Quelques saillies sous l’effet du vin
JEAN s’enfonça dans le tunnel obscur. Ses pieds reposaient sur le tapis élastique qui roulait à quarante kilomètres heure. Il soupira : la chaleur était accablante à l’extérieur et il parvenait mal à s’acclimater à la fraîcheur conditionnée du tube de circulation.
Ce n’était pas une mince affaire que de se rendre au quartier Madeleine, surtout lorsqu’on venait de l’astroport de Kerque. Il fallait franchir les trois principales villes hautes, s’enfoncer sous un bras de mer et employer l’œuf pour effectuer ce parcours de trente kilomètres. Cet engin était particulièrement désagréable : on s’y tenait à moitié recroquevillé, suffoquant, suant, en regardant défiler les poissons-grue à travers les parois de verre. Il fallait ensuite traverser les îles industrielles, supporter le vacarme des usines de construction aéronautique, les odeurs infectes que dégageaient les bacs à protéines. Alors, seulement, après avoir franchi le jardin tropical qui se trouvait à l’extrémité du chapelet d’îlots, on atteignait son but. Ou plutôt son rebut, car le quartier où Jean se rendait n’avait pas précisément bonne réputation.
Trois quarts d’heure de trajet, c’était long pour celui qui avait l’habitude de franchir des années lumière. Daumale se laissait aller, engourdi par le froufroutement du tapis qui glissait sans heurt sur ses chenilles propulsives. Il n’eut que le temps de se jeter sur le palier de moindre vitesse et de rebondir sur le trottoir fixe avant de dépasser sa destination. Sa songerie l’avait entraîné bien loin.
Chaque fois qu’il retrouvait ce coin familier, il en avait le souffle coupé : la merveilleuse ordonnance du lieu, la répartition harmonieuse des jardins et des villas, des bars accueillants, les couleurs changeantes des soleils artificiels dont les lumières mouvantes, gainées dans des conduits lasers, écrivaient des phrases énigmatiques dans le ciel, tout contribuait à rendre ce séjour idéalement beau. Et pourtant, rares étaient les Terriens qui désiraient y vivre. Personne ne voulait se risquer à la fréquentation de ses habitants.
Jean n’avait plus que quelques centaines de mètres à franchir avant d’arriver à destination. Il prit plaisir à marcher sur le sol élastique, poussa la mince cloison de plastique bleu qui le séparait de l’intérieur de la villa Hypnos.
Un parfum qu’il connaissait bien régnait à l’intérieur : épicé, légèrement huileux, celui du vin de Pan.
Le Ganymédien qui gardait l’entrée lui lança au passage l’un de ses tentacules en signe d’amitié. Daumale l’aimait bien, cela faisait toujours plaisir de rencontrer des extra-terrestres. Il s’approcha et lui flatta l’abdomen par politesse.
— Comment va, vieux frère ?
Bien entendu, la créature ne répondit pas, puisqu’elle ne possédait pas d’organe vocal. Cependant, en témoignage de réjouissance, elle vira au rouge sombre et lui câlina le cerveau. Ce chatouillis de neurones était à la limite du supportable. A travers la porte, le bruit d’une conversation animée lui parvint. Cette fois, il était arrivé. Il n’hésita pas, pressa sa main sur la plaque d’identification et pénétra dans la pièce.
Le représentant de la Ligue des Marchands, Gauthier, se tourna vers lui, hargneux et, balançant ses maigres épaules, l’agressa :
— Toujours en retard, Daumale ! Ce serait dommage de rompre avec les bonnes habitudes.
— Ce n’est peut-être pas le moment de satisfaire nos vieilles rancunes ?
— Sans doute apportez-vous une idée géniale pour sauver la situation ?
— Peut-être.
Puis, se tournant vers les autres membres de l’assemblée, il ajouta :
— Vous semblez tous bien moroses !
Et il se posa nonchalamment dans l’une des coques souples qui entouraient la table en copta vénusien ; il laissa un temps le silence s’épaissir, comme tout bon cuisinier préparant un plat délicat.
