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BELGIQUE
Malone en avait appris suffisamment au cours de sa conversation téléphonique avec Stéphanie pour comprendre que Pau Wen avait manœuvré Cassiopée quelques jours auparavant et qu’il essayait de recommencer.
« Pourquoi voulez-vous aller en Chine ? demanda-t-il à Pau. On m’a dit que vous aviez fui le pays il y a plusieurs décennies.
– Et vous, qu’avez-vous à y faire ?
– Je suis votre agent de voyages. Celui qui peut réserver votre billet, au gré de mon humeur. »
Pau sourit.
« Il va y avoir une révolution. Peut-être même sanglante. En Chine, les changements de pouvoir se sont toujours accompagnés de morts et de destructions. Kwai Tang a l’intention de prendre le contrôle du gouvernement, peu importe comment.
– Pourquoi a-t-il besoin d’un échantillon de pétrole remontant à la nuit des temps ? demanda Cassiopée.
– Connaissez-vous le premier empereur de Chine, Qin Shi ? » demanda Pau.
Malone avait quelques notions à son sujet. Il avait vécu cent ans après Alexandre le Grand, deux cents ans avant le Christ et avait réuni sept royaumes en guerre pour former un empire, qui plus tard porterait son nom et s’appellerait Chine. Le premier à faire cela. Il fut aussi à l’origine d’une succession de dynasties qui régnèrent jusqu’au XXe siècle. Autocratique, cruel, mais aussi visionnaire.
« Puis-je vous lire quelque chose ? » demanda Pau.
Tous deux acquiescèrent. En fait, Malone était curieux de savoir ce que cet homme avait à dire et il était content de s’apercevoir que Cassiopée était de son avis.
Pau tapa deux fois dans ses mains, et un des jeunes hommes qui avaient observé l’incident à l’entrée apparut avec un plateau sur lequel était déposée une pile de feuilles de soie fragiles. Il plaça le plateau sur les genoux de Pau et se retira.
« Voici un exemplaire du Mémoires historiques ou Shiji, comme on l’appelle aujourd’hui. Il a été écrit pour couvrir toute l’histoire de l’humanité d’un point de vue chinois, jusqu’à la mort de l’auteur en 90 av. J.-C. C’est le premier travail d’archives connu en Chine.
– Et il se trouve que vous avez un original ? demanda Malone. Juste pour nous montrer.
– Comme je vous l’ai dit, je savais qu’elle reviendrait. »
Pau sourit. Cet homme était malin.
« L’auteur du Shiji était un grand historien de la dynastie Han, Sima Qian. On suppose qu’il avait consulté toutes les archives impériales et avait beaucoup voyagé, se documentant auprès des particuliers, des bibliothèques, et recueillant des souvenirs personnels. Malheureusement, Qian perdit les faveurs de l’empereur. Il fut châtré et emprisonné, mais lorsqu’on le relâcha, il retrouva son poste de secrétaire du palais et termina son œuvre.
– C’était un eunuque ? » demanda Malone.
Pau acquiesça.
« Et très influent. Ce manuscrit jouit encore à ce jour d’un immense prestige et d’une admiration universelle. Il reste la meilleure source existante sur l’histoire du premier empereur. Deux de ses cent trente chapitres concernent exclusivement Qin Shi.
– Écrits plus de cent ans après sa mort, dit Malone.
– Vous connaissez votre histoire. »
Malone se tapota la tête.
« J’ai la mémoire des détails.
– Vous avez raison. Il a été écrit longtemps après la mort du premier empereur. Mais c’est tout ce que nous avons. »
Pau montra la première feuille, qui était marron et tachée comme si on avait renversé du thé dessus. On distinguait des caractères pâlis, alignés en colonnes.
« Puis-je vous lire quelque chose ? » demanda Pau.
Et le premier empereur fut enterré au mont Li.
Dès son accession au trône, Qin Shi avait commencé l’excavation et la construction au mont Li, et quand il eut réuni entre ses mains la totalité de l’empire, il envoya plus de sept cent mille ouvriers sur le site.
Ils creusèrent sous trois sources souterraines et firent couler du bronze en fusion pour façonner le cercueil extérieur et fabriquer des copies des palais, des pavillons et des bureaux gouvernementaux avec lesquels la tombe fut remplie.
Et il y avait des outils merveilleux et des joyaux précieux et des objets rares apportés de loin. Des artisans reçurent l’ordre de concevoir des pièges à partir d’arbalètes pour que tout pilleur de tombes connaisse une mort subite.
Au moyen de vif-argent, ils reproduisirent les centaines de rivières du pays, le fleuve Jaune et le Yangtsé, et la vaste mer, ainsi que des machines pour maintenir les eaux en mouvement. Les constellations des cieux furent reproduites au-dessus ainsi que les régions sur la terre en dessous.
Des torches furent fabriquées à partir d’huile pour brûler longtemps. Des concubines n’ayant pas eu de fils se virent ordonner de suivre l’empereur dans la mort, et des artisans et des ouvriers, pas un seul ne fut autorisé à ressortir vivant.
On planta de la végétation pour que le site ressemble à une montagne.
« De tout temps, aucun dirigeant n’a jamais créé un mémorial de cette importance, dit Pau. Il y avait des jardins, des enclos, des grilles, des tours dans les angles et d’immenses palais. Jusqu’à une armée en terre cuite, avec des milliers de soldats qui montaient la garde, en formation de bataille, prêts à défendre le premier empereur. La circonférence totale du complexe mesure plus de douze kilomètres.
– Et pourquoi nous raconter tout ça ? s’impatienta Cassiopée. J’ai relevé votre allusion à des torches à base d’huile qui brûlaient longtemps.
– Ce monticule existe encore, à un kilomètre seulement du musée des Guerriers en terre cuite. Aujourd’hui, il ne mesure plus que cinquante mètres de haut. L’érosion en a fait disparaître la moitié, mais la tombe de Qin Shi est toujours à l’intérieur.
– Que le gouvernement chinois ne permet pas de fouiller, compléta Malone. J’ai lu les comptes rendus dans les journaux. Le site est plein de mercure. De vif-argent, comme vous l’avez appelé. On s’en est servi pour reproduire les rivières et les océans sur le sol de la tombe. Des analyses effectuées il y a plusieurs années ont confirmé de fortes teneurs en mercure dans le sol.
– C’est exact, il y a bien du mercure à cet endroit. Et c’est moi, il y a des décennies, qui ai rédigé le rapport qui a conduit à la décision de ne pas fouiller. »
Pau se leva et traversa la pièce jusqu’à un autre tableau sur soie représentant un homme corpulent revêtu d’une longue robe.
« Voici la seule représentation de Qin Shi qui nous est parvenue. Malheureusement, elle a été faite des siècles après sa mort, et son exactitude peut être mise en doute. Ce qui a survécu en revanche est la description qu’en a faite un de ses plus proches conseillers. Il a le nez proéminent d’un frelon et de grands yeux qui voient tout. Son torse ressemble à celui d’un rapace, et sa voix à celle d’un chacal. Il est impitoyable, avec un cœur de tigre ou de loup.
– En quoi cela peut-il nous aider ? » demanda Malone.
Une expression de satisfaction se répandit sur le visage âgé de Pau Wen.
« Je suis allé à l’intérieur de la tombe de Qin Shi. »