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Trol de Tholmar
Le Magellan atterrissait silencieusement sur l’astroport. Le contre-amiral Darche attendait les deux explorateurs. Son visage, naturellement disgracieux, arborait une expression d’hostilité mal déguisée. Les deux agents de l’Amirauté, bottés et casqués comme pour une prise de possession d’un territoire extérieur, qui le flanquaient de part et d’autre, n’amélioraient pas la sensation de malaise qu’il provoquait.
— Je ne vous attendais pas de sitôt, dit-il en abordant Daumale et Castair, quelques minutes plus tard. Je sais que vous avez eu des ennuis avec cet orage magnétique, nous avons reçu votre message ; mais vous avez été avares de détails. Pourquoi êtes-vous rentrés aussi rapidement ? Cela fait à peine une année que vous êtes partis et votre mission devait durer deux ans. J’exige des explications !
Daumale répondit du ton le plus affable :
— S’il vous plaît, amiral, faites-nous confiance. Vous savez que le Magellan a subi plus d’avaries que nous n’en soupçonnions ; nous ne pouvions pas continuer notre mission avec ces risques d’insécurité. D’ailleurs, je vous prépare un rapport complet sur notre naufrage. Pour le reste, vous êtes en possession de tous les éléments que nous vous avons communiqués par la bande de conversations confidentielles. Je vous demande quelques jours de réflexion avant de juger de notre cas.
Une petite pluie fine et sale tombait sur l’aire d’atterrissage. Jean passa une main dans ses cheveux mouillés. Son casque, sous son bras, lui paraissait poisseux. Il regarda Darche qui semblait réfléchir.
— Peut-être pourrions-nous nous abriter, amiral, cela ne vous empêchera pas de nous donner une réponse.
Ce dernier les dévisagea d’un air d’étonnement profond ; cette insolence l’impressionna. Si Daumale se comportait de cette manière, c’est qu’il avait de bonnes raisons pour le faire. Cela le décida.
— Vous avez sans doute vos motifs. Je n’ai rien à ajouter pour le moment. J’attends votre rapport sous deux jours. Passé ce délai, je vous convoquerai à l’Amirauté.
Il fit signe à ses deux hommes de l’accompagner jusqu’au glisseur de service, d’un noir luisant, qui l’attendait à quelques pas de là. Les deux astronautes regardèrent Darche s’éloigner, en échangeant un sourire complice. Ils bouillonnaient d’une joie intérieure. Puis ils se rendirent au centre d’accueil où on les débarrassa de leurs tenues qu’ils échangèrent contre un vêtement plus confortable. Ils se firent laver et masser par les hôtesses.
Dès la sortie de l’astroport, ils hélèrent un véhicule afin de gagner Kerque. Le taxi aérien se rangea à leur côté. Ils s’installèrent négligemment dans les coques de repos. Le chauffeur se retourna et les regarda avec un affreux sourire. Il n’avait pas d’oreilles : c’était Töldz Goldtz, le Jovien,
Il sortit un vibreur et les en menaça.
— Si vous voulez prendre cette place, pilote, je vous en serai reconnaissant ; et vous, navigateur, accompagnez-le à l’avant. Vous représentez pour moi un petit capital.
Jean ne se départit pas de son calme.
— Vous savez ce que vous risquez à kidnapper deux pilotes au retour de leur mission ?
— J’ai ouï dire qu’elle n’avait pas été une parfaite réussite ; on chuchote dans les milieux officiels que vous vous êtes laissés aller à prendre de l’initiative, à explorer des planétoïdes qui ne vous avaient pas été demandés.
— Je n’ai pas de temps à consacrer aux palabres, dites-moi tout de suite ce que vous voulez et finissons-en !
— Vous le savez très bien, pilote.
Töldz Goldtz appuya sur la gâchette du vibreur. Les deux astronautes se figèrent sur leur coque souple.
* * *
Daumale se réveilla le premier : tout son corps lui faisait mal, mais il ne semblait pas y avoir de lésion. Il se refusait pourtant à croire qu’il était encore vivant. Claude Castair n’était pas à ses côtés. « Bien la peine de s’être fait masser », grogna-t-il. Ainsi le Jovien n’avait pas mis le vibreur à sa puissance maximum. Ils avaient seulement été plongés dans l’inconscience durant un laps de temps indéterminé. Il regarda autour de lui : c’était une grande pièce en rotonde aux murs transparents par où filtrait une lumière jaunâtre ; pas un meuble, pas un élément de décor. Probablement un de ces appartements modernes où, sur une simple pression du doigt à l’entrée, pouvaient surgir en quelques secondes tous les éléments d’un luxe et d’un confort extrêmes.