— Alors, rien ne va plus, les jeux sont faits, notre petite combine est à l’eau ?
— Ça suffit, Daumale, tu es dans le bain comme tout le monde ; garde ton ironie pour le contre-amiral.
Jean le dévisagea froidement : c’était pourtant un ami des mauvais jours, ce vieux Max, il fallait que la situation soit effectivement bien compromise pour que sa mauvaise humeur éclate ainsi, sans retenue.
— J’ai convoqué Lanskoï ; il doit venir dans un quart d’heure. Nous avons largement le temps de faire le point avant son arrivée. A toi, Claude, fais-nous un exposé, que les choses soient claires pour tout le monde.
Castair éprouva le besoin de se lever ; sa lourde silhouette éclipsa un instant le bulbe lumineux de la fenêtre. Ses traits rudes étaient contractés par l’effort de concentration qu’il faisait pour rassembler ses idées. Le débat qu’il venait de mener avec Max et Gauthier l’avait complètement déboussolé. Ses yeux se posèrent sur Daumale.
— Voilà bien longtemps que tu n’es pas allé sur Pan, Jean, vous aussi Gauthier, quant à Max, je crois qu’il n’y a jamais posé les pieds. C’est certainement notre plus grossière erreur. Nous nous sommes endormis sur nos lauriers. Nous aurions dû nous y relayer pour maintenir une surveillance constante. Oh ! ce n’est pas du côté des récoltes que les ennuis s’annoncent, la prochaine s’annonce excellente ; depuis que nous avons placé deux satellites de photosynthèse en orbite, les vignes sont plus florissantes que jamais. Le temps est bien loin où nous nous promenions sur Pan dans cette aube grisâtre qui régnait au commencement. Si vous y débarquiez aujourd’hui, vous constateriez que l’astéroïde est nimbé en permanence d’une lumière dorée. Les tiges, les feuilles, les fruits atteignent maintenant une taille double de celle qu’ils avaient à l’origine. Non, notre production ne risque pas de baisser.
Ce qui ne va pas, ce sont les colons. Nous avions fait venir sur Pan des Terriens, des Vénusiens, quelques Mercuriens et des Jupitériens, deux cents en tout. Si les Jupitériens et les Vénusiens résistent bien, il n’en est pas de même pour les autres. Il n’en reste plus qu’une dizaine sur une centaine. La plupart meurent, rongés par une maladie inconnue : des cristaux naissent à l’extrémité de leurs membres, autour de leurs yeux, de leurs lèvres. Ce sont de petites minéralisations fines comme des aiguilles, une sorte de lèpre siliceuse. Aucun médicament n’agit. J’ai donné ordre de rapatrier les survivants. Naturellement, malgré toutes les précautions, l’affaire s’est sue ; maintenant, nous avons peu de chances de trouver des amateurs.
— Pourquoi n’utilisez-vous pas que des Vénusiens et des Jupitériens ?
Au son de cette voix, les trois hommes se tournèrent vers le fond de la salle, où flamboyait dans la pénombre la chevelure fauve de Shivag, le partenaire vénusien des trois associés.
— Vous le savez très bien, nous avons passé un contrat dont vous êtes bénéficiaires en cas de disparition. Pan appartiendra aux derniers survivants. Pour l’instant, l’astéroïde est à nous, mais si nous nous laissons gangrener par ces cristallisations, si nous abandonnons notre droit de regard en laissant les colons vénusiens s’implanter, c’est vous qui profiterez intégralement des ressources de Pan.
— Alors, vous prétendez que nous sommes à l’origine de cette maladie, que nous cherchons à nous débarrasser de vous ?
— Tant que je n’aurai pas la preuve du contraire, je n’affirmerai jamais que Trol et les vôtres soyez responsables de ce qui arrive. Mais je ne laisserai pas les colons vénusiens avoir la mainmise sur Pan.
