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Cassiopée et Viktor pénétrèrent dans le monastère et tombèrent sur une cour centrale. Tout était calme, à l’exception d’un bruit de voix en provenance d’une porte à double battant ouverte à l’extrémité. Ils avancèrent prudemment dans cette direction, en restant à l’abri des colonnes. Une fois là, Viktor se plaqua contre le mur du bâtiment et regarda discrètement par la porte.
« Malone est là », chuchota-t-il.
Ils se glissèrent ensemble à l’intérieur du vestibule qui précédait ce qui semblait être une grande salle. Cotton se trouvait à peu près à mi-chemin d’une zone surélevée à l’extrémité, face à Tang et à deux frères, ainsi que Pau Wen. Ni Yong menaçait le vieil homme d’un sabre qu’il tenait contre son cou.
Ils se cachèrent derrière un pilier massif pour observer la scène.
Tang parlait à Cotton, mais c’est ce qui se passait au-dessus qui retint l’attention de Cassiopée. Dans la galerie du premier étage, un homme armé d’une arbalète se dissimulait à l’intérieur d’une des arcades. L’angle de vue ne permettait pas à Cotton de se rendre compte du danger juste au-dessus de lui.
« Il ne voit rien, chuchota Viktor.
– Prévenons-le. »
Viktor secoua la tête.
« Il faut que nous profitions de l’effet de surprise. Chargez-vous de ce type. Je ne vois personne d’autre là-haut. »
Il n’était pas question de discuter.
Il fit un geste en direction de la gauche, derrière eux.
« Par là. Couvrez-nous.
– Qu’allez-vous faire ? »
Il ne répondit pas, mais elle n’aima pas son regard.
« Ne faites pas l’idiot, dit-elle.
– Pas plus que d’habitude. Tang sera surpris quand il me verra. Profitons-en. »
Elle aurait préféré qu’ils aient un pistolet.
« Donnez-moi votre couteau. »
Il consentit à le lui donner.
« De toute façon, je n’en ferai rien.
– Cotton me croit probablement morte. »
Il acquiesça.
« Je compte bien là-dessus. »
Malone respirait l’air chaud imprégné de l’odeur du charbon. Il était resté à une quinzaine de mètres des autres. Les galeries supérieures lui posaient un problème, raison pour laquelle il s’était collé contre le mur droit de la salle, d’où il voyait parfaitement les galeries à gauche, et donc toute personne susceptible de tirer de cet endroit. Ni pouvait également les surveiller.
« J’ai réussi à éviter votre comité d’accueil, dit-il à Tang, tout en jetant un coup d’œil furtif vers le haut.
– Et où est passée Miss Vitt ?
– Elle est morte. Conformément à vos ordres », dit-il d’un ton amer.
Et il ajouta, conscient que Tang voudrait certainement en savoir plus : « Viktor, votre homme, est peut-être encore en vie, lui. »
Tang ne dit rien.
« Où est Sokolov ? demanda Malone pour gagner du temps.
– Il est ici, dit Ni. Avec son fils.
– Et va-t-il obtenir un échantillon de pétrole ? Un échantillon qui lui permette de prouver qu’il est inépuisable ?
– Je vois que vous connaissez les enjeux, vous aussi, dit Pau.
– Vous vouliez que je voie cette carte dans votre maison, n’est-ce pas ?
– Si vous ne l’aviez pas remarquée, je me serais arrangé pour que vous le fassiez.
– Est-ce vous qui avez mis le feu à la tombe de Qin Shi ? demanda Tang.
– C’était moi. Ça vous a empêché de nous tuer.
– Et ça a permis à ministre Ni de s’échapper, dit Tang.
– Ce n’est pas… »
Cassiopée se précipita vers l’escalier et grimpa les marches en marbre jusqu’à la galerie du premier étage. Elle s’accroupit derrière la balustrade qui séparait la galerie de la grande salle en dessous et se glissa jusqu’au coin. Elle jeta un coup d’œil et vit un homme de dos dans une robe de laine, à environ un tiers de la descente, armé d’une arbalète.
Elle se débarrassa sans bruit de la veste en polaire de Viktor.
Elle écouta. C’était la voix de Cotton.
Puis celle de Tang.
Et ça a permis à ministre Ni de s’échapper.