Sa peau valait toujours deux cent quatre-vingt mille contarts pour le Jovien, et cela, en dépit des circonstances, représentait une certaine garantie de survie. Ce qui l’inquiétait, c’était la disparition de son navigateur. Son anxiété fut de courte durée.
— Si vous voulez bien me suivre, monsieur Daumale, dit un Vénusien bleu surgi de la paroi, s’inclinant devant lui avec une exquise urbanité.
Ils s’engagèrent dans une suite de couloirs tubulaires, aux parois d’acier blindé. Quelques instants plus tard, ils débouchaient dans une nouvelle pièce en rotonde. Daumale n’avait même pas songé à maîtriser le Vénusien qui marchait, insouciant, devant lui. Il voulait d’abord savoir quels étaient maintenant les termes du marché qu’on allait lui proposer. Les choses avaient probablement évolué depuis son départ. Il l’espérait car, malgré sa désinvolture à l’égard du contre-amiral, il était toujours fermement décidé à refuser toute concession quant au secret de son rapport, surtout depuis l’oxygénation du planétoïde oublié au cœur de l’amas de particules cosmiques. Jean Daumale avança d’un pas volontaire.
Sur une estrade en plaxène vert, quatre Vénusiens, assis, le dévisageaient.
— Un véritable tribunal, se gaussa-t-il.
Personne ne réagit. Il parcourut la salle du regard et sursauta : derrière l’estrade, Claude Castair était allongé sur une sorte de banquette étroite. Sa tête était prise dans un large globe lumineux.
— Vous n’avez pas le droit, hurla-t-il, vous n’avez pas le droit de passer un homme au sondeur !
Trol de Tholmar répondit :
— Nous avons tous les droits, monsieur Daumale, et je vous conseille de vous calmer ; nous avons tant d’affaires à débattre qu’il serait dommage que vous perdiez votre sang-froid.
— Vous n’obtiendrez rien de moi tant que vous n’aurez pas retiré le sondeur de la tête de Castair !
Le Vénusien fit signe à un comparse qui obéit à la requête de Jean. Celui-ci poussa un soupir de soulagement. Mais il n’était pas encore rassuré, sachant quels ravages pouvait causer le sondeur ; certains perdaient définitivement la raison. Depuis quand son compagnon était-il soumis aux effets des ondes psi ? Impossible de le savoir. Il bluffa :
— De toute manière, les renseignements que vous avez pu tirer de lui sont faux. Nous nous sommes conditionnés réciproquement pour apprendre une version erronée de notre mission ; elle est si profondément implantée dans notre cortex que le sondeur ne peut en extraire autre chose. Vous êtes en possession d’un leurre.
— Qu’importe, Jean Daumale, nous n’avons pas encore soumis votre navigateur aux ondes psi. Nous attendions de vous voir avant d’agir. Cette mascarade est simplement une indication pour que vous puissiez comprendre jusqu’où nous pouvons aller pour connaître ce que nous vous avons demandé. Nous sommes très attachés à la vérité... naturelle, mais nous connaissons d’autres moyens pour l’obtenir artificiellement, même si celle-ci a un aspect plus saignant.
— Si vous croyez que la torture pourra nous faire avouer !
— Mais qui vous parle de torture, interrompit Töldz Goldtz, placé à la gauche du Vénusien. J’ai ici une reconnaissance de dettes qui peut très bien vous décider à nous confier les renseignements que nous cherchons.
— Savez-vous seulement ce que vous voulez ? dit le pilote pour le défier.
— Nous désirons absolument savoir quelles ont été les conséquences de chacune des oxygénations d’astéroïdes et nous ne voulons pas que le gouvernement soit au courant de certains détails qui nous intéressent.
— C’est un peu trop tard ; la mémoire de l’ordinateur du Magellan est maintenant en lieu sûr.