— Vous connaissez le dicton que la rumeur colporte, reprit Claude Castair : « Quand sous la peau noire de l’astre mûriront de nouvelles vendanges, Vénus et les siens recouvreront leur puissance. »
Les trois yeux du Vénusien n’exprimaient qu’un scepticisme profond.
— Nous nous sommes laissés amollir par la richesse, ajouta Jean. Il faut agir.
Une voix retentit à l’autre bout de la pièce :
— De toute façon, vos efforts seront inutiles, le vin de Pan est désormais considéré comme stupéfiant par le gouvernement. Vous ne pourrez plus en importer. Vous êtes ruiné, Daumale, vous aussi, Castair et Gauthier, sans compter nos petits amis vénusiens ! Quant à Max, je me charge de lui faire exécuter le contrat qu’il a passé avec moi !
Les quatre hommes et Shivag se retournèrent vers le nouveau venu, un blond dont la peau bleuâtre indiquait qu’il avait longtemps séjourné sur Vénus.
Daumale, impassible, rétorqua :
— A quoi cela vous avancera-t-il, Lanskoï ? De toute façon nous conserverons Pan. Vous nous avez peut-être ruinés, mais vous n’en profiterez pas !
— Si je comprends bien, vous tenterez d’introduire la drogue en fraude ! Vous n’y parviendrez jamais, la garde spatiale est trop bien entraînée à juguler ce genre de trafic.
— Je préférerais faire sauter l’astéroïde plutôt que d’en laisser profiter cet individu, dit Gauthier d’un ton rageur.
— Je suis entièrement pour l’importation clandestine du vin de Pan, déclara Shivag. Nous avons des appuis, Lanskoï ! Il y a des moyens de faire passer clandestinement des stocks. Et puis, les Terriens nous aideront. Il ne faut pas négliger qu’ils ont besoin du vin.
— Allez donc, ne vous faites pas d’illusions. J’attendrai le temps qu’il faudra, mais je suis sûr que vous viendrez me proposer vos arpents de vigne au prix que je voudrai !
Et, sans attendre plus longtemps, Lanskoï se dirigea vers la sortie, d’un pas désinvolte.
Max, qui n’avait pas encore réagi, hurla :
— Pas encore, Lanskoï 1.
L’histoire était encore toute fraîche dans sa mémoire. Tout avait commencé un soir de l’année 2222. Max, en compagnie de quelques compagnons de beuverie, avait décidé de se saouler, parce que le numéro d’ordre de l’année avait une consonance ridicule.
Dans la grande salle enfumée de la villa Hypnos, ils avaient décidé de s’initier à l’ivresse nouvelle qu’apportait la boisson importée par son ami Daumale, le vin de Pan.
Les plastiques du bar scintillaient comme des cristaux ; les fumées de pipes aux tabacs exotiques, rouges, jaunes et bleues, développaient leurs spirales lentes autour des consommateurs.
Ils avaient atteint le point d’imbibition critique que nul alcoolique ne se risque souvent à dépasser, de peur de glisser sur l’autre versant de l’angoisse, du côté du delirium tremens. Pourtant, l’un d’eux avait défié Max.
— Tu te déconsidères ! Toi, le plus vaillant d’entre nous, tu refuses de boire une gorgée de plus !
— Daumale m’a affirmé qu’il y avait des alcaloïdes inconnus qui pouvaient devenir mortels à haute dose.
— A l’amende, s’écrièrent-ils tous.
— Soit, à l’amende, mais je n’accepterai que si votre verdict est original.
La consternation avait régné dans le groupe durant un court instant. Lanskoï, qui faisait partie de la bande, avait suggéré :
— Si tu n’es pas capable de le boire, alors, fais-en boire à ton sexe !
— Soit, si Yvette veut bien l’abreuver et qu’elle en fasse autant.
— Yvette, Yvette, hurlèrent-ils tous en chœur, au comble de cette exaspération imbécile qu’il est facile d’atteindre au cours de libations collectives.