Ce n’est pas…
« Malone ! »
La voix de Viktor.
Le couteau à la main, elle progressa en rampant.
Voyant Viktor surgir de nulle part, Tang se demanda depuis combien de temps il était à l’intérieur de la salle. Il aurait dû être mort, comme Malone et Vitt.
Y avait-il quelqu’un d’autre dans cet endroit ?
Ni vit l’étranger, celui-là même qui lui avait sauvé la vie dans la tombe de Qin Shi.
Était-ce un ami ou un ennemi ?
Au moment où, ayant décidé que c’était un ennemi, il était sur le point de donner l’alarme, l’homme cria le nom de Malone.
Malone fit volte-face.
Viktor se précipita vers lui, puis il sauta en avant et le plaqua au sol.
Malone lâcha le pistolet, mais saisit Viktor à la gorge, le bourrant de coups avec son poing droit en hurlant.
« Où est-elle ? »
Viktor se dégagea de l’étreinte de Malone, une lueur de folie dans les yeux.
« Elle a été entraînée par le courant. Morte. »
Malone plongea en avant et cogna de toutes ses forces, heureux du bruit que faisait son poing sur l’os.
Viktor battit en retraite.
Ils avaient toute la place nécessaire pour manœuvrer entre les arcades, les armes et les braseros. Malone pensa qu’un des sabres pourrait s’avérer utile. Viktor parut lire dans ses pensées, et il chercha du regard les lances disposées à côté de l’armure et des boucliers. Viktor se jeta en avant, saisit le manche en bambou d’une lance et la brandit, gardant Malone à distance.
Malone respirait péniblement, et la tête lui tournait à nouveau. Il bouillait intérieurement. Cet homme, ce Viktor, avait toujours été une source d’ennuis. À présent, Cassiopée était morte par sa faute.
« Tu joues les durs avec cette lance », se moqua-t-il.
Viktor lui lança l’arme et en saisit une autre.
Cassiopée entendit le bruit de la bagarre. Il fallait qu’elle lui vienne en aide. Ce qui impliquait de supprimer l’homme vers lequel elle se glissait, dont l’attention était focalisée sur la mêlée. Elle passa devant des miroirs et une paire de vitrines contenant des trésors de bronze, de jade et de porcelaine. Le soleil matinal entrait par les fenêtres en écailles qui bordaient la galerie tout du long. Elle tenait le couteau, mais une autre idée venait de lui traverser l’esprit. Sur sa droite, une douzaine de statuettes étaient disposées dans une niche du mur. Des corps humains avec des têtes d’animaux, les bras croisés sur la poitrine, d’une trentaine de centimètres de hauteur. Elle s’approcha, fourra le couteau dans sa poche et en saisit une.
Un exemplaire avec une tête de chien, lourd, avec une base massive arrondie.
Parfait.
Elle se dirigea tout droit vers sa cible.
Un coup dans la nuque et l’homme s’effondra sur le marbre. Pendant qu’il tombait, elle le soulagea de l’arbalète. Il risquait d’avoir mal à la tête, mais c’était tout.
Elle regarda en bas.
Viktor et Cotton s’affrontaient au centre de la salle, armés tous les deux d’une lance. Ni tenait toujours le sabre contre le cou de Pau. Personne ne semblait s’être aperçu de la scène à l’étage au-dessus. Elle scruta les autres arcades du premier étage et ne vit personne.
Elle était seule, armée, prête à toute éventualité.
Tang avait donné la consigne à un frère de se positionner dans la galerie supérieure avec une arbalète. Il devait se trouver sur sa gauche, à mi-distance à peu près de l’entrée principale. Deux autres frères attendaient sur sa droite, dans la galerie du rez-de-chaussée, hors de la vue de Ni.
Tandis que le combat se poursuivait au centre de la salle, il regarda discrètement vers la droite et aperçut les deux frères.
Un léger mouvement de tête suffit à leur dire. Pas tout de suite.
Malone ne quittait pas Viktor des yeux.
Des pupilles brûlantes pareilles à des charbons ardents le fixaient en retour, et son adversaire avait une expression terrible.
« Tu sais combien de fois je t’ai évité de mourir ? » demanda Viktor.