— Elle ne contient que les faits bruts, pas leur interprétation. Or, pour obtenir des renseignements précis à partir des faits bruts, il faut un témoin des événements ; sinon, on n’obtient que des fragments d’informations. C’est pourquoi vous êtes bien plus précieux que la mémoire de votre vaisseau d’exploration ; vous seuls connaissez les faits. Et vous allez nous les dire, en échange de cette signature.
Trol exhiba la feuille noire et souple de la reconnaissance de dettes, en clignant de son œil central. Ses cheveux fauves luisaient singulièrement. La situation n’avait pas évolué. Elle était toujours sans issue, comme au jour du départ de Jean pour la ceinture des astéroïdes ; s’il acceptait de faire son rapport aux extra-terrestres, il se déjugerait définitivement à ses yeux, plus par obstination que par devoir. Si, au contraire, il refusait, sa carrière d’astronaute serait à jamais compromise ; et, pour l’instant, il n’y avait aucun autre moyen de voyager dans l’espace qu’en servant l’Amirauté. A moins de posséder une fortune.
— Je crains que non, répondit-il sobrement.
— Sale petit terrien ! dit méchamment le Vénusien, têtu et borné comme tous les habitants de cette planète. Allez, Töldz, remettez le navigateur sous la coupole du sondeur.
Daumale se sentit terriblement impuissant. Il ne pouvait pas accepter cela. Pendant qu’il réfléchissait rapidement aux moyens de sauver son compagnon, l’un des acolytes du chef se pencha vers lui et murmura quelques mots. Ses petits yeux latéraux s’éclairèrent.
— J’apprends des nouvelles fort intéressantes et j’aimerais que vous en preniez connaissance, monsieur Daumale. Vous voyez, notre réseau d’espionnage est très au point, cela facilite les choses.
Puis, se tournant vers son voisin, il ajouta :
— Qu’on branche l’holoviseur !
Ce dernier appuya sur la sphère grise qu’il portait sur ses genoux. Au centre de la rotonde, la texture de l’air parut changer ; une vibration incessante de l’espace déformait maintenant la vision. Toute cette portion de la pièce se comportait comme si chacune des molécules de l’atmosphère était devenue indépendante, acquérant un mouvement brownien. Lorsque l’air fut devenu tout à fait trouble, presque liquoreux, par une sorte de phénomène osmotique, toutes les particules s’assemblèrent et composèrent un nouvel espace physique. Cette métamorphose n’avait pas duré plus de trente secondes.
Impassible, Jean attendait la suite des événements ; bien que d’invention récente, l’holoviseur n’était pour lui qu’un gadget technologique sans importance.
Le décor qui s’était matérialisé devant lui représentait évidemment la salle du conseil de gouvernement. Il n’y avait jamais pénétré, mais son image était si souvent diffusée qu’il n’y avait pas de doute à se faire sur l’authenticité de la vision. A part le fait qu’il ne semblait pas s’agir d’une de ces réunions organisées pour le décorum, afin de convaincre les peuples du Système solaire qu’ils vivaient bien en démocratie. Dans la grande salle blanche, il n’y avait qu’une dizaine de personnes : cela signifiait un conseil restreint et très secret.
Le contre-amiral Darche, qui était placé au centre de la fameuse table en fer à cheval dont l’élaboration avait nécessité une centaine de conférences préparatoires, se leva et commença :
— Monsieur le Président, Messieurs, je crois que nous allons devoir interrompre définitivement la mission concernant l’oxygénation des astéroïdes de la ceinture ultra-martienne. Nous sommes, pour l’instant, en possession de la mémoire de l’ordinateur du Magellan que nous avons fait analyser : il en ressort que l’intérêt de l’expédition est absolument nul et que le travail fourni par les deux hommes que nous avons envoyés est totalement improductif. En effet, au cours des neuf mois qu’ils ont passé dans l’espace, toutes les oxygénations d’astéroïdes auxquelles ils ont procédé se sont soldées par un bilan négatif : pas une trace de filon exploitable, aucun artefact, nulle preuve de l’existence d’une végétation...
Le président Stole fit un geste pour interrompre le discours compassé du contre-amiral ; il jeta un coup d’œil circulaire sur la petite assemblée. Son visage s’éclaira d’un sourire légèrement ironique.