Yvette avait accepté, elle avait apporté un grand verre d’une contenance d’un litre environ, taillé dans un seul cristal de Mars aux reflets irisés. Max s’était déculotté en titubant, puis il avait plongé son membre mou dans le vin de Pan. Yvette avait dû recourir à des acrobaties pour donner à boire à son propre sexe.
Et l’invraisemblable effet n’avait pas tardé à se manifester quelques secondes plus tard ; le sexe de Max se dressait, turgescent, monstrueux. Il s’était soudain senti atteint de priapisme et s’était rué sur Yvette, râlant et se tordant comme une chatte en chaleur.
C’est à partir de cet instant qu’il avait perdu contrôle. Il se souvenait vaguement des hurlements, des braillements qui avaient accompagné leurs prouesses amoureuses.
Au matin, il s’était retrouvé seul, nu, dans la salle vide de la villa Hypnos. Sur la table encombrée de cendres, le verre de vin de Pan, encore à moitié plein, reflétait les premières lueurs de l’aube. Yvette, écartelée, gisait à quelques pas de là, elle gémissait à petits coups dans l’ombre ; son visage exprimait la béatitude...
— Pas encore, Lanskoï.
Maintenant, Max se souvenait de la façon dont Lanskoï avait tenté de lui arracher le contrat exclusif d’exploitation du vin de Pan qui était en jeu en ce moment et qui avait été la cause des multiples procès que ce dernier avait faits à Daumale pour lui arracher une part du gâteau. Manœuvres qui aboutissaient aujourd’hui à l’interdiction qui allait frapper la drogue aphrodisiaque.
— Le papier que je t’ai signé n’a pas de valeur légale ! Tu me l’as fait rédiger sous hypnose, j’en ai la preuve mentale, je viens d’en retrouver le souvenir. Tu m’as eu après que j’en eus fini avec Yvette, en me faisant une injection. On peut en retrouver les images en me soumettant au mémoglyphe. Tout de suite !
Lanskoï ricana :
— Dommage que tu ne puisses y avoir accès, en tant que trafiquant de drogue.
Et il s’en alla en claquant la porte, qui ne claqua pas car elle était munie d’amortisseurs hydrauliques.
— Tout ça est très bien, mon petit Max, mais nous ne sommes pas plus avancés. Lanskoï sait qu’il est débouté de ses procès, c’est pour ça qu’il a obtenu du gouvernement l’interdiction d’importer du vin de Pan. Ce qui compte, pour le moment, c’est la source de production, l’astéroïde lui-même, il faut que nous nous y rendions tous ensemble. D’accord ?
— Va pour moi, acquiesça Castair. Depuis que l’Amirauté nous a foutus à la porte, pas question de retrouver un poste de navigateur. Il n’y a pas d’autre solution que le trafic du vin de Pan pour survivre, c’est-à-dire pour se payer un peu de Noir.
Du Noir, du grand Noir, de l’espace, c’était pour la même raison que Daumale avait fait tous ces efforts, alors qu’il détestait toute forme de commerce. Le succès du vin de Pan avait été si considérable après la découverte de Max qu’il avait pu s’offrir les plus luxueux et les plus sophistiqués des astronefs. Sans compter...
— J’irai avec vous, murmura Gauthier, d’un air confus qui contrastait avec son assurance habituelle.
— Ce sera mon premier voyage dans l’espace, rêva Max ; je crois que j’aurai terriblement peur.
— Et vous, Shivag ?
— Je dois en référer à Trol de Tholmar, avant de vous répondre, mais si ça ne tenait qu’à moi...
