que répondre ; à vrai dire, il ne comprenait pas exactement le sens des paroles de Claude. Des yeux, il chercha une réponse sur les parois lisses de l’habitacle ; naturellement, il ne la trouva pas.

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

— Tu le sais très bien, je ne peux pas prononcer le moindre mot sans que tu te mettes aussitôt dans une rage irraisonnée, le moindre incident t’irrite. Si ça doit continuer, je préfère abandonner la mission !

— Facile à dire, plaisanta Daumale.

— Rien ne s’y oppose, nous avons l’excuse de l’atterrissage forcé pour prétexter notre retour prématuré.

— Tu oublies la poussière cosmique qui nous entoure et l’orage magnétique que nous avons déjà subi.

— Je pars du principe que nous l’avons traversé une première fois et que nous pouvons recommencer. Si tu n’admets pas ça, je suppose que tu comptes rester ici jusqu’à la fin de tes jours. D’ailleurs, il y a cette fissure dans l’amas de particules qui doit nous permettre de nous échapper plus facilement de ce piège.

Daumale se replia un moment sur lui-même ; il semblait faire un effort extraordinaire pour atteindre des régions intérieures auxquelles il n’avait jamais eu accès, il plongeait au cœur de son inconscient. Son visage exprimait cette tension terrible qu’il s’infligeait ; ses traits durcis par l’effort se dessinaient sur son visage avec la précision d’un bas-relief ; puis les effets de cette concentration s’estompèrent. Le pilote regarda son compagnon avec tristesse.

— Tu as raison, Claude, je deviens impossible. Je n’y peux rien, je suis obsédé par une impression de vide : j’ai la certitude qu’il manque quelque chose dans la continuité de mes souvenirs, qu’il y a un fragment de temps qui en a été extirpé, ou qui s’est compressé dans mon esprit au point de disparaître. C’est effroyable ce que je ressens. Il y a un moment de notre voyage qui m’échappe, un moment capital, j’en suis sûr et je ne parviens pas à le saisir.

— C’est absurde ! Quand on a perdu des pages de son journal, il est facile de s’en apercevoir. Et puis tu n’as qu’à consulter le cerveau central : tous les événements de notre mission y sont consignés.

— Tous les événements, mais pas leur interprétation. Et d’ailleurs, ce serait envisageable si je savais quel était l’instant exact qui me manque dans la chronologie, mais je suis justement incapable de le déterminer. Alors, tu me vois en train de réécouter toute la bande mémoire depuis huit mois.

Castair se sentit découragé à cette idée. Ils ne possédaient pas d’analyseur pour dépouiller l’énorme somme de documents que contenait l’ordinateur.

— Mais ça se traduit par quoi, cette sensation de manque ?

— Je peux refaire facilement l’histoire de notre voyage et du travail que nous avons accompli sur tous les astéroïdes, mais je suis persuadé qu’il y a un épisode qui est faux, ou plutôt réduit. C’est une conviction intérieure ; il y a un moment où le continuum temporel a subi une sorte de resserrement ; quand j’essaye de me souvenir, les événements passent dans ma mémoire en continuité, mais il y a un court instant pendant lequel je ne me rends pas compte que je ne les visualise plus. C’est comme si je passais à travers un tunnel sans m’en apercevoir.

Le navigateur eut une moue de scepticisme.

— Je veux bien te croire, mais tout ça me paraît bien abstrait. Je n’arrive pas à comprendre comment tu peux souffrir de quelque chose qui n’existe pas.

Jean Daumale posa la main sur l’épaule de son ami : comment lui faire admettre en effet qu’il était au bord de la psychose à propos d’une sensation aussi spécieuse ?

— Tu as raison. Attable-toi au clavier d’impulsions et donne les ordres pour que soit mis en place le soleil artificiel.

Dans quelques heures une aube cuivrée allait se lever sur la pierre noire de l’espace où ils avaient échoué par hasard, et qu’ils venaient de baptiser : Pan.