Malone n’écoutait pas. Des souvenirs lui revenaient par vagues. Il voyait Cassiopée emportée par le courant, son corps englouti par la rivière. Viktor, le responsable de tout, se moquant de lui sur la vidéo, surgissant en haut des rochers.
Il plongea en avant.
Viktor esquiva le direct et croisa sa lance avec celle de Malone. Il la dirigea vers le bas, puis la fit tourner.
Mais Malone tint bon et résista à la manœuvre.
Viktor avait le front en sueur. Malone aussi avait chaud à cause du feu qui brûlait à quelques mètres à peine. Il pensa alors que les braseros pourraient lui servir et il recula tout en continuant à se battre avec Viktor, et à l’attirer vers lui. Chaque foyer était posé sur un trépied métallique, à une dizaine de centimètres du sol.
Juste assez instable pour ce qu’il voulait faire.
Viktor continuait à s’approcher, attiré par Malone.
Ni appuya le tranchant de la lame contre le cou de Pau. Le vieil homme n’offrait aucune résistance, mais c’étaient les deux frères qui inquiétaient Ni, bien qu’ils soient sans arme.
Il ne les quittait pas des yeux.
« Tous les deux, vous pouvez prendre leur courage en exemple », dit Pau.
Tang sembla ne pas apprécier la pique.
« J’ignorais que je manquais de courage.
– T’avais-je demandé de tuer Jin Zhao ? demanda Pau. C’était un géochimiste brillant. Un mari et un grand-père. Parfaitement inoffensif. Ce qui ne t’a pas empêché de l’arrêter et de le tabasser à tel point qu’il est tombé dans le coma. Ensuite, tu l’as fait condamner à tort et exécuter par balle pendant qu’il gisait inconscient sur son lit d’hôpital. C’est une preuve de courage, ça ? »
Tang paraissait indigné par ces reproches.
« Quand tu as placé des rats sur le ventre de Sokolov et que tu l’as regardé souffrir, c’était du courage ? poursuivit Pau. Quand tu as détruit la bibliothèque de Qin Shi, quelle dose de courage t’a-t-il fallu pour ça ?
– Je me suis contenté de te servir fidèlement, déclara Tang.
– T’avais-je demandé de réduire en cendres ce musée à Anvers ? Un de nos frères est mort dans cet incendie. »
Tang ne dit rien.
« Et toi, ministre Ni, dit Pau. Il en faut du courage pour trancher le cou d’un vieil homme ?
– Pas beaucoup, ce devrait donc être facile pour moi.
– Tu te sous-estimes, dit Pau. Chez moi, tu as relevé le défi de ces tueurs. La situation n’est pas tellement différente de celle-ci, avec deux hommes qui s’affrontent. Tous les deux sont venus ici totalement ignorants de ce qui les attendait. Et pourtant ils sont venus. Voilà ce que j’appelle du courage. »
Cassiopée voyait que Cotton voulait attirer Viktor vers le brasero. Elle se demanda si elle devait intervenir, mais elle n’avait qu’une seule flèche à sa disposition. L’homme en robe qui gisait inconscient sur le sol derrière elle n’en avait pas d’autre.
Révéler sa présence maintenant serait contre-productif.
Ne pouvant tirer qu’une fois, elle devait être sûre de son coup.
Malone savait qu’il était tout près de la source de chaleur. Il entendit des charbons crépiter derrière lui tandis qu’il esquivait un autre coup de lance de la part de Viktor.
Il fallait bien choisir son moment, aussi il décrivit un grand arc avec sa lance, ce qui força Viktor à prendre le manche à deux mains pour riposter et bloquer le coup. À l’instant où Viktor resserrait sa prise et se préparait à frapper à son tour, Malone donna un coup du pied droit dans le support métallique, renversant le récipient en cuivre.
Des braises fumantes se répandirent sur le sol.
Surpris, Viktor battit en retraite.
Malone piqua une braise par terre du bout de sa lance.
Il l’envoya en direction de Viktor qui fit un pas de côté pour esquiver le projectile brûlant.
Puis Malone en piqua un autre et le jeta en direction des autres hommes.
Ni vit Malone jeter un charbon dans leur direction. La braise fumante passa au-dessus de la tête de Tang et disparut dans les étagères derrière lui. Des rouleaux de soie d’un casier partirent en fumée sous l’effet de la chaleur, les manuscrits se dissolvant littéralement devant ses yeux.