— Je pense, Darche, que vous vous méprenez à dessein sur le sens de cette mission. Nous ne l’avons pas entreprise afin qu’elle soit rentable d’un point de vue agricole et industriel. Il y a très peu de chances, en effet que les fragments épars de la planète ultra-martienne recèlent des témoignages d’une vie antérieure à son explosion. Ce qui nous intéresse, c’est de disposer d’un certain nombre de bases dans cette partie de l’espace. Nous savons, depuis quelques années, que les Vénusiens préparent un soulèvement général contre l’Empire Solaire. Nos espions ont détecté les signes d’une agitation politique sur la plupart des planètes du système. Mais il semble que le nœud de cette agitation se situe dans la ceinture des astéroïdes. Nous ne voulons plus que cette zone soit hors de notre contrôle ; c’est pourquoi nous désirons transformer chacun des planétoïdes réoxygénés en base de détection. Si nous n’y trouvons pas de minerais, si nous ne pouvons pas camoufler leur occupation sous un prétexte agricole, nous les transformerons en lieux de repos, en villas de plaisance, en jardins botaniques ou en laboratoires de recherche... que sais-je, les prétextes ne manquent pas. Nous aurons de cette façon les moyens de contrer l’action des agitateurs vénusiens.
Darche avait rougi, comme un gamin prit la main dans un pot de confiture ; il répliqua, en se contenant :
— Je sais tout ça, monsieur le président, vous auriez dû m’avertir que les membres de cette réunion était qualifiés pour discuter des secrets militaires.
— Il n’y a pas que les gens de l’Amirauté qui ont ce privilège, trancha Stole d’une voix sèche. Vous reconnaissez, je pense, autour de vous, le ministre de l’intérieur et ses trois secrétaires d’Etat, le ministre de la Défense et les gouverneurs des planètes fédérées.
Le contre-amiral ne digéra pas la leçon. Il faillit exploser, mais se retint. Darche avait vite compris qu’il s’agissait d’un mini-coup d’Etat organisé pour saper la réelle suprématie de l’Amirauté en matière de contrôle spatial. Pour toute réponse, il se contenta de hocher la tête ; ses dents étaient serrées par la rage.
— Auriez-vous l’obligeance de résumer le rapport de Daumale sur la mission, ajouta le président.
— Je ne l’ai pas encore ; cela fait deux jours qu’il aurait dû me le remettre.
— Comment ça ? Vous ne savez pas mieux tenir vos hommes.
— Ils ont disparu, Castair et Daumale, volatilisés !
Le président Stole faillit se livrer à une remarque facile ; mais, pour la première fois depuis le début de son mandat, il avait l’avantage sur l’Amirauté ; ce n’était pas le moment de le gâcher en se mettant définitivement Darche à dos. Il avait toujours su reconnaître les qualités de ses adversaires : c’était là le secret de son succès ; Darche, s’il n’était pas d’une intelligence exceptionnelle, était têtu et vindicatif ; quand il tenait un ennemi il ne le lâchait qu’une fois hors de combat.
— Et vous n’avez pas pu prévoir ?
— Je connais Daumale depuis son entrée à l’école spatiale ; je lui ai toujours fait confiance. Il n’y a pas un pilote comme lui sur les lignes régulières ; malheureusement, ses motifs sont douteux. Je ne crois pas qu’il vole pour l’Amirauté ou pour le gouvernement, mais... pour lui-même. Il s’agit d’un cas d’individualisme caractérisé. Si ses parents ne l’avaient pas confié à l’Amirauté à l’âge de douze ans, il est probable qu’il n’aurait jamais pu supporter la discipline que l’on exige d’un astronaute.
— Ce sont là des raisons...
— La fin de leur mission a été très dure ; le Magellan a été détourné par un orage magnétique, ils ont atterri sur un astéroïde inconnu. Je leur ai laissé un temps de répit ; mais voilà deux jours qu’il est terminé. Je ne comprends pas.
— Pensez-vous qu’ils aient pu passer dans le camp ennemi, qu’ils aient eu des rapports avec les révolutionnaires vénusiens ?
— Je crois Daumale incapable de trahison ; quant à Claude Castair, c’est hors de question. Non, ma réponse va sans doute vous paraître bizarre, je pense à une fugue. Malgré ses qualités exceptionnelles de pilote, Daumale est un caractériel.
Stole regarda le contre-amiral Darche avec ahurissement ; décidément, il ne comprendrait jamais cet homme : rigoureux et borné dans la plupart des cas, tolérant à l’extrême quand sa sensibilité était en jeu. Il déclara du bout des lèvres :
— Alors, il est nécessaire de les sacrifier, tous les deux. Vous allez les mettre à pied, Darche, c’est le seul moyen de s’en débarrasser.