Quelques minutes plus tard, Max, Claude et Jean se préparaient à fêter leur départ prochain. Yvette les accompagnait, toujours souriante au bras de Max. Ils regardaient défiler le paysage du quartier Madeleine depuis le tapis roulant. Le vent brûlant évaporait la sueur qui ruisselait de leurs corps. Au loin vers le continent, les îles en chapelet brillaient à contre-jour, comme autant de pastilles noires semées sur un glacis de lumière. Chacun d’eux éprouvait une étrange nostalgie à la vue de ces lieux qu’ils allaient quitter pour une dangereuse aventure. C’était ici qu’ils avaient vécu leur jeunesse, qu’ils avaient conçu ce grand rêve d’espace dont on voulait maintenant les frustrer. Comme tous les résidents du quartier Madeleine, ils étaient des créateurs à leur façon, mais au lieu de concevoir des fresques ou des poèmes, des symphonies ou des statues, ils avaient préféré envisager les planètes et les soleils, les comètes et les grands vaisseaux planant dans le vide comme une création originale de leur esprit.
— Quelqu’un nous suit, chuchota Claude. Il vient de s’asseoir sur la pelouse, derrière le jussieu, ce grand arbre mou, là, à ma gauche ; regardez discrètement.
Le personnage s’était allongé sur le gazon bleu du parc ; il ne paraissait pas attacher d’importance à la présence de Daumale et de ses amis qui venaient de s’extraire de la file de transport pour gagner le bar des voies. Cependant, l’un de ses yeux latéraux, mince et brillant comme l’or, clignait de temps à autre vers eux. Ses longs cheveux pourpres, tressés en bandeaux, s’agitaient chaque fois qu’il lançait un regard. Soudain, il se dressa, puis se précipita vers le palier de grande vitesse et disparut.
— C’est un Vénusien de squass, je me demande ce qu’il voulait, s’il voulait quelque chose, constata Jean.
— Il nous épiait ; ce sont les ennemis héréditaires des Vénusiens bleus. Il va falloir nous tenir sur nos gardes.
— Peut-être serait-il utile de faire protéger Max et Yvette, dit Claude en s’étalant dans une coque souple, à la terrasse du premier bar qu’il aperçut.
Ses compagnons l’imitèrent. Ils se firent servir un verre d’occita qu’ils dégustèrent en silence. Chacun était perdu dans ses pensées et n’avait pas à cœur d’entamer une conversation.
Daumale s’étonnait des étranges voies du destin qui l’avaient amené à devenir un opulent trafiquant, lui, l’astronaute, l’individualiste, le rêveur d’impossible. Les choses s’étaient enchaînées d’une manière si logique, indépendamment de sa volonté, qu’il n’avait pu s’y opposer et s’était retrouvé dans ce rôle d’emprunt aussi rapidement que s’il avait fait un vœu après avoir récupéré la lampe d’Aladin...
Quelques jours après avoir procédé à l’oxygénation de Pan, l’astéroïde protégé par le champ magnétique de plusieurs centaines de millions de gauss, et que le premier soleil artificiel eut été mis en orbite, le sol s’était recouvert de feuilles oblongues, luisantes comme des armes, d’un jaune soutenu, qui s’accrochaient à de faibles tiges courbées au sol. Il n’y avait aucune autre variété de végétation. Etait-ce le fait de spores vagabondes qui s’étaient semées au hasard de navigations cosmiques, ou bien une végétation indigène, ancrée à jamais sur ce morceau de planète éclatée et resurgissant après des millénaires de sommeil. A l’heure actuelle, il n’était toujours pas possible de conclure d’une manière affirmative. En tout cas, peu de temps après, les plantes produisirent des fruits coniques, d’une limpidité de cristal, qui pompaient la sève jusqu’à épuisement des feuilles et des tiges.
Jean revoyait encore le disque du petit soleil artificiel qui perçait méchamment la maigre couche d’atmosphère artificielle, ciel d’un gris sombre bien que dépourvu de nuages ; certaines grosses étoiles s’y vissaient comme des monocles. A l’infini, dans l’amas de matière stellaire qui avait protégé l’astéroïde Pan de toutes les incursions humaines dans ces parages, la faille noire de l’espace déchirait tout ce gris. Le silence, léger, duveteux, accentuait l’impression de solitude que procuraient les moutonnements monotones de la forêt naine qu’ils avaient fait naître.
— Jean, ces fruits sont délicieux.
La voix faible de Claude l’avait fait tressaillir.
— Tu es fou, crache ça, tout de suite, nous n’avons pas fait d’analyse, ils sont peut-être mortels !
— Ne t’inquiète pas, j’ai fait le test des explorateurs, c’est le dernier gadget de l’Amirauté. Tu vois ce flacon ? Eh bien ! une seule goutte sur n’importe quel fruit, n’importe quel légume ou champignon suffit. Si tu n’observes aucun dégagement de gaz malodorant, ils sont comestibles.
Daumale avait détaché un fruit, l’avait porté prudemment à sa bouche. La révélation ! A côté de cette saveur subtile, chaleureuse, profuse, complexe, les pommes d’or du jardin des Hespérides devaient avoir le goût de rutabagas. Ils s’étaient gavés de ces baies, au point d’atteindre l’ivresse. Une ivresse légère, aérienne, accompagnée d’une sensation de flottement, d’un éclairage nouveau de l’environnement, une modulation plus suave des sons, un accroissement intense du sens du toucher. Durant le restant de leur séjour, ils s’étaient grisés tous les jours, sans jamais se ressentir des écarts qu’ils avaient faits la veille.
Par la suite, tout s’était déroulé d’une façon si logique, comme s’ils avaient été les acteurs amnésiques d’une pièce que le souffleur leur rappelait à mesure que les actes s’enchaînaient. Le contre-amiral Darche les avait sacrifiés, les Vénusiens, sur leur rapport, leur avait offert, à Castair et à lui, d’acheter l’astéroïde Pan, qui ne figurait sur aucune carte spatiale et bénéficiait donc du droit de première prise puisque les navigateurs n’avaient pas remis leur rapport à l’Amirauté. Après, après, ils avaient organisé la production du vin de Pan, la distribution, sans beaucoup de succès populaire ; puis, à la suite de la découverte de Max, l’engouement pour ce prodigieux aphrodisiaque avait fait le reste...
Une odeur bizarre, assez fade, fit sortir Daumale de sa rêverie. Il se pencha, aperçut une minuscule boule verte à ses pieds, qu’il ramassa et renifla, serra entre ses mains et courut jeter à l’incinérateur.
En revenant, il vit que Max s’était évanoui ; Yvette et Claude s’efforçaient de le ranimer.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Castair.
— Dangereux, très dangereux, une capsule d’auwwefore ; elle aurait suffi à nous paralyser tous les trois jusqu’à la fin de nos jours, sans compter que nous serions probablement devenus idiots.
— Qu’est-ce qu’on peut faire pour Max, il a l’air atteint.
— Je ne pense pas que ce soit grave. Si nous n’étions pas restés à la terrasse, nous n’en aurions pas réchappé. Mais ici, nous n’avons pas eu le temps d’en inhaler assez, le volume de la capsule était trop faible pour imprégner l’atmosphère.
En effet, Max sortait bientôt de son évanouissement. Yvette lui fit avaler une gorgée d’occita. La réaction ne se fit pas attendre, il se leva brusquement, comme un automate, et marcha sur une vingtaine de mètres. Puis s’arrêta, oscilla.
— Vraiment affreux, grogna-t-il, cette impression d’étouffement. J’ai cru me perdre... Je prendrai bien une autre gorgée de quelque chose.
Yvette courut vers lui, l’enlaça et lui dit tendrement :
— Vieil ivrogne va ! Tu profites de tous les coups. Puis, se retournant vers Daumale et Castair qui les observaient en souriant, elle ajouta :
— En tout cas, je ne vous laisse pas partir seuls, cette aventure est bien trop dangereuse pour vous.
Et son visage d’ordinaire si épanoui, si doux, exprimait une volonté telle qu’aucun des hommes ne se risqua à s’y opposer.