— Mais ils risquent de passer à l’ennemi.
— Pour leur confier quoi ? Vous nous avez dit que les astéroïdes sont sans intérêt. Comme ça nous serons sûrs qu’ils ne pourront plus revenir sur les bouts de planète qu’ils ont transformés pour raconter ce qui s’y passe. En devenant de simples piétons, ils auront, de plus, perdu tout crédit auprès des Vénusiens.
— Je ne peux accepter, affirma le contre-amiral avec véhémence, priver d’espace des hommes qui ont navigué depuis leur plus jeune âge, c’est commettre un crime, le plus sournois des assassinats !
— Ce sera provisoire, quelques années au plus, juste le temps d’organiser les astéroïdes. Après, ils seront réhabilités, je vous en donne ma parole.
Darche semblait hésiter. Aujourd’hui, le pouvoir de l’Amirauté avait été battu en brèche ; une concession supplémentaire et c’en serait peut-être fini du monopole spatial qu’il détenait vis-à-vis du gouvernement. Par contre, s’il refusait, Darche savait que Stole possédait maintenant les moyens d’envoyer dans les astéroïdes des forces suffisantes pour neutraliser l’influence de l’Amirauté dans cette zone clé. Cela valait la peine de temporiser. Il avait fait ce qu’il avait pu pour Daumale et Castair, maintenant, c’était à lui de jouer.
— C’est bon, dès demain, ils seront mis à pied, pour une durée de deux ans. En contrepartie, j’exige que l’Amirauté conserve le contrôle des manœuvres spatiales dans le secteur. Nous vous aiderons à mettre en place le réseau d’espionnage et à maquiller les bases en innocentes résidences touristiques...
L’image holographique s’effaça.
Jean Daumale eut l’impression que le sol se désagrégeait sous lui et qu’il tombait, tombait, sans scaphandre, à travers l’espace à jamais vidé de ses planètes et de ses soleils, éternellement noir, vers l’infini. Il sombrait.
Ce fut très bref ; une décharge fulgurante le traversa tout entier. Le noir s’effaça. II fut à nouveau sur pied dans la salle où l’avaient emmené les Vénusiens, comme réinséré artificiellement dans le continuum. Une masse confuse se déplaçait à la périphérie de son angle de vision. Daumale tourna la tête. C’était Töldz qui le fixait avec intensité. Ses bras longiformes lui palpaient la nuque. Il sentait maintenant la pression des doigts du Jovien à la base de son cou.
— Qu’est-ce que vous faites, Töldz Goltdz ?
— Ce n’est rien, un petit massage spécial. Un vieil usage sur Ganymède pour apaiser les effets des marées magnétiques que provoque Jupiter lors de certaine conjonction avec son satellite. Cela arrache parfois l’âme hors du corps.
Jean considéra le Jovien, son sourire sans lèvres, l’illusion de moquerie que distillait en permanence sa bouche ouverte sur ses dents irrégulières. En fait, Töldz venait probablement de lui sauver la vie. Sans espace, Daumale était en état de manque. Un décret officiel venait de le priver de drogue pour deux ans : son organisme avait réagi, brutalement, par un spasme si puissant, qu’en effet, il pouvait arracher l’âme. Puis il revint vers les Vénusiens, qui semblaient attendre une initiative de sa part.
— C’est bon, vous avez gagné, je vous donnerai mon rapport en échange de ma reconnaissance de dettes.
— Le marché n’est pas honnête, Terrien, nous vous devons beaucoup plus que ça.
— Si vous cherchez à m’acheter, vous perdez votre temps, je ne collaborerai jamais avec vous.
— Il n’est pas question de trahison, dit Trol de Tholmar, en fermant doucement son œil central, nous payons simplement le prix dont nous avions convenu. Nous vous donnerons les moyens de retourner dans l’espace.
— Sans conditions ?
— Sans conditions.
Jean se retint de laisser exploser sa joie. Il alla calmement vers Castair, son vieux compagnon, toujours allongé sous le sondeur, le détacha, souleva le casque de l’appareil. Puis il murmura :
— Allez, debout Claude, viens reprendre un peu de Noir.